Article de Robert Louzon paru dans La Révolution prolétarienne, 26e année, n° 415 – Nouvelle série n° 114 – mars 1957, p. 14-16 ; suivi de « L’affaire de Gaza » par Roger Hagnauer
Or donc, l’Etat d’Israël a fini par accepter, sous une pression constamment croissante de l’Amérique, et à la suite du lâchage de son seul allié, et complice (lâchage que le langage officiel a appelé la « médiation » de M. Guy Mollet), de retirer ses troupes sur les lignes qu’elles occupaient avant leur agression d’octobre. Félicitons-nous en ! Mais peut-être n’est-il pas inutile de fournir quelques indications sur ces deux zones d’Akaba et de Gaza, dont il a été abondamment question et dont il sera encore abondamment question, mais sur lesquelles on n’a à peu près donné aucun renseignement concret.
AKABA. – On sait que depuis fort longtemps, il est universellement admis qu’un Etat exerce sa souveraineté, non seulement sur son territoire terrestre, mais aussi sur une bande des mers qui baignent ses côtes et que l’on a désigné pour cette raison, du nom de « mer territoriale ». Il fut décidé que la largeur de cette bande devait être approximativement égale à la portée des canons et, comme au siècle dernier, les canons, même de marine, ne portaient pas très loin, on fixa cette largeur à 3 milles marins, soit un peu plus de 5 kilomètres et demi.
Depuis lors, arguant que les canons ont maintenant beaucoup plus de 5 kilomètres de portée, certains pays ont, de leur propre initiative, étendu considérablement cette largeur en ce qui concernait leurs propres mers, la portant jusqu’à 30 kilomètres, mais cette extension n’a pas été reconnue par les autres Etats qui tous, cependant, continuent à reconnaître la souveraineté de l’Etat riverain sur une mer territoriale de 5 kilomètres et demi.
Or la distance qui sépare les rives des détroits (4) qui font communiquer le golfe d’Akaba avec la mer Rouge est inférieure à 11 kilomètres ; il s’en suit que tous les points de ces détroits appartiennent à la mer territoriale, soit de l’Egypte, soit de l’Arabie séoudite, qui en sont les riverains, la première à l’ouest, la seconde à l’est. En vertu donc d’une règle internationale, reconnue, je le répète, universellement, l’Egypte et l’Arabie séoudite ont un droit de souveraineté, et de police sur toute la largeur de ces détroits, ce qui les autorise naturellement à en interdire l’accès, tout comme celui de leur territoire terrestre, à qui bon leur semble. C’est ce droit qu’exercent tous les Etats lorsqu’ils interdisent, notamment, l’accès de leurs mers territoriales aux navires de pêche étrangers.
Le droit de l’Egypte et de l’Arabie séoudite à interdire le passage de ces détroits à des navires israéliens ou autres est donc incontestable. Cela en tout état de cause. Même si l’Egypte n’était pas en état de guerre avec Israël et même si elle ne venait pas d’être en butte à une agression de ce pays, violant l’accord d’armistice conclu il y a huit ans.
Est-ce à dire pourtant qu’il n’est point désirable que le passage soit libre à travers les eaux territoriales pour tous navires ou pour certaines catégories de navires, lorsque les mers territoriales occupent la totalité d’un détroit qui commande des mers baignant des Etats autres que ceux qui sont situés sur le détroit ? – Bien sûr que si ! Mais cela ne peut résulter que d’une convention particulière conclue avec les Etats dont on emprunte ainsi les mers territoriales. Convention négociée avec eux et signée par eux. C’est ainsi d’ailleurs qu’il a toujours été fait. Un cas célèbre en est celui de Bosphore et des Dardanelles. Ces deux détroits n’ont point 11 kilomètres de largeur ; leurs eaux font donc partie des mers territoriales de la Turquie qui en possède les deux rives. Ils sont cependant depuis fort longtemps librement ouverts aux navires étrangers, mais cela en vertu toujours de conventions particulières, acceptées et signées par la Turquie, conventions qui règlent les modalités et les limites du libre passage.
Il ne saurait qu’en être de même pour le détroit de Tiran et pour toutes les eaux territoriales du golfe d’Akaba lui-même. Toute tentative d’opérer autrement, toute décision prise par un ou plusieurs Etats d’enlever à l’Egypte et à l’Arabie séoudite leur souveraineté sur leurs mers territoriales, en déclarant unilatéralement qu’on les déclare « internationales », serait la négation même d’une des lois internationales les plus anciennes et les plus formelles ; ce serait exactement l’équivalent de ce que serait l’annexion d’une partie du territoire terrestre de ces pays. De même qu’une telle annexion, ce serait une mesure dépourvue de tout droit ; ce serait purement et simplement une opération de force, un acte de guerre.
GAZA. – En vertu de l’accord d’armistice de 1949 qui a mis fin aux hostilités entre Israël et les Etats arabes, et par lequel la ligne de démarcation entre les armées belligérantes a été fixée grosso modo d’après la position de la ligne de bataille au moment du « Cessez-le-feu », toute une partie du territoire situé à l’ouest du Jourdain, ainsi que ce qu’on appelle la bande de Gaza, qui faisaient partie toutes deux de l’ancienne Palestine sous mandat britannique, sont restées en possession, la première de la Jordanie (ci-devant Transjordanie), et la seconde de l’Egypte.
Dans ces deux restants de la Palestine, la grande majorité des Palestiniens arabes qui avaient dû s’enfuir sous la pression des sionistes, se sont établis en qualité de « réfugiés ». Il y en a 600.000 dans la Palestine jordanienne, et 200.000 dans la Palestine égyptienne. Ces réfugiés, comme l’on sait, y demeurent dans des camps administrés ici par l’Egypte, là par la Jordanie, où ils sont nourris par l’O.N.U.
Ces réfugiés, pour la plupart paysans, qui ne digèrent point, cela va sans dire, d’avoir été privés de leurs terres et de leurs moyens d’existence par la conquête sioniste, pénètrent de temps en temps par petits groupes dans leur ancien pays pour se venger de ceux qui les en ont chassés, coupant parfois les récoltes de ce qui avait été leurs propres champs. Ce sont eux que l’on appelle les « fedayens » : ces fedayens ne sont ni des Jordaniens, ni des Egyptiens, mais des Palestiniens. Des Palestiniens chassés de leurs terres et réduits à vivre depuis huit ans de la charité publique.
On imagine facilement, dès lors, quelle aurait été la situation de ces malheureux, si les Israéliens étaient restés à Gaza. Leurs camps de réfugiés seraient devenus des « camps de concentration » – ce qui n’aurait d’ailleurs point mis fin aux raids des fedayens, puisque la plupart de ces raids, et, notamment, tous ceux qui ont eu lieu depuis l’agression d’octobre, partent de Jordanie et non de Gaza.
Faut-il rappeler, pour donner une indication sur le sort qui aurait été réservé aux réfugiés de Gaza, qu’après leur occupation de cette ville, les Israéliens en ont tué 400, d’après les dires des fonctionnaires de l’O.N.U. (5), et que, il y a deux ans, Israël n’avait pas hésité à bombarder la ville ouverte de Gaza, pour y tuer des « réfugiés », ce qui lui valut une condamnation, une de plus ! de la part de la Commission d’armistice de l’O.N.U.
L’un des mensonges habituels de la presse française, et même de toute la presse occidentale, est celui qui consiste à faire croire que la petite guerre, qui, en effet, n’a pas cessé depuis 1949 le long des lignes d’armistice est due non à Israël, mais à ses voisins. La commission internationale d’armistice qui détermine pour chaque incident le pays qui en est responsable, a pourtant proclamé la culpabilité d’Israël beaucoup plus souvent que celle de la Syrie, de la Jordanie ou de l’Egypte. Et les seuls incidents graves, ceux qui ne furent pas seulement des engagements de patrouilles, mais des actions menées avec des moyens importants bien au delà de la ligne d’armistice ont tous été le fait d’Israël. Le bombardement de Gaza en fut un ; la destruction de postes fortifiés opérée en Jordanie à la veille de l’agression contre l’Egypte, pour donner le change, et dont on ne peut pas ne pas se rappeler, en fut un autre. Aussi, pas plus tard que le mois dernier, déposant devant une commission du Sénat américain, Byroade, qui fut durant toutes ces dernières années l’ambassadeur d’Amérique au Caire, n’hésitait pas à déclarer que c’était avant tout Israël qui était responsable de l’état d’hostilités entretenu depuis 49 le long des frontières égyptiennes.
Si donc, il y a des Etats qui ont le droit de se plaindre, s’il y en a qui auraient le droit de demander l’occupation par eux d’un territoire dont partent continuellement, non pas de simples commandos, mais des attaques délibérées et en force, s’il y en a qui seraient fondés à exiger, notamment, que les forces israéliennes se retirent à plus d’une portée de canon de Gaza, et plus généralement, de tous les camps de réfugiés, ce sont les Etats arabes.
Conclusion
Ma conclusion est que si l’on veut rétablir une paix réelle au Proche-Orient, si on veut empêcher que les Etats arabes, ulcérés de tant d’injustices commises à leur égard, ne se résignent à demander aide à la Russie, il faut y rétablir ce que Proudhon appelait la Justice.
L’an dernier, lorsque Mollet annonçait à son de trompe, qu’il allait faire des réformes économiques sensationnelles en Algérie : distribution de terres, extension des mesures de bienfaisance et d’assistance, etc., nous écrivions que là n’était pas la solution, du fait que ce que les Algériens exigeaient essentiellement, c’était d’être désormais traités en hommes et non plus comme des « chiens » : c’est pour leur dignité, et non pour leur ventre qu’ils se battent.
Il en est de même pour les Etats arabes. Tout comme les Européens d’Algérie s’estiment tout permis à l’égard du « bicot », les Etats européens, et particulièrement l’Etat français, s’estiment tout permis à l’égard des Etats arabes. Ce droit international qu’ils invoquent si mal à propos lorsqu’un Etat arabe prend des mesures intérieures que le Droit international a toujours reconnu le droit de prendre à tout Etat, telle que la nationalisation d’une compagnie exploitant sur le territoire de l’Etat, même si elle est étrangère, et a fortiori, si elle est nationale comme c’est le cas de la Compagnie de Suez, société égyptienne, ils le violent, eux, délibérément, impudemment, sans vergogne, dès qu’il s’agit d’un peuple « inférieur », d’un Etat arabe.
Tant qu’on se permettra d’occuper un pays et d’en chasser le million d’hommes qui l’habitent, eux et leurs ancêtres, depuis des millénaires, parce que ce ne sont … que des Arabes,
tant qu’on se permettra d’arraisonner un navire en haute mer, en violation flagrante du principe de la « liberté des mers », parce que le propriétaire n’est … qu’un Soudanais,
tant qu’on se permettra d’intercepter un avion appartenant à une compagnie étrangère, alors qu’il vole ailleurs qu’au-dessus du territoire de celui qui l’intercepte, en violation non moins flagrante des conventions internationales (convention de Montréal), parce que cet avion n’est qu’un avion marocain,
tant qu’on s’arrogera le droit de faire des « opérations de police » dans un pays étranger en le bombardant, puis en y débarquant des forces armées, parce que ce pays étranger n’est … que l’Egypte,
tant qu’on prétendra enlever, en vertu simplement de sa propre décision, leurs mers territoriales à des pays étrangers, parce qu’il ne s’agit … que de l’Egypte et de l’Arabie séoudite,
on continuera à être haï, et toute paix demeurera impossible entre l’Occident et l’Orient, les Etats d’Orient, tout comme le moindre fellaga d’Algérie, voulant avant tout – beaucoup plus que des dollars, Monsieur Eisenhower ! – l’égalité des droits. Ce à quoi se refusent définitivement les Etats d’Orient, c’est que les anciennes puissances colonialistes continuent à les traiter comme elles n’oseraient point se traiter entre elles, et comme aucune d’elles n’accepterait d’être traitée par d’autres.
En second lieu, pour ce qui concerne les réfugiés de Palestine, nous ne saurions mieux faire que de reprendre à notre compte intégralement et textuellement les mesures réclamées dans cet admirable manifeste des Israéliens de la « Troisième Force » que la « R.P. » a publié le mois dernier.
J’ignore quels sont ces hommes de la « Troisième Force » ; je ne connais ni leur nombre, ni leur origine, ni leur influence, mais je sais une chose, c’est qu’eux seuls sont en train de sauver l’honneur du peuple juif, car eux seuls proposent la Justice.
La Justice, condition nécessaire de toute paix. Rendez leurs terres aux Palestiniens, ainsi que l’avait demandé naguère l’O.N.U. ! Et il n’y aura plus de fedayen.
Robert LOUZON.
(4) Je mets « détroits » au pluriel, parce que, presqu’au milieu de ce qu’on appelle le détroit de Tiran, il y a une petite île (flanquée même d’un satellite), de sorte que cela fait deux passages, deux détroits.
(5) Voir R.P. de janvier dernier.
L’affaire de Gaza
Comme nous donnons le bon à tirer de ce numéro, les journaux nous apprennent la dangereuse aggravation de l’affaire de Gaza. Louzon, qui étudie le problème dans ses notes, ne pouvait connaître, en les rédigeant, la dernière initiative de Nasser (12-3-57). Il a parfaitement le droit de dire tout ce qu’il pense de la question. Cette pleine liberté est conforme à la tradition constante de la « R.P. ». Elle a ici l’avantage d’obliger à étudier le problème objectivement, même – surtout ! – si l’on s’irrite des conclusions de Louzon.
Le problème Nasser a déjà provoqué dans nos colonnes des études contradictoires. Si nous n’avons participé au débat que … par la bande, c’est peut-être parce que pas mal de camarades se laissent dominer en cette affaire par des partis pris passionnés qui contrarient une information objective.
Il faut, paraît-il, se prononcer nettement. Nous rejetons cette sommation. On a le droit d’exiger de nous un choix sans ambiguïté, lorsqu’il s’agit de luttes incontestablement ouvrières. Ce n’est pas le cas ici. Nous n’accordons le bénéfice du préjugé favorable ni à Nasser, ni au gouvernement israélien. Nous sommes avec le peuple égyptien … Nous nous refusons à condamner comme impérialistes ces travailleurs israéliens qui ont réalisé « le socialisme dans un seul village », dont l’œuvre, selon une lettre de Souchy au congres des syndicalistes libertaires suédois, s’apparente à celle des héros de la C.N.T. espagnole, créateurs des « communautés agricoles » de 1937.
Il n’y a pas de « soudards » israéliens. Il y a des ouvriers et des paysans qui veulent défendre leur œuvre. Ceux-là ne sont pas responsables des « erreurs » commises par les Occidentaux (la constitution de l’Etat d’Israël en fut peut-être une). Ceux-là ont pu commettre des actes barbares que la guerre n’excuse pas. Mais ils sont les survivants d’une extermination sans aucun précédent. On disperse plus facilement les cendres de millions de Juifs liquidés que quelques cadavres. Ici et là, nous voulons voir la tragédie individuelle sous l’atrocité des statistiques. Ce n’est pas notre faute s’il faut plus de mémoire et d’imagination dans le premier cas que dans le second.
Il reste que bien avant l’affaire de Suez, des « socialistes » (! ?) syriens refusaient (selon confidences à Gallienne) d’admettre des Juifs dans leur parti. Tandis qu’au congrès des « Etats-Unis socialistes d’Europe » de 1948, alors que les délégués polonais protestaient contre la présence des Allemands, des socialistes juifs tendaient la main aux socialistes allemands, victimes comme eux de l’hitlérisme.
Il y a la question des réfugiés arabes qui doit être résolue, même si cela oblige Israël à des sacrifices, mais qui n’est qu’une chapitre – pas le plus dramatique – du problème des déplacements de populations et des réfugiés qui se pose en Europe, au Vietnam, en Corée … On oublie facilement que l’affaire israélienne s’est justement alourdie … par la masse des immigrants juifs apatrides … à qui personne n’a offert un autre foyer que la Palestine.
Quant à notre position « arabophile », nous pouvons la résumer en formules très nettes :
1) Nous sommes pour la libération de tous les peuples d’Asie et d’Afrique, étant bien entendu que cette libération politique doit suivre la voie la plus démocratique possible et qu’elle ne résout aucun problème économique et social. Nous approuvons dans cet esprit la conférence de Bandoeng.
2) Nous n’acceptons pas de confondre les représentants qualifiés des peuples algérien, marocain et tunisien avec Nasser. L’Egypte jouit de l’indépendance politique. En condamnant l’opération franco-anglaise de Suez, nous avons condamné l’impérialisme colonial. L’aide économique à l’Egypte soulève d’autres problèmes. Mais dire que la présence d’Israël empêche la réalisation du socialisme dans les Etats arabes … c’est officialiser le facile alibi des dictateurs.
Voilà qui nous paraît suffisamment net et précis.
Roger HAGNAUER.