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Pierre Morain condamné

Dossier paru dans Le Libertaire, n° spécial [août 1955], p. 1 et 2

VINGT-CINQ accusés passaient en jugement le vendredi 29 Juillet, devant le tribunal correctionnel de Lille. Il s’agissait de vingt-quatre travailleurs algériens et d’un travailleur français : Pierre MORAIN.

Le verdict a été le suivant : Pierre MORAIN, ainsi que trois travailleurs algériens ont été condamnés à 5 mois chacun de prison fermes. Les autres travailleurs algériens ont reçu des peines allant de 4 mois à 1 mois de prison ferme.

Un fait est certain : LA BOURGEOISIE A PU FRAPPER DES MILITANTS OUVRIERS. POURQUOI ?

Parce que la solidarité ouvrière indispensable ne s’est pas manifestée. L’annonce du procès avait été soigneusement cachée par toute la presse (ouvrière comprise), si bien que les travailleurs du Nord sont restés dans l’ignorance totale de ce qui se préparait, et n’ont par conséquent pas pu manifester leur appui aux inculpés et faire reculer la justice de classe, la justice bourgeoise. C’est ainsi QUE POUR LA PREMIERE FOIS DEPUIS LA LIBERATION, UN MILITANT OUVRIER FRANÇAIS, PIERRE MORAIN, A ETE CONDAMNE A 5 MOIS DE PRISON, UNIQUEMENT POUR DELIT D’OPINION, pour le fait d’être un MILITANT COMMUNISTE LIBERTAIRE, DE DEFENDRE ET DE PROPAGER LE PROGRAMME ET L’IDEOLOGIE COMMUNISTES LIBERTAIRES !

Et les travailleurs algériens ont été condamnés sur une base identique : ils sont en prison parce qu’ils étaient connus comme militants du M.T.L.D. avant le 5 novembre 1954, date à laquelle ce parti a été interdit par l’état bourgeois.

Les juges fascistes du tribunal correctionnel de LILLE sont abrutis par leur sectarisme réactionnaire et montrent leur volonté de reprendre en France les méthodes de Mac Carthy. MAIS QU’ILS FASSENT ATTENTION, eux et leurs semblables qui s’apprêtent à frapper les militants révolutionnaires à travers toute la FRANCE : ils se mordront bientôt les doigts !

Des centaines de milliers de travailleurs ne sont pas morts et n’ont pas tout sacrifié pendant la Résistance, en luttant contre le nazisme, pour que soient liquidées par les avortons fascistes les conquêtes ouvrières de la liberté politique et de la liberté de la presse.

La condamnation de Pierre MORAIN n’est en réalité que le signal d’alarme qui fera prendre conscience du danger à des milliers de travailleurs.

Dès aujourd’hui, la meilleure façon de lutter efficacement contre l’arbitraire de la justice de classe, c’est d’organiser la protestation contre la condamnation de Morain et de ses camarades algériens. C’est d’EXIGER que Pierre MORAIN et ses camarades soient immédiatement remis en LIBERTE et le jugement fasciste de LILLE, CASSE !

En dernier lieu, remercions les avocats, Mes Dechézelles et Morthy et en particulier Me Valroger, qui ont montré leur solidarité à Pierre Morain.

Tous !

· Solidarité pécuniaire pour une grande campagne de protestation (C.C.P. R. Joulin 5561-76 Paris).

· Solidarité active par les inscriptions, les collages d’affiches, les distributions de tracts, les organisations de meetings.

· Solidarité en ADHERANT à la F. C. L., le Parti révolutionnaire.

LIB


Le procès de Lille : Impressions d’audience

– « Le Tribunal : debout ! »

Ces « messieurs » entrent gravement. Drapés dans leurs robes noires, ils se prennent au sérieux. Ils sont conscients de leur importance, jusque dans l’ampleur de leur volume ! Méprisant, leur regard méprisable balaye le public. Brusquement, ils baissent la tête dans leurs noirs dossiers, ils n’ont pu soutenir la flamme révolutionnaire qui brille dans les yeux des 25 inculpés.

L’appel des accusés commence. Le juge et ses assesseurs, parlent à voix basse comme s’ils avaient honte. On entend très mal de la tribune du public, mais malgré le visible effort qu’ils font pour se contenir, on sent un rictus haineux dans le ton de leurs voix.

– « Vous là-bas, le Barbu : levez- vous ! »

. . L’inique comédie de la justice bourgeoise est commencée. Les sourires ironiques des prévenus dénient toute autorité à ces valets du capitalisme colonisateur.

Pierre Morain parle d’une voix calme et posée. Solidaire de tous ses coinculpés, il parle au nom de la Fédération Communiste Libertaire, il parle au nom de tous les exploités. Je regarde les mains du président, ces mains blanches qui ne sont pas des mains de travailleur ; elles tremblent …

Les colons tremblent, le régime tremble, et c’est la raison d’être de ce procès au cours duquel le Président lira plusieurs articles du Libertaire.

Tout au long de l’audience, on sentira que les débats n’ont pas d’importance, que la sentence est préparée d’avance.

Il y a un interprète arabe, mais les détenus sont de langue kabyle. Le président refusera l’assistance d’un interprète kabyle.

Je prends des notes, un inspecteur en civil essaye de lire par-dessus mon épaule. Ils sont une dizaine d’inspecteurs et quelques mouchards disséminés dans le public.

Un Algérien revenant sur de soi-disant aveux dira : « J’ai dit cela, parce que la police a tapé. Oui, monsieur le Président, elle a tapé, comme cela, dans les jambes ».

Les flics de service se regroupent menaçants, ils portent de longues matraques d’un modèle peu courant.

Un autre Algérien boîte. A-t-il été battu ? Il ne dira rien ; une vengeance de la police est toujours à craindre.

Après cela, le Président essayant de démontrer que les milliers d’Algériens qui ont manifesté à Lille le 1er mai, n’ont manifesté que parce que leurs chefs les y obligeaient, aura le culot de dire qu’il comprend que le témoin n’ose pas maintenir sa déposition par peur d’une punition de ses compatriotes !

Et l’ignoble chantage continue.

On exhibe des photos. Un avocat fera remarquer que ces photos sont floues, les personnages méconnaissables, et qu’ayant été prises avant ou après la manifestation, elles ne prouvent rien. Le juge tend les photos aux assesseurs. Ceux-ci les regardent à peine : « Oui, oui, c’est bien lui, il n’y a pas à se tromper! »

Et l’on passe au suivant …

– « Vous appartenez à une famille de terroristes. » .

Il n’y a pas à discuter, les rapports de la police algérienne sont des preuves indiscutables.

– « Le Caïd a donné de mauvais renseignements sur vous. »

– « Monsieur le Président, le Caïd veut se venger, il m’a pris 10.000 francs pour faire un papier pour mes enfants. »

Le tribunal n’écoute pas : « Au suivant ! »

– « On vous a vu transporter un Algérien dans votre voiture le jour de la manifestation, donc vous êtes complice. » Il allait avec son cousin voir son fils malade à l’hôpital. Il est condamné, il laisse six enfants en bas âge.

– « Vous avez, il y a quelques années, appartenu au M. T. L. D., … vous avez rendu visite à Niort à Messali, … on a trouvé « Le Libertaire » chez vous … » Rien de cela n’est interdit, mais le tribunal se moque bien de la légalité ! …

L’accusé proteste. Alors le racisme du président se donne libre cours : Je parle ! Tenez-vous à votre place ! Je dirigerai la conversation comme il me plaira ! C’est moi le maître ici ! Vous répondrez uniquement à mes questions et seulement quand je le voudrai ! Pourquoi pas, tant qu’il y est : Vous apporterez seulement les réponses qui me conviendront et que la police vous soufflera !

D’autres algériens seront condamnés sur l’appréciation professionnelle et morale de leurs patrons : Vous êtes un fainéant, à l’usine on vous appelle « La flemme ! » Vous étiez au piquet de grève en 51 aux établissements Crouzot à Roubaix !

Et voici le réquisitoire. Le procureur apparaît comme un fasciste, ses opinions politiques sont d’ailleurs bien connues. Il fait l’éloge de la police algérienne, de l’œuvre de Liautey, etc. Pour lui la révolution algérienne n’est pas le résultat de la misère et de l’injustice mais l’œuvre de quelques meneurs qui terrorisent toute la population : Vous jugerez en fonction de ce qui se passe en Algérie, vous frapperez impitoyablement les chefs, ceux qui sont à la tête, ceux qui ayant le courage d’organiser ont également le courage de se cacher. (Pourtant le procureur a démontré précédemment que les accusés étaient les chefs, parce qu’ils étaient en tête du cortège ! Où est alors cette lâcheté des chefs ?) Vous frapperez impitoyablement pour que ceux qui les suivent aient le sentiment de notre part d’une protection et non d’un abandon ! Admettons la malhonnêteté non prouvée du Caïd, cela me permet d’ouvrir une parenthèse sur l’état qui règnerait en Algérie en cas d’indépendance ! (Est-ce que les Caïds ne sont pas protégés par le Gouvernement français, monsieur le Procureur ?)

Le Procureur s’acharne particulièrement contre Morain. Dans sa hargne contre lui, voulant prouver qu’il n’est pas Français, il ira jusqu’à sous-entendre que les Algériens ne sont pas Français ! « Il est assez curieux de trouver parmi eux, un homme envers qui l’on se sent gêné de donner le qualificatif de Français ! » Aveu de taille, devant un tribunal ! Aux termes de la loi, ce Procureur devrait être condamné comme séparatiste en vertu de l’article 80 !

Le Procureur affirme aussi qu’il s’agit d’un procès politique, que c’est le délit d’opinion qui est reproché, que la liberté de la presse et la liberté de pensée doivent être condamnées. « Le passé de droit commun n’a rien à voir (évidemment tous les prévenus ont une vie exemplaire et un casier judiciaire vierge !), vous jugerez en fonction du passé politique des inculpés. »

Pour terminer, le Procureur demande la peine maximum pour Morain et les Algériens qu’il appelle des « chefs ».

Après plaidoiries et une suspension d’audience, le verdict est rendu. Le procès n’a pas duré plus de trois heures, soit en moyenne 7 minutes par personne!

Quatre travailleurs, notre camarade Pierre Morain en tête, sont condamnés à cinq mois fermes de prison, les autres peines variant de quatre à un mois. Trois prévenus sont relaxés.

Dans l’énoncé du verdict, le Président trouvera encore moyen de manifester sa haine :

« Faites entrer Morain, et l’équipe … », dira-t-il.

A la sortie, des Algériens viennent serrer la main aux reporters du Libertaire. La police nous disperse brutalement.

Ils n’empêcheront pas nos camarades condamnés de crier avec Pierre Morain des grilles de la voiture cellulaire, ni la foule de répondre :

« Salut, Camarades ! »

Paul DUPAS.


Motion de la Nouvelle Gauche

LES militants de la Section du XVº de la Nouvelle Gauche, réunis en Assemblée générale, protestent unanimement contre la condamnation du militant ouvrier anticolonialiste Pierre MORAIN.

Ce camarade a été condamné à cinq mois de prison ferme. Il est le premier militant ouvrier français condamné pour son action anticolonialiste depuis les événements d’Algérie.

Pierre Morain, arrêté le 23 juin, a été incarcéré à la prison de Loos-les-Lille (Nord), le tribunal a obtenu dans les délais les plus rapides une condamnation qu’il a voulue exemplaire selon les propres paroles du Procureur.

Sur quoi repose la condamnation ? En principe Pierre Morain est accusé de reconstitution de ligue dissoute (M.T.L.D.).

En fait il a été condamné pour ses opinions politiques, l’accusation ayant été incapable d’apporter la moindre preuve de reconstitution de ligue dissoute.

Ce qu’on reproche à Pierre Morain et ce pourquoi on l’a condamné, c’est d’avoir protesté dans Le Libertaire contre l’interdiction du défilé nord-africain du 1er mai à Lille, contre les brutalités policières et de s’être employé à rendre effective la solidarité des travailleurs français vis-à-vis de leurs camarades algériens en lutte contre le colonialisme.

A travers la condamnation de Pierre Morain, la justice de classe a frappé la liberté d’opinion et dans son ensemble la presse démocratique.

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