Article de Claude Lérins paru dans Le Libertaire, n° 281, 14 septembre 1951, p. 3
Nos régimes contemporains sont tous des régimes arbitraires, soit en acte, soit en puissance. Car tous admettent qu’il existe dans la société une volonté dont le droit de commander ne saurait être ni réglé, ni limité, que cette volonté fait loi et qu’il n’y a de loi que cette volonté, ce qui est la définition même de l’arbitraire : « Sit pro ratione voluntas » (1).
Bertrand de JOUVENEL (Fédération, page 462.)
DEPUIS que les conceptions anarchistes ont pris corps, depuis qu’elles se sont dégagées du combat social lui-même, les militants anarchistes ne sont jamais désintéressés des luttes populaires, en apparence nationales, mais permettant de promouvoir la Révolution Libertaire, ou d’en créer les bases. Bakounine, à propos de la Révolution de 1793, Voline, au sujet de l’épopée makhnoviste, Camillo Berneri, au cours de la révolution espagnole, avec eux tous nos penseurs et militants, ont fait ressortir la nécessité pour les révolutionnaires d’orienter les luttes populaires en y participant. Féconder le combat populaire par la pensée révolutionnaire fut et doit demeurer une de nos tactiques essentielles. Pourquoi , en conséquence, n’aurions-nous pas appliqué ce principe d’action au combat que mènent en ce moment les peuples colonises pour leur libération du colonialisme ?
Nous avons dénoncé tous les prétextes derrière lesquels s’embusquent les colonialistes : « Ces gens-là n’ont pas de besoins », a-t-on dit, pour justifier les bas salaires imposés aux indigènes. Nous avons démontré que les peuples colonisés avaient des besoins pressants. « Ils ne sont pas travailleurs », a-t-on ajouté. Nous avons prouvé qu’ « ils » travaillaient plus et mieux que leurs exploiteurs. A l’argument : « Ils ne savent pas se gouverner eux-mêmes », nous avons rétorqué : « Et vous-mêmes, savez-vous organiser la saine gestion de votre propre pays ? » Quant au prétexte : « Si nous les laissons faire, ils nous mettront dehors, l’étranger prendra notre place », le misérable exemple du règne d’un Bao-Daï fournissait une réplique de la même qualité que la question. Que restait-il donc, en fin de compte, pour justifier un colonialisme assassin que nous ne sommes certes pas seuls à combattre ? (2)
Il ne restait rien ! Rien d’avouable, tout au moins. Rien qui puisse se justifier aux yeux mêmes de l’hypocrite morale bourgeoise. Mais alors, pourquoi le fait colonial devient-il universel ?
Un Claude Bourdet, coupable d’indéfendables agissements à l’égard de la Fédération Anarchiste, est lui-même contraint de reconnaître, dans le dernier numéro des « Temps Modernes », que « des phénomènes de même nature (que la colonisation) se déroulent dans d’autres relations internationales et constituent une sorte d’extension du Fait Colonial ». Incriminant l’hégémonie soviétique des pays satellites de l’Est, dénonçant, de même, la suprématie américaine sur l’occident basée sur une puissance militaire toujours menaçante, Claude Bourdet commet cependant une « erreur » : des lors qu’il met en relief l’analogie de ces situations avec l’état de fait colonial, Bourdet se rend coupable d’un grave abus de langage, d’une importante escroquerie à la logique. C. Bourdet veut ignorer l’importance de la notion d’impérialisme, notion dépendante de celle d’étatisme !
Le colonialisme, pour nous, est un effet-signe de l’impérialisme qui est lui-même un corollaire du Pouvoir d’Etat, un attribut parmi d’autres. Bourdet dirait-il de l’Etat qu’il « colonise » les contribuables ? Bien sûr, combattre le colonialisme, c’est combattre l’impérialisme, mais ne faut-il pas, alors, combattre l’étatisme pour abattre l’impérialisme ? Assurément, si l’on veut être logique, à condition surtout de se vouloir révolutionnaire. Ce qui n’est que l’intention du Bourdet. On voit, cependant, l’importance de la distinction qu’il ne faut pas manquer d’introduire. Comment se traduit-elle dans les faits ?
Admettre que la lutte anti-impérialiste et anti-étatiste est complémentaire de la lutte anticolonialiste conduit, immédiatement, à réaliser qu’une émancipation coloniale basée sur l’étatisme est vide de contenu sérieux. C’est affirmer aussi que le combat des travailleurs français contre l’Etat-patron renforce l’efficacité du combat des travailleurs de l’Union Française contre l’Etat-colonialiste. C’est, finalement, établir que l’émancipation des peuples coloniaux ne doit pas s’accomplir par l’avènement d’un Etat national, lui-même obligatoirement impérialiste, sinon « en acte », du moins « en puissance ». Est-ce à dire que nous devons nous détourner des peuples colonisés qui, en toute bonne foi, espèrent accéder au bien-être, à la paix et à la liberté par la voie d’un Etat national, ceci sous l’influence de dirigeants sinon intéressés, du moins peu clairvoyants ?
Lors même que telle serait notre volonté, il nous serait impossible de laisser les peuples colonisés à leur terrible sort. Notre propre combat contre l’étatisme sert automatiquement leur cause. Conscients de ce fait, et pour de multiples raisons, les Anarchistes ont entrepris dans toute « l’Union française » de participer activement aux luttes populaires afin de permettre la création des bases de la Révolution Libertaire en ces pays : irréductiblement opposes à la répression colonialiste, contempteurs des superprofits des requins du commerce, ennemis résolus de la bureaucratie de l’Administration, adversaires permanents du militantisme meurtrier, haïssant les infâmies de toute flicaille, les Anarchistes mènent au sein des peuples colonisés, au côté de tous les hommes de bonne volonté, le vrai combat.
La position anarchiste est claire : soutien des luttes menées par les peuples coloniaux contre les puissances impérialistes, mais soutien critique dans le sens de la réalisation des structures libertaires. Ainsi, à côté des programmes variés, parfois opposés, des divers partis « nationalistes », le Mouvement Anarchiste apporte le sien, le seul clair, le seul qui réponde au fond des problèmes. Il ne nous est donc pas permis de choisir entre le Vieux-Destour, le Néo-Destour, entre Ferhat Abbas ou Messali Hadj, entre l’Istiqlal et les autres partis indigènes : le Mouvement Anarchiste n’est pas avec les partis, il est avec le peuple, exprimant ses aspirations véritables, qui dépassent, quelles que soient les apparences, la simple « Libération nationale » ! Le peuple français, les travailleurs français, n’attendaient-ils que le départ des nazis, en 1944 ? Le peuple hindou ne voulait-il pas autre chose que l’impuissance de Nehru ? Le peuple d’Espagne veut-il seulement chasser Franco ?
Nos objectifs propres demeurent explicites. Seul un combat quotidien, humble et persévérant, peut prouver notre bonne foi et ouvrir l’esprit des peuples quant à la valeur de nos intentions, quant au réalisme de nos solutions. C’est pourquoi nous luttons.
CLAUDE LERINS.
N. B. – La position anarchiste et les problèmes nationaux, voir : Michel Bakounine (La Révolution Sociale ou la Dictature militaire, p. 84 à 88) ; Voline (Révolution inconnue, p. 520-521) ; Camillo Berneri (Guerre de classes, p. 9 et 10).
(1) Que la volonté tienne lieu de raison (N.D.L.R.).
(2) Cf. « Monde Ouvrier » (2e quinzaine d’août).