Article de Kateb Yacine paru dans Droit et Liberté, n° 164 (268), mai 1957, p. 3 et 7
C’EST une juive berbère, la Kahena, qui est à l’origine de l’Algérie, au même titre que Jugurtha, Abdelkader et Mokrani, héros de la légende et précurseurs de la libération.
La Kahena n’est pas pour nous un personnage historique, vivant seulement dans les livres. N’importe quel Algérien analphabète sait que la Kahena, juive luttant contre les Arabes avant de comprendre la nécessité de leur pénétration pacifique en Afrique du Nord, appartient à notre patrimoine commun.
Bien entendu, il y a des fanatiques de part et d’autre. Mais les Algériens de confession israélite souffrent du régime colonial, raciste par définition, malgré les apparents traitements de faveur (décret Crémieux) et les tentatives pour les dresser contre leurs frères opprimes. Les rabbins de Constantine et d’Oran, notamment, n’ont pas hésité à user de leur autorité morale pour condamner le zèle contre-terroriste de certains juifs mercenaires, qui ne représentent strictement rien. N’y a-t-il pas des juifs antisémites ?
A l’heure actuelle, en Algérie, nombreux sont les juifs qui paient de la prison, de la torture ou de la mort leur appartenance sans réserve à un peuple martyrisé.
Je ne citerai, pour mémoire, que les frères Timsit, récemment impliqués dans l’affaire des médecins d’Alger, et qui ont proclamé devant le tribunal l’activité patriotique pour laquelle ils purgent actuellement de lourdes peines.
DEPUIS des siècles, les juifs d’Afrique du Nord parlent notre langue, vivent notre vie, chantent nos chants de deuil ou de victoire, sont profondément attachés à nous par les liens les plus subtils. Certes, ils ont aussi des sympathies pour Israël et certains s’y fixent ; d’autres, après un bref séjour, retournent en Afrique du Nord. Il faudrait être stupide pour les accuser de double jeu. En réalité, ils sont déchirés par le conflit israélo-arabe, et leur instabilité, leur inquiétude sont des signes du profond bouleversement qui s’opère en eux, en font les agents les plus précieux de nos rapports avec un peuple qui rompra tôt ou tard ses liens avec ses faux protecteurs, pour revenir à une solidarité naturelle avec les opprimés. Les peuples arabes et les Berbères d’Afrique du Nord sont les plus proches du peuple d’Israël. La Palestine judéo-arabe et tout le bassin méditerranéen ont toujours été le théâtre d’une réelle coexistence troublée par les intrusions « stratégiques », les intrigues de dirigeants incapables de rompre avec les préjugés et les mirages.
A défaut d’une longue analyse, qui dépasserait le cadre d’un article et qui reste à faire, il est bon de dégager les grands principes :
– Le conflit israélo-arabe n’est pas le fait des peuples, mais des Etats, lesquels Etats ne font que refléter la politique des grandes puissances, dans une région du monde où les blocs et les sphères d’influence de type belliciste s’écroulent sous la poussée des mouvements nationaux.
– La question nationale est arrivée à sa phase aigüe et le sionisme, tout comme le nationalisme, représentent le degré de fermentation extrême, alimenté de part et d’autre par le chauvinisme racial et religieux, entretenu par les puissances étrangères qui s’affrontent indirectement, et faussent les rapports de peuple à peuple.
Ni sur le plan politique ni sur le plan économique, la situation actuelle n’est durable. L’asphyxie, l’inaction et l’angoisse de la guerre doivent cesser d’empoisonner une région vitale pour l’avenir du monde et de la civilisation.
– Les dirigeants d’Israël comme ceux des Etats arabes, sont dépassés par les événements, engagés dans la surenchère et condamnés par leur propre démagogie à piétiner sur les sables mouvants d’une crise dont ils ne perçoivent plus ni les causes, ni les effets. Ils ont créé une situation absurde qui les empêche aussi bien de se battre que de faire la paix. Mais les dirigeants passent seuls, les peuples demeurent.
– La pression des peuples et de l’opinion universelle éclairée peut venir à bout des intrigues et des marchandages. Elle peut faire échouer les projets d’agression. Mieux encore, elle doit maintenant poser la question de la paix et de la coopération.
– Le conflit de Palestine doit être réglé sur une base démocratique, en faisant appel aux forces vives (organisations de jeunesse, syndicats, milieux intellectuels, presse indépendante, etc … ), non seulement pour un débat judéo-arabe, mais pour un vaste mouvement d’opinion dans le monde entier. Ainsi l’obstruction des cercles dirigeants serait soumise à une pression soutenue et les adversaires pourraient sortir de l’isolement où ils sont maintenus.
– Les juifs et les Arabes, depuis des millénaires, sont des frères. La tradition religieuse elle-même, prise dans un sens large et humain, en fait une seule engeance issue d’Abraham, rapprochée et confondue dans toutes les régions ou la coexistence s’est imposée, particulièrement en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Seule la religion, génératrice de sionisme et de nationalisme, peut nous séparer. C’est pourquoi une conception plus large s’impose pour rétablir nos rapports sur une base nouvelle, en faisant confiance à la jeunesse plutôt qu’aux vieilles générations en proie aux préjugés de race ou de confession.
L’avenir exige, répétons-le, une conception plus large, basée sur la confiance, la coopération, la paix, plutôt que sur les idées de persécution, de revanche ou de suprématie.
Il sera impossible d’avancer si les juifs et les Arabes, ouvertement ou non, continuent de penser que la Palestine appartient aux uns ou aux autres. La Palestine est judéo-arabe. Il faut constituer un Etat arabe, intimement lié à l’Etat d’Israël, tout en respectant les originalités de part et d’autre.
IL ne m’appartient pas ici d’aborder les questions de frontière. Mais je suis certain que le seul principe juste est de consacrer politiquement l’existence d’une Palestine judéo-arabe. Les réfugiés, rentrés dans leurs pays, s’ajouteraient à l’importante collectivité arabe actuellement sous juridiction israélienne. Juifs et Arabes constitueraient alors deux Etats indépendants mais étroitement liés, et en fait leur population serait d’un nombre à peu près égal. Ils constitueraient, unis, un chaînon essentiel pour unir le bassin méditerranéen au monde arabo-asiatique.
Ainsi, le fameux vide politique du Proche et Moyen-Orient pourrait être comblé. Une politique de développement économique et d’échanges fructueux, avec l’Est comme avec l’Ouest, changerait la face du monde, de Casablanca à Téhéran !
Pour peu que les projets de désarmement et de reconversion économique finissent par détendre les rapports entre les grandes puissances, les efforts pour l’amitié judéo-arabe n’auront pas été vains.
Pour ma part, ma conviction est chaque jour renforcée par celle de tous les juifs algériens qui proclament leur attachement inconditionnel à la terre qui les a vu naître, à qui ils appartiennent et qui leur appartient.