Article de Mohammed Dib paru dans La Nouvelle Critique, 6e année, n° 54, avril 1954, p. 97-108
M. ETIEMBLE a publié dernièrement, dans la n.N.R.F., un essai inattendu sur quelques écrivains nord-africains, qu’il a intitulé « Barbarie ou Berbérie ? » (1).
J’aurais voulu répondre, sur les points qui me concernent d’abord, d’une manière moins confuse à Etiemble, mais je reste saisi devant, sinon ses intentions, du moins son propos, qui me paraît tortueux ! A la première lecture, on comprend tout de suite qu’il est contre. Mais contre quoi ? Il ne le dit nulle part, pourtant il est résolument « contre ». Contre tout, à ce qu’il m’a semblé de prime abord ; sans le dire tout en le laissant entendre, il est contre.
A certain moment, par exemple : « Mohamed Dib raille, déclare-t-il, ces instituteurs qui enseignent aux yaouleds, aux gamins, que la France pour eux est « la mère patrie ». Bien. Or, le voilà sur-le-champ, hardiment, qui conclut : « Si je l’entends bien, la mère patrie du petit Kabyle, ce serait plutôt l’Arabie Saoudite. » Mais pourquoi n’entend-il pas plutôt l’Algérie. C’aurait-il été trop simple? Pourtant je suis naïf au point de penser que l’Algérie est la patrie du petit Kabyle.
Qu’est-ce qu’il a, me suis-je demandé alors, contre un naturel attachement au sol qui vous a vu naître ?
Eh bien, Etiemble décrète : « Le yaouled n’a pas de patrie » (2). Notons en passant qu’il a, par délicatesse, pensé au terme de yaouled dont use une presse raciste pour désigner le petit Algérien.
Le yaouled n’a pas de patrie, mais Etiemble s’empresse de nous rassu-
rer : « A nous de lui en faire une. » Qui, nous ? On voudrait bien le savoir.
La corporation des critiques littéraires ? Ou bien seraient-ce les administrateurs des colonies ? Les colons ou bien les policiers ? Il eût fallu mieux éclairer ce point capital.
Et Etiemble d’expliquer : « Cette patrie, ne vous en déplaise, ne sera ni la France, en effet, ni l’Arabie, ni même la Russie. » Nous sommes d’accord là-dessus, mais que viennent faire ici l’Arabie et la Russie ? Sauf peut-être suggérer qu’Etiemble est contre l’Arabie et la Russie, cette fois.
Et puis, inopinément, il ajoute : « Je conviens toutefois avec Mohammed Dib (en sa page 23) que l’arabe n’obtient pas toujours en Afrique du Nord le rôle qui lui convient. » Sur ce, je me dis : il est assurément contre les méthodes obscurantistes qui ont banni la langue arabe de l’enseignement comme de la vie publique des Algériens.
Je déchante vite. Quelques lignes plus loin, Etiemble se répond : « Responsable de l’enseignement au Maghreb, j’imposerais à tous les Européens le bon usage au moins de l’arabe parlé, ou du parler berbère qui s’impose dans la région … » Et il poursuit : « Mais je me garderais de borner là mes prétentions et je m’occuperais d’accorder tout son dû à l’arabe littéral. » On ne souhaiterait qu’une chose : que cet enseignement de l’arabe fut étendu aux Musulmans aussi.
De sorte que je n’ai pas saisi le sens de la question qu’il pose ainsi : « Des deux langues de civilisation que lui offrent ses protecteurs successifs, pourquoi diable un petit Kabyle, un petit Juif, ne choisiraient-ils pas librement le français ? » Ou Etiemble a-t-il pris que je veuille interdire l’usage du français à qui que ce soit (j’écris dans cette langue) ? Pourquoi cette question hypocrite ? Pourquoi ? Tout simplement pour masquer un choix plus profond, lequel consiste à opter entre le monde concentrationnaire imposé par la colonisation et la liberté pour tous. A vrai dire, sous prétexte d’étudier les romans récemment parus de quelques écrivains nord-africains, Etiemble s’est donné pour tâche de défendre le point de vue du colonialiste. Et, par la même occasion, il a voulu instaurer une nouvelle terreur dans les lettres, parallèle à la terreur policière qui règne dans les trois pays d’Afrique du Nord. Voilà l’homme de lettres enfin promu au rang de gendarme. La civilisation « occidentale » se fait à coups de chasses aux sorcières et de listes noires. On est le Mac Carthy de qui on peut.
Lui, comme beaucoup d’historiens et clercs, réputés connaisseurs en passé et en culture, commence aussi par refaire l’Histoire, à sa façon, qui est de justifier la colonisation et aussi de lui fournir des « arguments ». Il a recours, après tant d’autres aussi, à la théorie providentielle qu’est le berbérisme.
Du berbérisme, ces érudits, en toute conscience, se sont servis ni plus ni moins que comme un instrument servant à semer les dissensions et la division au sein de la population d’un même pays. Le but visé est clair. La colonisation, qui ne croit pas pouvoir se prévaloir des bienfaits qu’elle dispense – vous savez, les terres arrachées à leurs propriétaires légitimes, la famine incitant chaque année des dizaines de milliers d’Algériens à vivre de la fameuse racine de telghouda, les années de prison distribuées avec largesse, les balles meurtrières distribuées avec non moins de générosité, et j’en passe … – a besoin d’une couverture morale. Le berbérisme est un de ces arguments moraux. C’est une manière de proclamer « l’intégrité » de l’élément berbère « face » à l’élément arabe.
Supposez que vous soyez Breton et que je sois, moi, Provençal. Un troisième homme arrive, un Germain qui, armé de sa science, déclare : « Qu’est-ce qu’un Breton a à voir avec un Provençal ? Absolument rien ! Mes livres, que voici, le prouvent avec abondance. » Pour plus de compréhension, vous supposerez encore que ce Germain se nomme Hitler, et qu’il sera mieux armé de canons que de science. Que dira-t-il ? « Toi, le Breton, mets-toi de ce côte ». Et, se tournant vers moi, je veux dire vers le Provençal, il ordonnera : « Eh, le Provençal, de l’autre côté ! » Le Breton et moi répondrons : « Mais, la France … »
« La France ? dira notre interlocuteur. Qu’est-ce que cette chimère, ce peuple qui n’existe pas encore ? »
La théorie du berbérisme est de cette eau-là. Il vous est loisible après cela de vous interroger sur la « science » qui engendre de telles thèses. A la base, vous constaterez qu’il existe une agression que ces hommes de haut-savoir sont appelés à convertir en mission morale.
Par quelle méthode y arrivent-ils ? Dans le cas présent, l’histoire de l’Algérie étant ignorée, d’une manière générale – j’entends la vraie, non celle que les colonialistes ont fabriquée – nos clercs se sentent aussi à l’aise dans le faux qu’un poisson dans l’eau. Par exemple, ils feront croire que les autochtones ne furent pas eux-mêmes à l’avant-garde de la rénovation amorcée par les Arabes en terre d’Afrique comme en Espagne ! Il y aura donc in aeternum des Kabyles d’un côté, et des Arabes de l’autre. Qui sont ces Arabes ? La question mérite d’être posée. Et qu’est-ce qu’on trouve parmi eux ? De tout, descendants de Berbères, de Grecs, de Latins, d’Espagnols, de Turcs et d’Arabes tout de même … Les indigènes d’Arabie, promptement assimilés, s’étaient fondus dans la population africaine dès la première époque. N’empêche que nos « historiens » soutiendront que ces Arabes sont et resteront des conquérants eux aussi ». Mais usant ainsi de grossiers artifices, c’est l’impérialisme français qu’ils ont en tête d’excuser.
Cependant, à travers le berbérisme, quel est l’objectif essentiel à atteindre ?
« Ce peuple algérien qui n’existe pas encore » (3) : voilà ce qu’Etiemble, avec les siens, veut faire admettre, au bout du compte.
En fait, Etiemble poursuit la conquête. Et c’est une vieille histoire …
Faisons un bond en arrière de quelque 12 siècles.
Des 710, le Maghreb se gouverne lui-même, par l’entremise de ses cheikhs berbères, avec les Idrissides, les Aghlabides, les Fatimides, puis les Zirides, les Almoravides et les Almohades.
L’antique Icosium (Tigzirt en berbère) est devenue Al-Djazaïr (Alger) dont El Bekri vante la beauté, le doux climat, le port important, les antiques monuments. Mais qui dirait que les Vandales eussent laissé aux Arabes quelque chose à détruire ?
Tunis, qui a résisté à Saint-Louis, commerce en paix et activement avec les armateurs de Pise, de Gênes, de Venise. Bougie, Tlemcen, trafiquent dans presque tous les ports de la Méditerranée. Ténès prospère.
Cette trêve de paix et de prospérité doit être rompue. Cette sécurité des personnes, cette liberté des transactions, cette politique d’alliances commerciales stipulées dans les traités passés au Moyen-Age entre Etats chrétiens et princes africains, ce sont les féodaux chrétiens qui ne peuvent s’en accommoder longtemps. Restée par mépris de toute activité roturière en dehors des profits commerciaux, la caste seigneuriale cherche le moyen de s’enrichir. Elle reprend son ancienne activité : le brigandage. Mais cette fois sur mer. Les chevaliers chrétiens créent alors la course. Ils se lancent à l’abordage des bateaux marchands musulmans. Malte devient de bonne heure le centre d’expéditions de certains Gênois fameux, « voire de seigneurs de France », nous confient les chroniques de Froissard.
Le pape les invitant à s’abriter sous ses bannières, la chasse au butin est baptisée chasse au mécréant. On continue les croisades et on s’assure des moyens d’existence.
La reconquête de l’Espagne par la chrétienté féodale n’est elle-même qu’une opération d’arrière-garde menée par la chevalerie de la course et par le pape sur les confins vulnérables d’un empire trop vaste, et non une manifestation d’origine nationale. Elle est d’ailleurs suivie de l’expulsion massive ou de l’exode volontaire d’éléments ethniques qui avaient souche en terre espagnole. L’entreprise consistait à s’accaparer simplement les richesses de l’ordre des marchands. Le pape en fut tour à tour l’inspirateur et le principal recéleur ; mais le grand profiteur en sera l’Empereur des Espagnes.
Sa réussite provoque presque instantanément la fondation de la République d’Alger, en même temps qu’à l’autre bout de la Méditerranée celle de l’Etat turc.
La lutte qui va jaillir du contact de ces puissances ennemies, la République d’Alger et l’Espagne, touchera d’ailleurs la France. Elle ouvrira la voie à cette extraordinaire entente cordiale franco-algérienne assortie d’alliances qui se perpétuera depuis lors jusqu’à la Révolution française, en dépit de quelques avatars.
Pendant que la nuit de la barbarie féodale et l’horreur de l’Inquisition s’étendent de nouveau sur la péninsule ibérique, Alger vient de recevoir l’immense renfort des Maures de cette Espagne qui était leur patrie et qu’ils avaient dotée d’une civilisation sans exemple en Europe alors.
Les nouveaux monarques d’Espagne, par la vertu de la finance papale, s’acharnent dans leur mission d’ennemis du progrès. Les exploits des Pedro Navarro, Cardinal Ximenes et autres Diego de Vera, émules des conquistadores exterminateurs des Indiens d’Amérique, montrent la voie à suivre à la féodalité et bientôt aux monarchies européennes.
Si elle veut donc éviter la mort, la République d’Alger doit riposter par une « course » à elle. C’est ce que font les marchands algérois, non sans un certain succès. Leurs flottes s’arment rapidement et courent sus à l’ennemi. Leur organisation de commerce menacée, et en légitime défense, se transforme en une organisation militaire, en un machine de guerre bientôt redoutable, qui obtient sur ses adversaires la supériorité, mais qui reste au service du progrès, de la liberté des échanges. La preuve en est que ceux qui se déclarent amis se voient sur le champ ouvrir le privilège du commerce avec l’Islam.
Depuis, ce peuple existe si peu, qu’il voit son amitié et son aide matérielle en ces termes appréciées en la personne du Dey Hassan, par Vallière, représentant de la France à Alger, qui écrit le 30 janvier 1793 (10 pluviose, an II) au ministre de la Marine, Deforgues : « Ce prêt, les bonnes dispositions du Dey, le service essentiel qu’il travaille à nous rendre, l’intérêt qu’il prend à la République sont des titres sacrés à notre attachement et à notre reconnaissance que tu sauras faire apprécier, citoyen Ministre de la République … »
La tête de Louis XVI était tombée 8 jours auparavant. Le prêt dont il est fait mention dans cette lettre est de 50.000 piastres (250.000 francs-or de l’époque) que Hassan consent « de la meilleure grâce du monde » à Valliere pour solder ses premiers achats à Bône et Constantine « de blés, cires, cuirs, étoffes de laine et toute espèce de comestibles ». L’intimité va en grandissant entre la naissante République française et la vieille Régence d’Alger, intimité qui ne tarde pas à susciter des jalousies et des réactions hostiles. Celles-ci viennent en particulier de l’Angleterre, l’ennemie jurée des Jacobins, qui ne cessera de comploter pour rompre les liens qui s’établissent entre les deux pays riverains. Vallière, dans sa lettre précédemment citée, indique que « le Consul d’Angleterre a prié ce souverain (le Dey) de ne nous fournir aucun secours. Mais le Dey lui a répondu en homme maître de son pays et fidèle à ses amis ».
Une longue missive du Dey corrobore l’assertion du Consul Vallière. « Les agents des puissances belligérantes qui résident auprès de nous, y est-il dit, se couvrant du voile de l’amitié, ne cessent de nous presser et de nous solliciter de profiter de vos embarras présents pour rompre les traités sacrés qui nous unissent à la Nation française et pour lui déclarer la guerre. »
D’aucuns ont voulu voir dans cet exemple de fidélité, calculs, intimidations, roublardise. A la vérité, si l’intérêt avait habité le cœur du Dey Hassan, il eût trouvé matière à contentement bien mieux auprès des solliciteurs belligérants qu’auprès du jeune gouvernement affamé, sans sou ni maille, à qui il faut faire non seulement crédit, mais accorder encore des avances en espèces. Si la rupture n’a pas lieu, ce n’est pas la faute non plus de zélés coblenzards qui consomment leur trahison en s’associant, auprès de Hassan, aux manœuvres des Anglais. Tel ce Montlosier, encore émigré en 1799 qui, plus tard, ne trouvera pas mieux à faire que de supplier Napoléon d’« effacer cette honte (l’Algérie) des nations civilisées ».
Néanmoins Pitt, le second, ne veut pas se tenir pour battu. Le ministre anglais projette un complot permanent contre la France révolutionnaire. La République reçoit de l’aide aussi de la lointaine Amérique, autre jeune république qui paie ainsi à la France sa dette de reconnaissance contractée envers les volontaires de La Fayette. Il faut à Pitt arrêter les convois de ravitaillement américains destinés à la France. Il conçoit donc le dessein de lancer les corsaires algériens dans l’Atlantique.
Mais il y a un obstacle. Le détroit de Gibraltar est fermé à la Régence par le Portugal, qui est en guerre avec elle. Le consul anglais à Alger reçoit alors l’ordre de Pitt de négocier la paix entre les deux belligérants, quitte à y mettre le prix, quel qu’il soit. Le Portugal se laisse séduire. Le Dey est enchanté. Mais, coup de théâtre, celui-ci conclue un traité d’alliance avec les Etats-Unis. De ce fait les réïs, loin de gêner, protègent dorénavant la navigation américaine. Pitt en est pour ses frais, en raison de la fidèle amitié du Dey pour la République française.
On peut le dire : si la Révolution française est parvenue à nourrir le peuple et l’armée, ce fut notamment et deux fois grâce aux Algériens, au même moment que les fermiers-généraux affamaient la France.
En voila déjà trop, pourrait on penser, pour un peuple « qui n’existe pas encore ». Etiemble a besoin de combler ses lacunes. Il en saurait davantage encore dans La Correspondance des Deys d’Alger avec la cour de France de 1579 à 1833, qui parut chez Alcan en 1889, pour le premier centenaire de la Révolution. Mais de ce recueil, à vrai dire, peu d’historiens font état. Aucun ne l’a analysé. Car, depuis, l’esprit colonialiste a étouffé la recherche libre, jeté un voile de mensonge et d’oubli sur la vérité historique, au préjudice des intérêts séculaires et de la nation française et de l’Algérie.
Plus tard, « les Algériens ont résisté fièrement à la conquête française … » (4), dira Ch .- A. Julien, par ailleurs partisan d’une sorte de colonisation rénovée – ou mieux, « éclairée ». Abd El Kader à lui seul a tenu en échec durant 15 ans les armées d’agression. Par quel miracle y est-il parvenu ? On le laisse deviner à Etiemble.
Rien de plus significatif, de nos jours, dans l’attitude d’un homme, rien de plus révélateur de ses véritables pensées, assurément, que sa position vis-à-vis de la Révolution. Que des historiens passent entièrement sous silence les rapports qu’entretinrent la Régence d’Alger et la République française sous la Révolution, c’est dans l’ordre – dans cet ordre qui fait en 1953 le gouvernement de M. Laniel ordonner les fusillades de la place de la Nation. Dans cet ordre où une certaine culture en décomposition ne peut être sauvée que par des massacres, où, à la limite, elle devient elle-même une arme de répression.
Aussi bien, la position que l’on adopte de nos jours à l’égard de la Révolution se traduit-elle par une position déterminée à l’égard du principe national. On ne saurait avoir de respect et d’admiration pour la grande Révolution, considérer la pensée révolutionnaire comme une source de développement et de libération des connaissances humaines, et rejeter aujourd’hui la légitimité de l’indépendance nationale et de la souveraineté nationale. Mais, pour Etiemble, tout ceci, c’est des histoires de yaouled.
Selon Etiemble, en effet, nous nous racontons des histoires. La colonisation ? Bon, il veut bien employer ce mot-là, mais c’est pour faire plaisir et « puisque colonisation il paraît qu’il y a » (5). Car pour lui, c’est une histoire de loup-garou, cette colonisation, et il ne s’y laisse pas prendre.
Pourtant colonisation et colonialisme il y a … jusque dans la tête – et l’essai – d’Etiemble.
C’est remarquable de voir un clerc adonné aux spéculations désintéressées, un mandarin passionné de littérature et d’érudition, distribuant la sagesse sous le porche de la plus détachée des revues, révéler subitement une âme d’administrateur des colonies lorsqu’il entreprend la critique de quelques romans nord-africains, – dont les auteurs, des « indigènes », sont traités à part selon une saine pratique qui s’appelle la ségrégation. Par une méthode éprouvée sinon probante, il octroie des sourires et sa haute protection à l’un, tandis qu’à l’autre il adresse menaces et intimidations enrobées dans une phraséologie onctueuse. Sans en avoir l’air, il se comporte en bon défenseur de la souveraineté coloniale. Il y aura les bons et il y aura les mauvais. Suivant qu’on veuille se montrer serviteur loyal ou forte tête, il promet à l’un d’être publié, lu, traduit, et dispute à l’autre le droit d’écrire en français. Subtilement il suggère même que celui-ci ne devrait être ni publié ni lu. (Vous ne croyez pas si bien faire, M. l’Humaniste, en évoquant Mac Carthy). Par la même occasion, il entreprend, grossièrement, de dresser ces jeunes auteurs l’un contre l’autre ; pour cela, il n’éprouve aucun scrupule à faire appel aux chauvinismes locaux, à ériger les préjuges raciaux en valeurs spirituelles. Et, là-dessus, il a le front de venir parler de mission civilisatrice (celle qu’assume sans doute les Borgeaud, la Cie Algérienne, la Sté des Hamendas et de la Petite Kabylie). Rien n’y manque, pas même le couplet rituel sur l’amitié – « Nous sommes les vrais amis de l’indigène », disent aussi les administrateurs des communes-mixtes et les colons. En fin de compte, Etiemble réunit dans le même mépris tout le monde, les bons aussi bien que les mauvais.
Il y a gros à parier qu’il jouerait à l’étonné si ces lignes lui tombaient sous les yeux. N’a-t-il pas remarqué lui-même la « cupidité des prépondérants », le « sadisme » des policiers ? On peut lire aussi par exemple sous sa plume : « La Mitidja, les terres à blé du Constantinois, les vergers, les vignobles d’un peu partout, nourriraient aisément tout le peuple algérien : il suffirait qu’on le voulût » (6). Mais dira-t-il comment On est décidé à le vouloir ? Il s’en garde bien. Comme a peu de frais, il se donne des airs de libéral ! Pourtant tout le problème est là. Tenez, voici une petite histoire entre cent qui illustre la manière dont On est disposé à vouloir que le peuple algérien mange à sa faim. C’est arrivé il y a quelques semaines. M. Jean-Marie Aupècle possède un millier d’hectares de vigne à Bourkika. Il est aussi le maire du village. Il devait commencer les vendanges un lundi. Mais s’apercevant que les raisins n’étaient pas bien mûrs, il a fait reculer la date des vendanges. Or les ouvriers qui ont été amenés par lui, et ceux arrivés seuls, alléchés par ses rabatteurs, étaient Là. Lui, en bon paternaliste, a décidé d’employer une cinquantaine d’entre eux, en attendant. Seulement ils étaient des centaines. Comment les choisir ? M. Aupècle n’a pas été embarrassé pour autant. Il a jeté les outils, sécateurs pour coupeurs et bidons pour porteurs, un à un, dans le tas d’ouvriers. Celui qui, dans la mêlée, a décroché un outil de travail a été embauché …
A bien comprendre Etiemble, ceux qui parlent de ces choses-là sont ceux qui ont tort. Se donnant des allures de dilettante, parsemant son discours de considérations sur la sémantique, les religions et l’Histoire, Etiemble ne fait à vrai dire que reprendre les alibis traditionnels du colonialisme derrière lesquels l’avidité, le pillage, le mépris se retranchent.
Il se sent à l’aise, par exemple, pour citer l’œuvre éducative entreprise dans le pays : « Cartable au dos, serviette au bras, tous ces marmots du menu peuple qui reviennent de leur école ou qui s’y rendent sagement, avouerai-je que voilà mon image de la casbah, ma surprise de la casbah », s’exclame-t-il, satisfait et réjoui, débordant d’un attendrissement quasi paternel. En effet, il y a de quoi être satisfait, et bien de quoi se réjouir. Mais serait-il en peine de citer quelques chiffres ? Les statistiques, ce n’est pas son affaire. Allons, ces chiffres les voici : sur 1 million 526.000 petits musulmans d’Algérie, 183.850 ont accès aux écoles ! L’hygiène ? Voila un pays de 9 millions d’habitants : combien de médecins y trouve-t-on ? 1.481 en tout et pour tout, c’est-à-dire 1 médecin pour quelque 60.000 habitants : et je vous laisse imaginer la répartition réelle des soins entre la population européenne et la population musulmane. Ce n’est pas tout : ici, sur 114.320 personnes décédées, on constate 56.684 de moins de 4 ans.
Voyons à présent ce que coûte au peuple algérien cette parodie de scolarisation et d’hygiène : 1 million 438.000 hectares des meilleures terres (groupées entre les mains de 1.500 latifondiaires), toute la production minière (contrôlée par 3 banques : Rothschild, Mirabaud, Union des Mines).
C’est payé un peu cher, M. Etiemble, ne trouvez-vous pas ? Il y en a qui connaissent la question : « La colonisation n’a pas été un acte de civilisation, c’est un acte de force intéressé. Les peuples qui recherchent des colonies ne conquièrent que pour leur profit et convoitent dans ces colonies des débouchés commerciaux. » (Albert Sarraut.)
Et je ne vous dirai pas les conditions de vie de « tous ces marmots du menu peuple » qui suscitent l’attendrissement d’Etiemble ; cependant on saura que leurs pères, frères, oncles, etc. se sont vus accorder par des tribunaux de répression, en 1951, 7 siècles et 70 ans de prison, plus 35 millions d’amendes. L’année 1953 n’est pas encore close ; on vous en présentera le bilan. Ces marmots ont vu 45.000 des leurs assassinés, le 8 mai 1945, dans « les terres à blé du Constantinois ». Et depuis, bon an mal an, une dizaine de tués laissent tomber dans les petits cœurs leur poids sombre.
La réalité, c’est que l’impérialisme, se manifestant comme une opération de banditisme, a étouffé et ruiné les cultures nationales dans les pays qu’il a réduits en colonies, comme il a plongé leur population dans la misère la plus inhumaine.
Nous avons néanmoins contracté une dette de reconnaissance, non pas envers les amis d’Etiemble, mais envers la classe ouvrière française dont les luttes, dirigées par sa glorieuse et puissante avant-garde, le Parti communiste français, portent sans répit des coups décisifs à la bourgeoisie impérialiste, exploiteuse et avide de profits, et, partant, à l’édifice chancelant du colonialisme. Grâce, aussi, à la solidarité efficace que les travailleurs et les progressistes français manifestent en chaque occasion envers les mouvements nationaux en lutte dans les colonies, les Algériens peuvent envisager l’avenir avec confiance et espoir : à cet égard, le symbole d’Henri Martin restera à jamais vivant dans notre cœur. Notre peuple a parfaitement compris qu’il a trouvé un précieux ami et un allié sûr dans la classe ouvrière française.
Mais notre reconnaissance lui est due à un autre titre. C’est elle, de nos jours, qui renouvelle et enrichit la tradition et le patrimoine, dont elle est devenue la gardienne authentique, des intelligences qui font rayonner le nom de la France d’un éclat singulier : Descartes, Molière, les Encyclopédistes, les républicains de la Déclaration des Droits de l’Homme … Ce sont les acquisitions faites par nos jeunes intellectuels auprès de ces grands esprits – liberté d’expression, exercice de l’esprit critique, indépendance de la pensée – qu’Etiemble justement récuse. Et cela va ensemble : ce qu’il s’efforce de combattre tout au long de sa chronique, c’est la notion d’une littérature algérienne typique, puisqu’il faut convenir que le plus grand nombre d’œuvres récentes ont vu le jour en Algérie. Si cette intention n’avait pas été présente à son esprit, il ne se serait pas donné tant de mal pour démontrer contre l’évidence que le peuple algérien n’existe pas. Etiemble était chargé d’opposer un démenti officiel à cette expression liée puissamment au sol qui lui a donné naissance, à ces livres qui commencent à refléter les aspirations algériennes. Pourtant il est obligé malgré lui de reconnaître : « … on souhaiterait que bien des « écrivains » nés dans la métropole allassent à l’école des conteurs maghrébins : à défaut d’une langue (au sens où l’on dit : la langue de Molière ou de Diderot), qui leur fait jusqu’ici défaut, ou qu’ils dédaignent, tout à leur fait, ces maghrébins leur signaleraient que, si l’on veut écrire, il faut d’abord avoir quelque chose à communiquer. Point d’apoèmes par là-bas, ni d’aprose, ni d’ultra-lettres, ni de « poèmes à délire », ni de « langage éclaté ». Plutôt pèche-t-on par souci de se faire entendre : Barbarie ou Berbérie ? Barbarie ou Berbérie ? semblent-ils demander, tous autant qu’ils sont. L’écho répond Berbérie » (7).
Cette constatation, il n’aurait certainement pas pu la faire si ces écrivains, y compris ceux qu’il ignore dans son article, je veux dire les écrivains d’origine européenne, n’avaient pas senti la nécessité impérieuse de porter témoignage sur le phénomène algérien. Que ce témoignage soit divers parce qu’il rend compte d’une réalité elle-même complexe, qu’il soit parfois, et même souvent, encombré d’une littérature confuse et détestable, défaut de jeunesse, qu’il soit, dans le pire, des cas, inconscient et nébuleux, il ne reflète pas moins la réalité vivante qu’est l’Algérie. Au point où l’on s’est demande, et se demande encore, devant ce faisceau convergent de désirs identiques de parler de leur pays chez ces écrivains, Européens ou Musulmans, si l’on n’assiste pas à l’épanouissement d’une « école » nord-africaine des lettres. Aussi, dernièrement, un hebdomadaire littéraire posait la question devant ses lecteurs (8). Question à laquelle les auteurs intéressés, presque tous des Algériens, ont répondu par la négative en ce qui concerne l’« école » : « Une école littéraire suppose une doctrine, une philosophie, etc … communes. Lorsque la seule chose commune à des écrivains est le lieu de naissance, c’est bien insuffisant pour parler d’école », a déclaré Emmanuel Roblès à son interviewer, exprimant ainsi le sentiment général, tandis qu’ils se sont montrés d’un commun avis pour convenir que « ce qui existe de fait, c’est une littérature d’inspiration nord-africaine, la plupart du temps née en Algérie, dépassant le cadre de la simple littérature régionale » (Jacques Robichon). On retrouve chez tous, c’est net, cette même envie plus ou moins clairement perçue, plus ou moins clairement exprimée, de saisir ce que nous appelions tantôt le phénomène algérien et qui n’est à vrai dire que la réalité vivante de la nation. Notion qui prend seulement forme, évidemment, mais qui est présente chez tous. C’est de cette poussée-là que sont nés tant de livres chez nous, ces derniers temps, qui n’ont pas laissé le public indifférent. La signification n’en est nullement d’ordre formaliste et ne se dévoile qu’à travers les relations que les œuvres en question entretiennent avec la conscience nationale, même si la nation tend encore vers sa formation, même si ces relations restent encore lâches.
Mais l’insuffisance de ces positions, malgré le progrès qu’elles marquent par rapport aux « apoèmes », « ultra-lettres » et « langage éclaté », est indéniable. Maints auteurs se disant algériens restent pourtant indifférents au sort de leur pays. Peut-être ne sont-ils pas complètements coupés de la réalité nationale, mais ils en sont loin, bien souvent.
Il convient ici de s’attarder justement un peu sur cet aspect du problème et de prendre garde au malentendu qu’une généralisation abusive risquerait de cautionner. Ces œuvres, qui ont pour auteurs des Algériens, disons-le tout net, n’ont pas toutes une portée nationale, tant s’en faut ! Puisant leur substance dans la terre algérienne sans doute, nombre d’entre elles ne nous demeurent pas moins étrangères. Nous n’y retrouvons pas notre peuple, elles ne nous parlent ni de ses élans, ni de ses souffrances, ni de ses luttes héroïques contre l’oppression ; en un mot, nous ne nous y reconnaissons pas, parce qu’elles ne sont pas jaillies des sources vives de ce sol. L’Algérie n’est là, somme toute, que comme un décor. De tels livres, donc, ne reflètent qu’en surface et inauthentiquement – quand ils ne s’en détournent pas tout à fait – l’image ardente, riche, suprêmement vivante et fondamentale qu’offre la vie chez nous. Quelques écrivains ont compris et senti cela profondément, ils s’essaient à traduire ces aspirations où l’avenir de l’Algérie s’inscrit. Mais combien d’autres se maintiennent en marge de ce mouvement, combien ignorent la cause nationale et combien éludent des problèmes qui préoccupent pourtant chaque Algérien ! Il n’est pas étonnant dans ces conditions que ceux-ci deviennent quelquefois des instruments, sinon complaisants, du moins inconscients, entre les mains de la colonisation, qui n’en demande pas plus pour commencer. Bref, un décor ne suffit pas à faire une œuvre nationale. On a vu la colonisation encourager par toutes sortes de promesses la naissance d’œuvres d’« inspiration algérienne », mais anti-nationales.
Notre peuple pense et se pose des questions. Il est facile, à ce sujet, de constater de sa part une désaffection générale pour un écrivain que la colonisation et son administration, sa presse, ses services de publicité montent en épingle. Celui-là est rejeté, méprisé, ignoré. Serait-ce la vocation de certains que d’écrire pour quelques fonctionnaires bornés, quelques amateurs de littérature touristique, une intelligentzia raciste et réactionnaire, dont la prétention et l’inculture sont de proportions égales, c’est-à-dire hors de proportion ? Triste vocation, alors que tout notre peuple est là aux écoutes, disposé à soutenir de son affection et de son enthousiasme généreux les écrivains qui sont près de son cœur. Et si ceux-ci sont poursuivis par des chiens de garde styles, que leur importe ! ils iront toujours la tête haute.
Ainsi, sous peine de tomber et de s’enliser dans un esthétisme vain, nos écrivains devraient s’imprégner de la vie qu’ils ont pour tâche de peindre. Connaître et aimer notre peuple, telle est la voie royale qui leur ouvrira les plus belles perspectives. Réfléchir à l’inhumaine horreur du colonialisme, à son cortège de haines, d’abus et de brutalités honteuses, les conduira à s’insérer dans le gigantesque combat que livre tout notre pays pour se débarrasser de cette abjection. Et, contribuant par leurs écrits à détruire les préjugés, ils prépareront le terrain à plus grande compréhension mutuelle.
Aussi, à l’heure où, plus que jamais, il faut que cet effort soit accru, pourquoi voyons-nous apparaître ces clercs, dont Etiemble représente le type ? Il est évident qu’ils essaient d’alimenter un esprit de division et de diversion déjà très répandu. La compréhension ne saurait se manifester que dans la mesure où nos problèmes seront posés dans la plus grande, la plus entière clarté, et il y a beaucoup à attendre sur ce plan des écrivains, à qui l’honnêteté intellectuelle jointe à la sympathie (sans quoi il n’est pas de vrais auteurs) commande la recherche passionnée d’une vérité qui ignorerait les groupes d’intérêt. Il apparaît alors nettement que le rôle d’un homme comme Etiemble est de troubler les esprits : accumulant des arguments empreints de la mauvaise foi la plus manifeste, filtrant un dosage savant de mépris et de flagornerie, multipliant dérobades, tours de passe-passe, demi-mensonges et demi-vérités, maniant l’outrage avec une feinte inconscience, il ne fait que remplir cet emploi grave et dangereux qui sert, en fin de compte, une propagande colonialiste. Parce que la « culture » dont se prévaut Etiemble admet et incorpore dans ses catégories le colonialisme, elle ne saurait être elle-même libre et libératrice.
Mohammed DIB.
(1) La nouvelle N.R.F., nos 9, 10 et 11.
(2) A ce propos, il serait intéressant de méditer la note de service confidentielle du Directeur de l’Instruction publique au Maroc transmise aux Inspecteurs de l’Enseignement primaire musulman, note qu’a reproduite La Nouvelle Critique (juil. – août 1953) et dont voici un extrait :
« Il est clair que les livres de lecture édités en France pour des élèves français ne conviennent pas à nos élèves marocains. Ils leur parlent de choses inconnues. Ils font appel à des sentiments qui peuvent rester sans résonnance chez les petits Marocains, parce qu’ils sont présentés d’une manière inaccessible pour eux. Ils peuvent être même dangereux dans la mesure où, cherchant à exalter le patriotisme français, par exemple, ils conduisent les jeunes Marocains à des sentiments nationalistes. »
(3) La nouvelle N.R.F., n° 9, p. 517.
(4) L’Afrique du Nord en marche, p. 289.
(5) La nouvelle N.R.F., n° 10, p. 708-9.
(6) La nouvelle N.R.F., n° 10, p. 706.
(7) La nouvelle N.R.F., n° 9, p. 522.
(8) Les Nouvelles Littéraires, nos des 15 et 22 oct. 1953.