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 Michel Lequenne, Gérard Sender et Daniel Jacoby : Sur les problèmes intérieurs de la résistance algérienne

Rapport de Michel Lequenne, Gérard Sender et Daniel Jacoby paru dans le Bulletin d’information du Mouvement Uni de la Nouvelle Gauche, n° 7, 10 juillet 1957, p. 7-8

LORS d’un Conseil fédéral de la Seine, plusieurs camarades ayant exprimé des points de vue assez divergents sur les problèmes intérieurs de la résistance algérienne, une Commission de trois membres a été désignée pour présenter un rapport sur cette question. Ce rapport est soumis à la discussion des sections et fédérations.

Au troisième printemps de la guerre d’Algérie et près d’un an et demi après la miss en place du gouvernement Guy Mollet, les pronostics pessimistes sur la détérioration des relations des communautés française et musulmane d’Algérie sont réalisés et dépassés. Les ultra-colonialistes l’ont emporté en Algérie, ils font régner la terreur, non seulement sur la gauche européenne du pays, mais aussi sur les Libéraux et les Néo-Colonialistes. Le pouvoir réel n’est plus entre les mains du pro-Consul Lacoste, mais entre celles des généraux du type Massu. La guerre, toujours dite « pacification », est menée de façon terroriste. Le silence officiel dissimule qu’elle est terriblement coûteuse en hommes du contingent. Il semble bien que les gros colons aient réussi à détruire tout avenir de coopération franco-algérienne.

Dans ce pourrissement général, les réactions des organisations politiques sont ridiculement disproportionnées, laissant l’opinion publique s’égarer en dépit du mécontentement général. La S.F.I.O., mis à part quelques minoritaires très isolés, reste honteusement disciplinée. Le Parti Radical doit de ne pas voler en éclat à des compromis dans lesquels le mendésisme s’est dispersé. Le Parti Communiste, à demi-paralysé par les soubresauts de la crise de la bureaucratie soviétique, reste fondamentalement fixé sur la politique de détente et de main tendue aux Socialistes (qui la repoussent) – politique qui détermina le vote des pouvoirs spéciaux ; le P.C.F. n’accorde pas à la guerre d’Algérie la moitié de l’effort propagandiste de la lutte contre Speidel.

Avec la Nouvelle Gauche, seuls des intellectuels isolés et de petits groupes, particulièrement chrétiens, dénoncent énergiquement la guerre et ses implications politiques et sociales. Cela exige tout notre effort, d’autant plus qu’en dépit du sombre bilan des années écoulées, la situation algérienne n’offre pas d’autre issue que la négociation avec les mouvements nationalistes. Si nous le comprenons, notre effort sera politiquement payant.


La situation des mouvements nationalistes nécessite quelques mises au point. L’opposition entre le F.L.N. et le M.N.A. se traduit en luttes sanglantes qui achèvent de dérouter l’opinion et en particulier l’opinion ouvrière. Dès maintenant, il est nécessaire que nos militants aient des données de base du problème, des origines, de la composition et des programmes de chacun des deux mouvements.

L’origine du Mouvement Nationaliste Algérien peut se situer aux environs de 1926. A cette date, Messali Hadj fonde à Paris « L’Etoile Nord-Africaine », mouvement qui se prononce sans équivoque pour l’indépendance de l’Algérie, seul moyen de résoudre le problème de l’exploitation colonialiste. Créé dans l’orbite du Parti Communiste et affilié à l’Internationale Communiste, ce mouvement tend peu à peu à s’en dégager, rompant définitivement avec le P.C.F. quelques années après sa création, ce qui devait, par la suite, lui attirer l’hostilité des communistes français, Ce mouvement continua, le plus souvent dans la clandestinité, et sous divers noms : Parti du Peuple Algérien (P.P.A.), Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (M.T.L.D.).

Parallèlement à ce mouvement d’origine essentiellement prolétarienne, coexistait une autre formation politique d’origine intellectuelle et petite bourgeoise, animée par Ferhat Abbas : l’U.D.M.A. (Union Démocratique du Manifeste Algérien), qui, après s’être prononcée pour l’assimilation, mit à son programme, à partir de 1945, la République Algérienne. De 1945, date de l’écrasement du soulèvement de Sétif et de Guelma (30 à 40,000 morts, selon les estimations), jusqu’en 1954, début de l’insurrection générale, le M.T.L.D., sans aucun soutien des grands partis de gauche en France, fut pourchassé par tous les gouvernements de la République : emprisonnements, séquestrations arbitraires, tortures se sont multipliés déjà contre les militants du M.T.L.D. Cependant, ce mouvement est autorisé à présenter des candidats aux élections municipales et législatives ainsi que l’U.D.M.A. Malgré les élections truquées, le M.T.L.D. remporte un nombre important de sièges, sans commune mesure cependant avec la représentation qui aurait dû être la sienne. L’impossibilité de toute action légale et la répression devaient conduire le M,T.L.D. à une grave crise qui atteint son apogée courant 1954.

Deux tendances se dégagent. D’uns part, une majorité de membres du Comité Central, s’inspirant de l’exemple tunisien et marocain, tendent à déporter l’activité du parti vers des actions municipalistes, au prix d’un fléchissement opportuniste de la ligne du Parti ; d’autre part, la grande majorité des militants, groupés autour de Messali Hadi, en résidence surveillée à Niort, tiennent à préserver la pureté politique du mouvement et commencent à penser à l’action directe. Entrent en ligne de compte également les problèmes d’ordre intérieur et de structure du Parti – Les Centralistes reprochent à Messali Hadj son système de direction personnelle. Au Congrès de juillet 1954, la scission s’effectue. Peu de temps après, on apprend la création du C.R.U.A. (Comité Révolutionnaire d’Unité d’Action) composé de militants du M.T.L.D., organisation qui trouve un appui auprès du colonel Nasser. Le C.R.U.A. s’oppose à la fois aux Centralistes et aux militants du M.T.L.D. restés fidèles à Messali Hadj. Avant toute définition théorique, il déclenchera l’insurrection dans les Aurès. Ce dernier mouvement prend une grande ampleur qui amène les Centralistes, empêchés d’appliquer leur politique par la recrudescence de la répression, à se rallier à lui. A ce moment, le mouvement prend le nom de F.L.N. et rallie à lui l’U.D.M.A. et des éléments jusqu’ici partisans d’une collaboration avec la France, à savoir les Oulémas, de caractère religieux – des opportunistes et des administratifs (Farès, etc.).

Les militants du M.T.L.D., groupés autour de Messali, fondent bientôt le M.N.A. qui entre dans la lutte révolutionnaire et organise le combat dans les villes et les campagnes. En un an, l’insurrection gagne toute l’Algérie.

Si la base des deux mouvements est de même origine, paysanne et ouvrière, les cadres sont différents. L’encadrement du M.N.A., qui doit le plus au M.T.L.D., est essentiellement prolétarien ; celui du F.L.N. compte davantage d’intellectuels. La délégation du Caire du F.L.N. tend à donner à ce mouvement un certain visage ; il apparaît qu’elle ne représente qu’imparfaitement le mouvement de l’intérieur, lui-même d’ailleurs hétérogène, Ainsi, alors que le M.N.A. a une certaine homogénéité politique, le F.L.N., comme son nom l’indique, est un front rassemblant diverses tendances.

Ces deux mouvements restent dans le flou en ce qui concerne les conceptions de l’Etat futur algérien. Néanmoins, tous deux se prononcent contre l’ordre colonialiste ancien, pour l’indépendance et s’affirment révolutionnaires.

Par contre, ils s’opposent radicalement en ce qui concerne les méthodes de combat et la manière d’aborder le problème de la négociation. Pour les méthodes de combat, le M.N.A. se prononce contre le terrorisme aveugle. En ce qui concerne la manière d’aborder le problème de la négociation, le M.N.A. est partisan d’une Table Ronde, sans préalable, groupant tous les représentants du nationalisme algérien : M.N.A., F.L.N., représentants des diverses minorités du pays, représentants des colons et gouvernement français.

Cette Table Ronde aura pour objet de déterminer les conditions militaires et politiques du cessez-le-feu (modalités militaires, libération des détenus politiques, organisation d’élections réellement libres sous contrôle international).

Le F.L.N., après avoir été partisan d’un « cessez-le-feu », puis de négociations suivies d’élections, est maintenant contre toute élection, s’affirme le seul représentant du peuple algérien en lutte pour sa libération – à l’exclusion du M.N.A. – et invoque le préalable de la reconnaissance par la France de l’indépendance algérienne avant toute négociation.

Il est difficile de déterminer quelle est la représentativité de chacun de ces deux mouvements. En Algérie, la répression frappe à peu près également « Messalistes » et « Frontistes ». Ce problème est d’autant plus difficile à résoudre que les deux armées portent également le titre d’Armée de Libération Nationale et que les oppositions restent souvent incomprises à la base des deux mouvements.

Dans la Métropole, Ia M.N.A. est solidement implanté et semble majoritaire.

Il est de notre devoir de saluer les victimes de la répression colonialiste, quelles qu’elles soient, et sans considérer leur appartenance à l’un ou l’autre des mouvements. Mais nous constatons qu’à l’heure présente, ces deux mouvements se livrent à une lutte d’extermination contre laquelle nous devons nous élever du fait même qu’elle va à l’encontre des buts poursuivis par les mouvements nationalistes algériens et qu’elle freine le combat mené par notre organisation pour une solution pacifique du conflit. Nous devons condamner avec la même énergie, tous ceux qui, en France, exploitent une telle rivalité, quand ils ne l’exacerbent pas, à des fins politiques qui n’ont rien à voir avec l’intérêt du peuple algérien.

L’élan qui unit dans le combat les grandes masses algériennes dépasse les oppositions du F.L.N. et du M.N.A. ; c’est l’essor révolutionnaire d’un peuple avec tout ce qu’il comporte de bouleversements sociaux (émancipation des femmes, par exemple, ce qui en terre musulmane est plus remarquable que partout ailleurs), de promotion populaire, de créations originales. A tous ceux qui tirent argument de la division du mouvement populaire algérien pour nier la possibilité de toute solution d’indépendance, ou bien aggravent les difficultés de la révolution algérienne en spéculant sur sa division, nous devons répondre en montrant la profonde unité révolutionnaire des masses algériennes et la possibilité de négociation avec toutes les tendances du mouvement d’indépendance algérien.

LEQUENNE – SENDER – JACOBY.

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