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Israël et la gauche

Débat dirigé par Jean-Claude Kerbourc’h avec Claude Lanzmann, Olivier Revault d’Allonnes, Maxime Rodinson et Pierre Vidal-Naquet, paru dans Combat, 22 juin 1967

Un débat dirigé par J.-Claude Kerbourc’h et la participation de
Olivier Revault d’Allonnes
Claude Lanzmann
Maxime Rodinson
Pierre Vidal-Naquet


Le conflit israélo-arabe a enfoncé un coin dans la gauche française, au risque de la faire éclater. Les communistes ont défendu les Arabes, les fédérés ont soutenu Israël. L’unité toute neuve n’a pas résisté à la première crise internationale depuis les élections présidentielles. Il est vrai que cette cassure n’est pas nouvelle et il n’y a aucune raison pour qu’elle ne se reproduise pas à la prochaine occasion. Il convenait pour les uns d’attaquer sans nuances « l’impérialisme américain ». Il s’agissait pour les autres de démontrer que l’expédition de 1956 n’était pas aussi sotte qu’on l’a dit, et, corollairement, de faire un discret appel du pied aux modérés.

Ce n’est pas notre rôle, ici, d’analyser, dans le détail les motivations qui ont guidé le choix de la gauche communiste d’une part, et de la gauche non communiste d’autre part. Qu’il nous soit permis seulement de remarquer que les considérations tactiques n’ont pas toujours été étrangères à des prises de position aussi catégoriques, et donc irréalistes au regard de la situation internationale réelle. Dans cette optique, Israéliens et Arabes sont devenus les instruments d’un jeu politique spécifiquement français qui ne les concernait pas.

Par ailleurs, dans l’ensemble de l’opinion, Israéliens et Arabes ont été les victimes d’un véritable « transfert » psychanalytique. On les a chargés d’amertumes refoulées, de remords rentrés, voire, dans certains cas, de multiples fantasmes raciaux.

En somme, on est passé collectivement d’une situation réelle, concrète, précise, à une situation mythique et proprement fantasmagorique qui a ouvert les vannes à un débordement de passions.

Ces remous n’ont pas épargné les hommes que l’on a coutume d’appeler « intellectuels de gauche » et qui, jusqu’à présent, n’avaient jamais connu de profonde discorde.

C’est entre quatre de ces hommes-là que nous avons tenu à faire un débat, parce qu’il nous a semblé qu’au moins leurs divisions ne faisaient pas intervenir les désirs fantasmatiques d’une reconquête colonialiste par Etat interposé, ni surtout des pulsions racistes qui, si elles ont cette fois généralement épargné les Juifs, se sont dirigés souvent brutalement et vulgairement contre les Arabes.

Il s’agit donc d’hommes qui, d’une part, sont éloignés des combinaisons de l’échiquier politique français, et qui, d’autre part, sont à la fois des amis – ils l’ont prouvé en maintes occasions – d’ « Israël » et d’ « Ismaël ». Et puis, s’ils sont déchirés, ils n’entendent nullement faire supporter le poids de leurs propres contradictions à l’un ou à l’autre des peuples en conflit.

C’est en effet, quoi qu’il advienne, aux réalités du Moyen-Orient qu’il faudra revenir et à elles seules. On nous dit que ces réalités sont par nature comme voilées et rendues opaques par tout un contexte affectif, et il est vrai que lorsqu’il s’agit d’Israël, la raison est souvent prise aux pièges d’une sensibilité particulière.

Aussi bien le débat que l’on pourra lire ci-dessous n’échappe-t-il pas lui-même à cette dimension affective. Mais du moins celle-ci n’est-elle pas déviée, ni « utilisée » à des fins étrangères au conflit qui vient d’avoir lieu. Tout au plus souligne-t-elle la complexité extrême – parce que trop humaine – de problèmes qu’il faudra bien, pourtant, un jour, patiemment, et si possible lucidement, dénouer.


Jean-Claude Kerbourc’h :

La guerre israélo-arabe a suscité dans l’opinion des remous profonds. Les partis de gauche se sont – parfois vivement – opposés, et à l’intérieur même de ce que l’on peut appeler l’intelligentsia de gauche qui, jusqu’à présent n’avait connu aucune division, des opinions divergentes se sont manifestées. M. Olivier Revault d’Allonnes, vous qui avez été l’initiateur de l’Appel des Intellectuels pour la solution négociée du conflit, voulez-vous nous dire quelques mots sur la nature des débats qui viennent d’avoir lieu au sein de la gauche ?

Olivier Revault d’Allonnes :

Eh bien, notre initiative qui remonte au 28 et au 29 mai a été déclenchée principalement par les analyses de la gauche communiste française. Ces analyses assimilaient brutalement Israël au fer de lance de l’impérialisme américain au Moyen-Orient, et assimilaient d’une manière tout aussi sommaire, tout aussi massive, le régime égyptien et le régime syrien actuel à des régimes progressistes, socialistes et par conséquent internationalistes et pacifistes. Dans cette optique, je voudrais rappeler, comme nous le faisons dans la première phrase du texte que Vidal-Naquet et moi avons lancé, que nous sommes des intellectuels français qui croient avoir montré qu’ils étaient des amis des peuples du tiers-monde, c’est-à-dire que nous nous sommes toujours trouvés sur les positions, non seulement du Vietnam lors de la première guerre colonialiste française, mais aussi sur celle du peuple algérien en lutte pour sa libération. Par ailleurs, nous luttons par tous les moyens contre l’impérialisme américain dans l’actuelle agression américaine au Vietnam, il s’agit donc d’un texte de gauche, qui émane de gens qui parlent en tant que gens de gauche. Il s’est produit ensuite des promiscuités politiques désagréables et je pense qu’il s’en est produit dans les tendances de la gauche française mais enfin on n’est pas toujours responsable des gens avec lesquels on se trouve. Donc, notre position en tant que gens de gauche, en tant qu’intellectuels français ayant toujours les positions du tiers-monde, était de dire que nous d’admettions pas comme allant de soi, l’identification d’Israël avec les agresseurs américains d’une part, et l’identification des pays arabes avec le camp socialiste et pacifiste d’autre part. La première chose que nous voulions dire était qu’il nous paraissait absolument inadmissible d’où que vienne cette proclamation ou cette menace, que l’existence d’un Etat, son existence physique, soit mise en cause. Et malgré la tension, malgré la noirceur de l’horizon à l’époque, nous pensions qu’il pouvait être dit deux choses : d’une part que la sécurité et la souveraineté d’Israël nous semblent être le point de départ d’une paix négociée, et d’autre part que cette paix doit être assurée non pas par des négociations entre les grandes puissances, ce qui serait une forme mondiale de retour à une sorte de colonialisme des nantis contre les pauvres, mais que cette paix doit être construite par les Etats souverains c’est-à-dire par Israël, et les différents Etats arabes qui ont leur mot à dire dans cette partie du Moyen-Orient. Voilà quelle était l’intention de ce texte.

Maxime Rodinson :

Votre exposé a bien situé le problème et il montre effectivement, je crois, la gravité de l’erreur où vous êtes tombés. Vous dites, ce qui d’ailleurs était très compréhensible dès le départ, que votre initiative a été déclenchée par l’attitude de la gauche communiste, et pour parler plus précisément, par un article d’Yves Moreau.

Il y a là une erreur d’appréciation très grave sur l’état de l’opinion publique en France et vous avez été influencés par l’attitude sioniste qui ne peut pas supporter la moindre réserve sur ses positions. Il était évident que l’attitude du Parti Communiste et la forme sous laquelle l’exprimait Yves Moreau, comme la forme en général sous laquelle s’exprime toujours le Parti Communiste, était une version brutale, qui visiblement aurait peu d’influence sur l’ensemble de la gauche française et qui serait contrée, même de l’intérieur, par l’opinion d’une bonne partie de la base du Parti Communiste. Pourquoi cela ? Parce que comme l’a montré d’une façon éclatante la suite des événements, et c’est ce que vous avez sous-estimé, l’opinion publique française est modelée depuis des années et des années dans un sens éminemment favorable à Israël. Qu’Yves Moreau exprime certaines idées sous une forme d’un schématisme affligeant, cela ne pouvait pas changer l’opinion publique française en profondeur. Vous êtes victimes d’une illusion d’intellectuels de gauche ou d’intellectuels tout court. Il est bien évident par exemple, pour prendre un exemple parmi des millier, que si les Français admettent fort bien qu’on leur présente de nombreux films célébrant la guerre de 1948 du côté israélien, ils s’opposeraient violemment à ce qu’on leur montre la même guerre du côté arabe. L’article d’Yves Moreau vous a ému parce que vous aves craint qu’il ne paraisse refléter l’ensemble de l’opinion de gauche, ce qui me paraît tout à fait mythique.

Mais je crois qu’il y a une erreur plus fondamentale sur le nœud du problème. Je lis dans le rapport explicatif de votre manifeste :

« Nous ne pensons pas que soit progressiste et internationaliste le refus constant opposé aux propositions israéliennes permanentes et sans préalable, de négociations sur les problèmes en suspens. »

C’est ne pas comprendre que le fait même pour les Arabes de reconnaître formellement l’existence d’Israël est déjà une concession majeure, puisque ce serait admettre une conquête qui leur a été imposée. Je ne dis pas qu’ils n’y arriveront pas, et pour ma part je souhaite ardemment qu’ils y arrivent un jour, puisque ce serait une des manières que tout cela finisse dans la paix, mais enfin, ce n’est pas moi, mais eux qu’il faut convaincre de la nécessité de cette concession. Et pour cela, il me semble que la bonne méthode n’est pas de commencer par leur dire : vous refusez cette concession majeure au départ, donc vous êtes des salauds et vous n’êtes ni progressistes ni internationalistes.

Claude Lanzmann :

Je trouve un peu étonnante votre attitude à propos de l’article d’Yves Moreau. Si cet article avait été écrit par le colonel Thomazo par exemple, j’aurais haussé les épaules. Je n’aurais même pas pensé à le stigmatiser. Si je l’ai fait, c’est qu’il s’agit d’un journal communiste, et que je vote communiste depuis que j’ai l’âge d’homme. Dans cette mesure, je me suis senti très directement concerné par l’article d’Yves Moreau. Vous dites que cet article était d’un schématisme affligeant. Mais il était pire que cela encore : il était franchement antisémite. Je trouve grave que M. Yves Moreau ait pu terminer son article en écrivant qu’Israël, c’est la banque Rothschild. Or, Israël, c’est tout de même autre chose que la banque Rothschild. Vous dites qu’Yves Moreau avait peu d’influence, qu’il était contré de l’intérieur. Personnellement, je ne méprise pas les communistes autant que vous semblez le faire. Ce que l’on écrit dans l’Humanité n’est jamais sans importance pour moi.

Bon. Vous dites ensuite que l’opinion publique française a toujours été modelée dans un sens favorable à Israël par les Sionistes et du même coup on voit tout ce qu’il y a dans votre pensée. Vous imaginez une grande conspiration sioniste, vous imaginez que les Sionistes tiennent la presse, la radio, etc.

Eh bien, il me semble qu’il y a là une ingénuité antisémite assez vive. Je vous réponds en vous posant une question : pourquoi à votre avis l’opinion publique française a-t-elle pu se laisser modeler à ce point-là dans un sens favorable à Israël ? N’est-ce pas pour des raisons moins superficielles que celles que vous imaginez ?

Pierre Vidal-Naquet :

Je voudrais revenir sur cet appel puisqu’il a été notre point de départ. Olivier Revault d’Allonnes a donné toutes les raisons majeures qui sont à son origine. Il y en a une autre qu’il a exprimé lui-même et qui est une question de morale politique élémentaire. Il a dit ceci :

« Tous nos ennemis politiques parlent d’extermination, mais la réciproque est vraie : tous ceux qui parlent d’extermination sont nos ennemis politiques. »

Or, c’est un fait que les Arabes ont parlé d’extermination. Aujourd’hui on dit volontiers qu’il s’agit « d’emphase méditerranéenne ». J’avoue que je n’aime pas beaucoup cette expression « d’emphase méditerranéenne ». Elle ne me paraît pas correspondre à la volonté clairement exprimée, me semble-t-il de massacrer à peu près tout ce qui existait en Israël, volonté qui s’est exprimée dans les propos de Choukeiri, lequel est tout de même un personnage officiel. J’entends bien qu’il a été désavoué et peut-être s’est-il désavoué lui-même, mais enfin cet homme ne peut pas décemment être qualifié d’irresponsable. Cela dit, je voudrais maintenant orienter la discussion dans d’autres directions. Cet appel ayant eu lieu, est-ce que l’on peut dire que les événements lui ont donné raison ? Je crois que l’on peut discuter sur un point : Israël a déclenché la guerre, mais peut-on pour autant le considérer comme l’agresseur ?

Cela dit, il y a un point qui me paraît absolument établi, au contraire, de la façon la plus nette, c’est le mensonge de la théorie des deux camps, impérialiste et socialiste, quand elle s’applique aux conflits du Moyen-Orient. Que chacun des camps soviétique, du camp chinois ou du camp occidental essaye d’utiliser ce conflit, c’est l’évidence même, mais ce qui apparaît frappant aujourd’hui c’est que ce conflit est un échec à la fois pour les Soviétiques et pour les Américains. L’échec soviétique me paraît évident dans la mesure où Moscou semble avoir perdu en partie la confiance des masses arabes, non sans quelque raison. Quant à l’échec américain il se traduit par ces faits : blocage du canal de Suez, blocage d’une parti des revenus pétroliers des Etats-Unis. Quand on lit dans la presse que, et les Etats-Unis et l’Union soviétique ont tenté de retenir Israël et les Etats arabes, je crois que cela correspond assez bien à la vérité. Cela montre donc que ce conflit avait un aspect essentiellement national et que la lutte d’Israël n’était pas la lutte d’un quelconque plan de l’impérialisme.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Il s’agissait d’un conflit « national », sans aucun doute. Mais nous ne discutons pas ici des caractères intrinsèques de ce conflit, mais des répercussions idéologiques qu’il eues, et qu’il continue d’avoir en Occident, et notamment en France.

Maxime Rodinson :

Dans cette optique, il me semble en effet que le jugement de certains a pu être faussé. Il y a deux manières de juger les problèmes internationaux : ou bien en accordant un privilège global à l’une des parties en cause, ou bien on essayant de voir la justesse de leurs revendications respectives d’après des critères généraux. On vous avait fait confiance dans l’opinion du tiers-monde pour adopter cette deuxième démarche. Par exemple, sur l’Algérie, le fait que nous sommes français ne nous avait pas paru nous obliger à accorder un privilège à la politique française en Algérie. Ici, dans votre appel, quoi que vous n’en ayez pas eu conscience, que vous n’en avez peut-être pas conscience encore, il y a sous-jacente l’idée d’un privilège global accordé à Israël dans ce conflit.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Vous voulez parler d’un privilège a priori ?

Maxime Rodinson :

Oui, d’un privilège a priori qui ne me paraît pas justifié. Il y a donc eu des gens qui ont eu des réactions violentes, et je les comprends, parce que vous les avez déçus. Ils pensaient trouver en vous des arbitres impartiaux et ils ont trouvé des partisans de l’un des belligérants à l’exclusion de l’autre. Votre crainte horrible concernant les malheureux Israéliens désarmés ou menés à l’abattoir par 100 millions d’Arabes leur tombant dessus, venait d’un a priori qui a été démenti par les faits quelques jours après, à savoir qu’Israël ne pouvait être qu’une victime, parce que les Juifs avaient été des victimes pendant la seconde guerre mondiale.

Votre attitude n’a donc fait que renforcer cette néfaste confusion du problème juif et du problème israélien. C’est dans cette perspective que l’opinion française s’est laissé facilement « modeler » comme je le disais tout à l’heure. L’opinion française, assimilant le cas israélien au cas juif en général s’est établi une virginité à bon compte pour sa passivité passée. L’antisémitisme, c’est d’être contre les Juifs donc on est pour les Juifs, donc on est libéraux. Il est regrettable que des esprits d’une forte culture historique ou philosophique n’aient pas su dépasser ce raisonnement simpliste et aient ainsi rejoint l’attitude du colonel Thomazo.

Claude Lanzmann :

Mol, à Paris, juif français, je ne fais pas et je n’ai jamais fait l’injure aux Arabes, comme vous-même semblez le faire maintenant, de penser qu’ils ne pouvaient pas gagner cette guerre. Si cela s’était produit – et j’étais en droit le craindre – il y aurait plus eu d’Etat d’Israël, mais à nouveau, une communauté juive et persécutée. Dans cette mesure en tant que Juif, et si je me souviens de ce qui a pu se passer il n’y a pas si longtemps, je me sens très directement concerné.

Olivier Revault d’Allonnes :

M. Rodinson dit que nous sommes victimes d’un a priori qui a été démenti par les faits, autrement dit par la victoire israélienne. Mais il convient de rappeler qu’il y avait 700 chars égyptiens dans le Sinaï, soit le double de ceux dont disposait le général von Rundstedt lors de son offensive de juin 1944. En face, les Israéliens ne pouvaient aligner que trois ou quatre cents chars. Rappelons que 309 carcasses d’avions gisent sur les aérodromes égyptiens. Donc, militairement, l’Egypte pouvait vaincre. Et puis il y a aussi le fait que cette guerre n’est pas forcément terminée. L’Union soviétique envoie actuellement des bateaux d’armes à Alexandrie. Un pont aérien s’est formé : l’Egypte reçoit des avions et des chars d’assaut. Dans cette perspective, notre crainte de l’anéantissement d’Israël demeure.

Si nous avons réagi aussi vivement à l’article d’Yves Moreau, c’est qu’il exprimait en très grande partie la position de l’Union soviétique. Il y a un parallèle entre les propos d’Yves Moreau et l’attitude actuelle de l’Union soviétique qui, aujourd’hui, de par la voix des ambassades finlandaises, inonde les différentes ambassades israéliennes de notes d’un ton extraordinaire, d’une violence inouïe en affirmant par exemple que les Israéliens se sont conduits comme les criminels de guerre nazis et vont subir le même châtiment. Ces proclamations et ces menaces inquiètent les Israéliens parce que, si ce sont des propos que l’on pourrait tenir dans un meeting, ou voir imprimés sur une affiche ou sur un tract, ils ne sont guère de mise dans une note diplomatique. Et ces notes sont d’autant plus inquiétantes que du matériel soviétique arrive actuellement massivement en Egypte. Par conséquent, il n’est absolument pas exclu qu’Israël soit à nouveau l’objet d’une attaque militaire qui mette en cause son existence physique. Vous voyez, je crois que ce que vous appelez « le démenti apporté par les faits » n’est qu’un démenti provisoire.

Maxime Rodinson :

Je vous rappelle qu’Israël est toujours reconnu par l’Union soviétique même si les relations diplomatiques sont rompues. L’Union soviétique conteste les frontières actuelles, demande que l’on revienne aux décisions du partage de l’O.N.U. en novembre 1947, mais n’a jamais mis en question l’existence d’Israël en tant qu’Etat. Par ailleurs, l’une des phrases essentielles de votre manifeste commençait comme ceci :

« Les intellectuels français soussignés, etc., constatent que l’Etat d’Israël fait actuellement preuve d’une évidente volonté de paix et de sang-froid. »

Or, c’est oublier que toute l’histoire a commencé par les menaces du général Rabin, d’une attaque frontale contre la Syrie et d’une campagne israélienne contre le régime révolutionnaire de Damas. Par conséquent, vous avez supposé a priori que tout le danger de guerre venait des Arabes, des démarches arabes. Or Il y avait des démarches arabes sur lesquelles on peut porter des jugements différents. Je pense qu’elles avaient pour but une négociation à longue échéance. Je possède des témoignages nets que le vendredi avant le début du conflit, les Arabes étaient confiants. Ils disaient :

« Nous avons saisi un gage important, maintenant ils vont être forcés de mettre les pouces ».

Mettre les pouces, ça voulait dire quoi ? Ca voulait dire payer peut-être très cher une reconnaissance que les Etats arabes finiraient par accorder à Israël.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Je ne pense pas que ce détail important ait jamais été dit.

Maxime Rodinson :

Non, il n’a pas été dit. C’est mon impression personnelle d’après les renseignements que j’ai pu obtenir sur le but des démarches, culminant avec l’installation à Charm-el-Cheikh. Donc il y a eu d’abord ces manœuvres puis une passivité totale des Arabes, ce qui a permis à l’offensive israélienne de réussir. Dans tout cela, vous, qu’avez-vous vu ? Essentiellement l’Etat d’Israël calme et plein de sang-froid, plein de volonté de paix, face à une bande de gens grimaçants, hirsutes et agitant leurs longs couteaux.

Claude Lanzmann :

Personnellement, je n’approuve pas les déclarations du général Rabin concernant la modification du régime politique en Syrie. Mais on oublie que ces déclarations étaient motivées par la recrudescence des attentats des commandos Al-Fath venus de Syrie. Que, face à ces attentats, Israël ait fait montre de sang-froid, certes. Pour ne pas affoler l’opinion (des gosses ont sauté sur des mines). Le gouvernement israélien ne laissait publier dans la presse que deux attentats sur cinq.

Vous nous dites par ailleurs que les Arabes, avec l’escalade et Charm-el-Cheikh, voulaient amener Israël à mettre les pouces et à faire une négociation, ce dont personnellement je doute, c’était une faute politique très grave, parce que c’était ignorer totalement la mentalité israélienne. Faire un blocus ne pouvait être considéré que comme une agression pour des gens qui vivent sous la menace depuis dix-huit ans.

Pierre Vidal-Naquet :

Il convient d’ajouter qu’à juger au poids des déclarations, ce n’est pas du côté israélien que sont venus les propos les plus violents.

Sur un autre point je rejoindrai ce qu’a dit Lanzmann : si les Arabes voulaient véritablement amorcer une négociation, on est forcés de constater qu’ils s’y sont bien mal pris. En effet Israël n’a jamais caché que le blocus d’Akaba serait un casus belli. Cela a été dit de la manière la plus claire, la plus nette, et la plus formelle. Dans cette perspective je me demande s’il ne faut pas chercher d’autres explications. La situation économique de la R.A.U. n’est pas tellement brillante. Et puis, il y a cette affaire du Yémen dans laquelle l’Egypte semble un petit peu s’enliser. N’y a-t-il donc pas eu la tentative malheureuse de Nasser de restaurer son prestige, de faire ou de refaire l’unité du monde arabe grâce au seul élément qui est en mesure de faciliter cette unité, c’est-à-dire la lutte contre Israël ? Je vous pose la question.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Il me semble en effet que la lutte contre Israël est, jusqu’à présent, le seul facteur d’unification du monde arabe, par ailleurs, fort divisé. Des conflits ouverts peuvent éclater. Le conflit algéro-marocain n’est pas si ancien.

Maxime Rodinson :

Je ne crois pas du tout que la cause du déclenchement de la crise actuelle soit là. Je crois que les Arabes, en tout cas les Syriens et les Egyptiens, après les déclarations de Rabin et un certain nombre d’indices du même genre ont pensé qu’ils étaient devant la préparation du « coup américain » dont ils avaient peur depuis longtemps. Ils étaient persuadés, à tort ou à raison, et probablement en partie à raison, à mon avis, que les Américains cherchaient à abattre les régimes de Syrie et d’Egypte, que pour ma part je continue à qualifier, avec tout le relatif que comporte ce terme, de progressistes.

Les autres :

Mais nous aussi !

Maxime Rodinson :

Il fallait donc trouver une solution. Nasser hésitait depuis très longtemps sur la façon de faire. Mais dans cette conjoncture, il s’est trouvé avec le couteau sur la gorge. Il ne faut pas oublier, en effet, que Nasser était en butte aux critiques d’une droite, d’une droite égyptienne et d’une droite arabe en général qui lui reprochait sa passivité vis-à-vis d’Israël. Il avait fait autrefois quelques tout petits pas dans la direction d’un règlement et immédiatement il avait été stigmatisé. Je me rappelle toujours de cette émission d’une radio en arabe dans laquelle on l’appelait Hayyim Nasserof (avec un prénom juif et une finale russe).

Olivier Revault d’Allonnes :

Je retiens dans ce qu’a dit Maxime Rodinson deux choses qui me paraissent très importantes et je conçois parfaitement que les régimes et mêmes les peuples arabes aient craint une agression américaine visant à abattre les régimes progressistes des pays arabes. Mais alors, dans cette perspective, je crois que les faits ont apporté non pas un démenti, mais une confirmation d’une partie de notre attitude. En effet, vendredi dernier, les colonnes blindées israéliennes étaient à 60 km de Damas, c’est-à-dire très exactement à 10 km ou 20 km de la frontière. Je ne crois donc pas à un échange Choukeiri contre Rabin. De Rabin, vous avez des déclarations, mais des troupes israéliennes vous avez des actes. Elles ont détruit les bases militaires, les batteries d’où partaient les commandos. Elles ne sont pas allées à Damas, alors que semble-t-il, militairement, rien ne s’opposait à ce qu’elles y aillent. Par conséquent, si les Etats-Unis ont, je pense que c’est hautement probable, ourdi un complot contre les régimes progressistes arabes, l’armée israélienne a montré pour sa part qu’elle n’entendait pas renverser le régime syrien.

D’autre part, je retiens comme un fait extrêmement positif dans ce qu’a dit Rodinson, le fait que Nasser ait été poussé par la droite. En Egypte comme partout ailleurs, comme en Union soviétique, comme en Israël, comme dans tous les pays que vous pouvez citer, il y a une droite et une gauche et je crois que nous sommes en train de nous rejoindre sur ce point, à savoir que « l’escalade » des proclamations nassériennes contre Israël est télécommandée par la droite.

Jean-Claude Kerbourc’h :

En parlant de « droite égyptienne », ne pensez-vous pas que l’impérialisme se trouve aussi bien au Caire qu’à Tel-Aviv ?

Maxime Rodinson :

Non. Je n’ai pas assez nuancé mes propos. J’ai eu une formule trop brève, trop elliptique. La lutte contre Israël, je dis bien la lutte contre Israël sans entrer dans les détails sur les solutions que l’on envisage, c’est une revendication nationale arabe générale et populaire. Et l’on est bien obligé de remarquer que la façon dont Israël s’est insérée dans le contexte du Moyen-Orient tend à le pousser à prendre appui sur les impérialistes. C’est un fait, quelle que soit la politique intérieure d’Israël. La politique de la droite a toujours été de tout détourner sur la revendication nationale pure, d’en faire une revendication exclusive. C’est dans ce sens qu’il y a eu pression de la droite sur Nasser.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Je crois que nous venons d’établir en gros les données du problème. Nous pourrions aborder maintenant les questions qui se posent au sujet de la solution du conflit.

Pierre Vidal-Naquet :

Je crois qu’il y a deux éléments majeurs dont il faut tenir compte au départ : d’une part le complexe d’encerclement qui caractérisait la situation d’Israël est en passe d’être rompu, et d’autre part, les Arabes ont subi une humiliation qu’il faudra qu’ils oublient.

Claude Lanzmann :

Je voudrais dire deux choses : d’abord, je ne marche pas pour parler d’humiliation des Arabes, parce que, en parlant de leur humiliation, ça les humilie encore plus. D’autre part, est-ce que vous pensez que nous allons vers une solution pacifique ? Personnellement, je ne le crois pas. Il faudrait d’abord ne plus mentir à l’opinion publique arabe. Que s’est-il passé exactement ? Cette guerre, les Arabes ne l’ont pas réellement connue ; ils ont connu des cris de guerre avant ; pendant, ils ont eu des communiqués de victoires qui étaient faux, et puis soudain, on leur dit : « C’est perdu, le Raïs s’en va, etc. » Ils se précipitent dans la rue pour le retenir effectivement, et c’est bien normal à ce moment-là, mais ils ne sont pas plus avancés. On ne leur a rien expliqué, en tout cas rien sur leur ennemi. Et on arrive à quoi ? A un revanchardisme absolu. Dans ces conditions, je pense que la guerre n’est pas terminée, loin de là. Par ailleurs, les Arabes n’ont pas cessé de nous dire :

« Nous ne sommes pas anti-Juifs, mais antisionistes. Nous ne toucherons jamais à un cheveu de nos Juifs. »

Or, il y a des pogroms à Tripoli, au Maroc, à Tunis. Le premier jour de la guerre, la communauté juive d’Egypte a été arrêtée. Ca veut dire quoi ?

Pierre Vidal-Naquet :

Je connais l’explication que donne Maxime Rodinson à ce sujet. Il parle de « racisme de guerre ». Je crois effectivement que l’expression est heureuse. Mais ce « racisme de guerre » n’est-il pas en train d’être poussé jusqu’au point où il devient un antisémitisme pur et simple ?

Jean-Claude Kerbourc’h :

Je crois que la question principale est là. La lutte contre Israël n’est-elle pas un facteur d’antisémitisme ? Maxime Rodinson, vous qui êtes d’origine israélite et qui connaissez bien le monde arabe, pouvez-vous nous répondre sur ce point ?

Maxime Rodinson :

Je voudrais d’abord répondre deux mots à Lanzmann sur ce qu’il a dit de l’opinion publique arabe. Les Arabes ne sont pas idiots. Ils comprennent fort bien la situation, l’étendue des revers qu’ils ont subis. Et quand ils verront arriver tous les soldats rescapés, ils comprendront encore mieux, même s’ils se font encore un certain nombre d’illusions.

Cela dit, vous me parlez des manifestations où l’antisionisme arabe déboucherait sur l’antisémitisme. Mais les quelques incidents marocains ont été condamnés formellement par le roi qui a pris des mesures très sévères pour éviter qu’ils ne se renouvellent. Bourguiba a eu la même attitude, et en Algérie, où je suis passé voici deux jours, j’ai remarqué que, beaucoup plus soigneusement qu’avant, on employait les termes sionistes, antisionistes, etc., et non juifs, etc.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Il est grave toutefois que ces manifestations se soient produites au niveau populaire.

Maxime Rodinson :

Ecoutez. Cela fait environ 20 ans et plus que les sionistes déclarent sans arrêt, orbi et urbi, qu’ils ont derrière eux tous les Juifs du monde. Cela fait 20 ans que presque toutes les organisations juives du monde se déclarent sionistes ou, en tout cas, déclarent qu’elles ne peuvent pas être contre le sionisme. Ces jours derniers, on a assisté à une union sacrée de tous les Juifs qui se reconnaissent pour Juifs et même de quelques autres, qu’ils soient français, américains, belges ou… soviétiques. Il est très difficile d’expliquer aux Arabes que tous ces Juifs, y compris les chefs religieux qui se sont souvenu visiblement de la vieille religion ethnique de 600 avant J.- C., et ont oublié l’universalisme des prophètes, il est très difficile donc d’expliquer aux Arabes que tous les Juifs ne sont pas d’accord avec leurs ennemis dans les circonstances actuelles.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Selon vous, les manifestations actuelles ne relèveraient donc pas de l’antisémitisme, mais de l’antisionisme.

Maxime Rodinson :

Exactement.

Pierre Vidal-Naquet :

Est-ce que, par exemple, pour remonter aussi loin dans le passé, le pogrom du 4 novembre 1945 à Tripoli qui a fait de très nombreux morts s’expliquait uniquement par le sionisme ?

Maxime Rodinson :

Je le crois. Je n’ai pas le souvenir de pogroms de ce genre avant les manifestations du sionisme ou bien alors il faudrait remonter au Moyen-Age.

Claude Lanzmann :

Admettons que cette distinction entre antisionisme et antisémitisme ait pu avoir une valeur quelconque avant la guerre. Mais actuellement, après ce qui vient de se passer, on ne peut plus décemment le faire.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Arrivé à ce point du débat, je crois que nous devrions maintenant évoquer les solutions possibles d’un conflit qui ne peut pas se perpétuer.

Maxime Rodinson :

A mon sens, si l’on suppose la possibilité d’une solution pacifique, en contrepartie de concessions de la part des Israéliens, il faudrait que les Arabes reconnaissent ce que jusqu’à présent certains d’entre eux ont appelé les droits nationaux de la communauté juive en terre palestinienne.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Vous envisagez que l’on puisse revenir à la déclaration Balfour ?

Maxime Rodinson :

Non. La déclaration Balfour était bien en-deçà de la reconnaissance d’une communauté juive. Elle parlait simplement d’une sorte de foyer spirituel juif établi en terre palestinienne.

Pierre Vidal-Naquet :

On pouvait effectivement donner beaucoup de sens à la déclaration Balfour, mais je ne pense pas que personne ne l’ait compris comme la reconnaissance d’un simple foyer spirituel.

Maxime Rodinson :

Je me réfère à l’interprétation officielle de la déclaration Balfour donnée par le mémorandum Churchill de 1922, que je cite dans mon article du numéro spécial des Temps modernes sur « le conflit israélo-arabe », interprétation entérinée par le texte de mandat de la S.D.N.

Donc, si les Arabes reconnaissent les droits nationaux de la Communauté nationale juive de Palestine, dite historiquement dans les dernières décades « communauté israélienne », il me semble que pourrait s’amorcer un processus très important qui permettrait à cette communauté de subsister dans le cadre du Moyen-Orient. On irait alors vers une désionisation d’Israël qui, je crois, paraît à longue échéance la condition nécessaire pour qu’Israël puisse vivre dans le contexte du Moyen-Orient.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Jamais Israël n’acceptera une pareille solution.

Maxime Rodinson :

Je dis : « A l’aboutissement d’un processus. »

Pierre Vidal-Naquet :

Je suis d’accord avec Maxime Rodinson sur deux points : il est vrai que demander aux Arabes la reconnaissance d’une communauté juive est quelque chose d’énorme. Zvi Werblowsky, qui est le doyen de la faculté des Lettres de l’université hébraïque de Jérusalem, l’admet parfaitement, dans le numéro spécial des Temps modernes que vous venez de citer.

Par ailleurs, bien que je n’ignore pas les difficultés d’un tel processus, je crois également qu’Israël devra se désioniser.

Claude Lanzmann :

Dans ces conditions, tu es en retrait sur le texte que tu as signé. Tu joues sur les mots. Dans le texte que nous avons signé, il est question de la reconnaissance de l’Etat d’Israël, et non de « droits nationaux juifs ».

Pierre Vidal-Naquet :

Pour moi, il n’y a pas de distinction entre ces deux termes.

Claude Lanzmann :

Quant au sionisme, c’est un problème infiniment complexe. Il faudrait en parler pendant dix heures.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Mais le sionisme n’est-il pas au cœur du débat actuel ?

Claude Lanzmann :

Effectivement, s’il n’y avait plus de sionisme, tout deviendrait relativement simple.

Maxime Rodinson :

Personnellement, je considère que le sionisme a été la plus grande catastrophe pour les Juifs de l’histoire contemporaine, après les persécutions nazies naturellement.

Claude Lanzmann :

Moi, je n’accepte pas du tout cette interprétation du sionisme.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Olivier Revault d’Allonnes, vous qui n’êtes pas juif, qu’en pensez-vous ?

Olivier Revault d’Allonnes :

Je ne suis pas juif, mais je suis enjuivé, ce qui revient au même. Eh bien ! je dois dire que je respire difficilement, et même, ici, à Paris, que je marche différemment depuis qu’il y a quelque part dans le monde un Etat juif.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Le point important du débat est qu’il me semble que dans l’esprit de Maxime Rodinson, le sionisme aggrave l’antisémitisme.

Olivier Revault d’Allonnes :

Le sionisme dur, certes. Le sionisme des pionniers et de certains de leurs interprètes [illisible]. Mais certainement pas le sionisme qui consiste à penser que s’il y a de nouveau dans le monde des persécutions antisémites, les Juifs sauront où aller.

Claude Lanzmann :

Je ne sais pas personnellement si [ill.] de l’Etat d’Israël a diminué ou aggravé l’antisémitisme, mais je pencherai plutôt pour le premier terme de cette alternative.

Jean-Claude Kerbourc’h :

(A P. Vidal-Naquet.) Tu es d’accord avec Maxime Rodinson pour un processus de désionisation d’Israël, et en même temps, tu sembles approuver ce que dit Revault d’Allonnes…

Pierre Vidal-Naquet :

J’avoue très humblement que je suis partagé entre deux tendances tout à fait contradictoires. L’une qui est intellectuelle, me pousse à penser que le sionisme a été une gigantesque erreur historique, l’autre, qui est sentimentale – mais je n’en rougis pas – consiste au contraire à penser qu’effectivement il fallait qu’il y a quelque part un endroit où les Juifs soient en majorité. Cela, je le ressens, je ne dis pas que je le pense, mais je le ressens très profondément.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Récemment, sur les antennes d’Europe No 1, on a demandé à une Juive israélite française, pourquoi elle désirait se rendre en Israël. Elle a répondu : « Parce que c’est mon pays. » Approuves-tu cette déclaration ?

Pierre Vidal-Naquet :

Naturellement, je la réprouve.

Claude Lanzmann :

Personne, ici, n’approuve une telle réponse. J’ajoute que si nous avons affaire à des Arabes réelles, qui ont leur problèmes propres, nous avons également affaire à des Israéliens réels. On peut supputer tout ce qu’on veut à leur propos, mais ce sont des gens qui ne se laisseront pas détruire. Il n’y a aucun problème, ils se battront comme des fous, ils feront les pires choses, mais ils se battront jusqu’au dernier et le jour où ils deviendront trop faibles, ils ne se laisseront pas bouffer. C’est bien pourquoi on a une tragédie.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Nous débattons actuellement à deux niveaux : il y a d’une part des gens et un Etat qui ne veulent pas se laisser détruire et d’autre part, sur le plan de le sentimentalité, de l’émotion juive en quelque sorte, il y a le sionisme. Or, le sionisme me paraît parfaitement ambigu. Je crois que de là vient la complexité du problème et notamment la difficulté de son règlement sur un plan purement diplomatique.

Pierre Vidal-Naquet :

Personnellement, j’aurais mille fois préféré que les sionistes s’installent dans un coin du désert d’Australie. Mais le drame est que c’était impossible. Le drame c’est que toutes les solutions qui ont été proposées dans ce sens ont été rejetées. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu ce lien idéal, charnel, profondément religieux, profondément ressenti entre l’Israël de la diaspora… et la terre de Palestine.

Maxime Rodinson :

Mais ce lien, qui n’existe en réalité que pour certains, ne crée pas un droit.

Pierre Vidal-Naquet :

De fait, il ne crée pas un droit, et quand on parlait d’unir le peuple sans terre à une terre sans peuple, on se trompait dramatiquement, car la terre n’était pas sans peuple.

Claude Lanzmann :

Pour ma part, je me refuse à ce que nous entamions un débat sur le sionisme. Si vous voulez absolument qu’on le fasse, faisons-le, mais cela va prendre du temps car on n’a pas le droit de parler du sionisme en 10 minutes.

Jean-Claude Kerbourc’h :

Eh bien ! si vous voulez bien, nous nous reverrons pour parler du sionisme. A ce moment-là, les passions se seront peut-être quelque peu apaisées.

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