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Maxime Rodinson : Antisémitisme et mystère d’Israël ; Genèse de l’antisémitisme

Recensions de Maxime Rodinson parues dans La Pensée, n° 70, novembre-décembre 1956, p. 139-141 et n° 74, juillet-août 1957, p. 144-146

F. LOVSKY : Antisémitisme et mystère d’Israël. Paris, Albin Michel, 1955, 561 p., 1150 fr.

Les livres sur l’histoire de l’antisémitisme abondent actuellement. Il semble que soient venues à maturation les réflexions et les études inspirées à des esprits bien différents par l’abominable déchaînement de la bestialité nazie. F. Lovsky nous apporte un point de vue de théologien chrétien et plus précisément protestant, utilisant pourtant les travaux des théologiens catholiques et en somme ne se séparant d’eux sur rien d’essentiel.

Il y a deux choses dans ce livre. D’abord et surtout une histoire de l’antisémitisme depuis ses origines. C’est une histoire bien écrite, passionnante à lire et qui met en relief quantité de faits intéressants. L’auteur n’est pas spécialiste de l’histoire juive, il n’a pas eu accès aux sources hébraïques ou araméennes non traduites. Le caractère de cette information de seconde main se sent quelquefois. Mais cependant F. Lovsky s’est consciencieusement informé auprès de bons auteurs, il a dépouillé avec esprit critique une littérature considérable et on peut avoir confiance, pour l’ensemble, dans ses jugements de fait. Les erreurs sont rares (p. 98, il n’est pas vrai que la Perse sassanide avait « échappé … totalement à l’attraction chrétienne », le christianisme nestorien y a joué un rôle important).

Cette histoire de l’antisémitisme est retracée dans un cadre original et intéressant. L’auteur distingue plusieurs catégories historiques d’antisémitisme : l’antisémitisme païen pré-chrétien ; l’antisémitisme chrétien d’avant Constantin, dû à un effort de différenciation d’avec la religion-mère, encore concurrente redoutable ; l’antisémitisme chrétien d’installation, après Constantin, causé par le rôle aberrant des Juifs dans la société chrétienne dont l’appartenance à une même religion formait une des bases essentielles ; l’antisémitisme musulman ; l’antisémitisme rationaliste de la lignée de Voltaire, dû à des raisons de lutte anti-religieuse, mais justifié ensuite par des arguments « socialistes », puis d’ethnographie historique mal comprise ; l’antisémitisme chrétien de ressentiment, né de la colère devant la désagrégation de la société chrétienne et du désir d’y trouver des responsables ; l’antisémitisme raciste enfin.

Il y a beaucoup à prendre dans cette analyse. Les facteurs qui ont créé l’antisémitisme ont été certes très différents selon les temps et les lieux. Mais F. Lovsky a une arrière-pensée en montrant la variété de ces facteurs. C’est qu’il est anormal que, les causes en étant si diverses, on se soit toujours retourné contre les Juifs. Cette constatation lui semble frapper de vanité tout effort pour rechercher des causes particulières à un aspect daté de l’antisémitisme, par exemple des causes découlant de la situation économique et sociale des Juifs dans une société donnée. Ou plutôt, ces causes particulières existent vraiment, mais elles ne sont que des causes secondes, des manifestations particulières d’une situation qu’a créé le plan divin, ce qu’il appelle d’après St Paul (Romains, XI, 25), le « mystère d’Israël ». Israël, malgré son rejet du Christ, reste le peuple élu dont la conversion finale signalera l’arrivée des temps messianiques. « Le salut vient des Juifs ». Dès lors, « l’antisémitisme est l’ombre portée du mystère d’Israël dans le cœur rebelle de l’homme » (p. 402), c’est « une arme aveugle mais savante aux mains de l’homme (et de l’homme chrétien en premier lieu) pour retarder la manifestation de la gloire du Fils de l’Homme ». C’est « l’élection d’Israël qui dresse les nations contre lui » (p. 407). La dernière partie, théologique, du livre s’applique à critiquer, de ce point de vue, les attitudes et les théories plus ou moins antisémites dans l’Eglise en montrant leur incompatibilité avec la révélation paulinienne.

Naturellement aucun rationaliste ne peut accepter ce point de vue. Le fait que des Chrétiens s’y rallient a son côté positif : les convaincre, de leur point de vue, que l’antisémitisme est une erreur. Il a aussi son côté négatif. D’abord il peut mener à une croyance en la fatalité de l’antisémitisme, puisqu’il découle du plan divin éternel et les arguments de l’auteur contre ce raisonnement risquent d’être quelque peu inopérants. Mais surtout, cette perspective minimise pour l’historien les causes réelles, matérielles de l’antisémitisme et leur spécificité. Il est caractéristique que Lovsky méconnaisse nettement l’apport de Parkes à la compréhension de l’antisémitisme médiéval avec la définition du rôle de propriété du roi que joue le Juif du Moyen âge, facilement pressurable quand on lui a donné le privilège de pressurer les autres par l’usure, à la différence de l’usurier chrétien protégé par les cadres de la société féodale. Le plan divin lui masque encore la spécificité (bien marquée par Parkes aussi) de l’antisémitisme réactionnaire d’après 1880 (il reconnaît pourtant l’importance de cette date), son caractère d’arme de lutte sociale. Il lui fait défigurer l’antijudaïsme païen à base de xénophobie. Tous ces phénomènes très divers tendent à perdre de leurs caractéristiques spécifiques pour se fondre dans un antisémitisme éternel. Mais pourquoi toujours les Juifs ? dit l’auteur. Les Juifs n’étaient pas seuls à porter le poids de la xénophobie romaine ou de l’orgueil hellène. Et ensuite, des circonstances historiques défavorables pour eux en ont fait, pour des raisons diverses, des victimes toutes désignées. C’est l’analyse de ces raisons concrètes qui s’impose à l’historien. Malgré son intelligence, sa bonne foi, son courage et son honnêteté, ce livre, utile dans un certain milieu, document sociologique curieux au demeurant, ne peut contribuer beaucoup à cette tâche.

Maxime RODINSON


Jules ISAAC : Genèse de l’antisémitisme, essai historique, Paris, Calmann-Lévy, 1956, in-16 soleil, 354 p., 890 fr. (coll. « Liberté de l’esprit »).

L’antisémitisme n’a pas fini de susciter des réflexions et des études. Les réflexions de M. Isaac pendant l’occupation l’avaient déjà amené à publier en 1948 son Jésus et Israël, où il mettait en lumière l’écrasante responsabilité de l’Eglise dans la diffusion de l’antisémitisme. Il veut maintenant prolonger cet essai par une enquête historique plus approfondie et plus étendue et aussi réfuter ses contradicteurs. L’une des façons qu’ont trouvé les apologistes de nier ou du moins de diminuer cette responsabilité consiste à essayer de démontrer le caractère éternel de l’antisémitisme. C’est ce qu’a fait, par exemple, récemment, F. Lovsky dans le livre dont j’ai rendu compte ici-même (la Pensée, n° 70, novembre-décembre 1956, pp. 139-141). Le danger de cette position, même honnêtement soutenue par des gens que révolte l’antisémitisme, est de donner des arguments aux antisémites. Israël a toujours suscité un mouvement d’aversion chez ceux qui l’entourent, proclament les apologistes, et ils ajoutent que la cause en réside dans un plan divin. Les antisémites gardent la démonstration historique, mais ajoutent – laïquement – que cette aversion permanente est simplement due à des caractéristiques détestables permanentes de ce peuple. Les nationalistes juifs de toute sorte, sionistes en premier lieu, ont aussi tendance à admettre l’existence d’une aversion permanente. Ils en tirent la conclusion que les non-juifs ont toujours été bien méchants pour eux et que les Juifs doivent se regrouper face à cette hostilité éternelle en abandonnant toute tentative de lutte commune en collaboration avec leurs ennemis de toujours.

La première partie du livre de M. Isaac est donc consacrée à montrer que l’antisémitisme (ou plutôt la judéophobie) des païens de l’Antiquité, avant le christianisme ou à côté de lui, n’a aucun rapport avec l’antisémitisme de l’époque chrétienne. Il n’est d’ailleurs pas vrai que la judéophobie soit née en même temps que le peuple d’Israël. On n’en voit pas de trace avant le IIIe siècle avant l’ère chrétienne. Elle ne se répand qu’après la persécution d’Antiochus Epiphane et la victorieuse résistance juive à l’hellénisation, et encore de façon limitée. On ne fait pas grief aux Juifs de leurs richesses, ni de leur race, mais seulement d’être un peuple séditieux. On trouve des griefs tout aussi forts vis-à-vis d’autres populations.

La seconde partie du livre est consacrée au Ier millénaire de l’ère chrétienne. L’auteur combat vigoureusement la thèse selon laquelle, en se montrant antijuive, l’Eglise n’avait fait que céder à de violents sentiments populaires. Bien au contraire, l’antisémitisme chrétien aurait été une doctrine élaborée par les théologiens et diffusée systématiquement par l’Eglise dans les masses, malgré les réticences de celles-ci, pour les éloigner d’un concurrent idéologique encore redoutable.

M. Isaac me semble sur un terrain particulièrement solide dans la première partie de son livre et je crois que sa démonstration est difficilement réfutable. Pour ce qui est de la thèse soutenue dans la seconde partie, il serait peut-être bon de nuancer les choses. Il est certain que l’Eglise a eu, au moins à certaines époques et en certains lieux, à vaincre une résistance chez ses ouailles pour imposer ses règles tendant à une séparation plus accentuée des Juifs et de la société chrétienne. Si elle a fini par vaincre cette résistance, c’est, en partie, grâce à la force de la pression idéologique qu’elle exerçait sur les masses, nous n’en doutons pas. Mais il faudrait expliquer aussi pourquoi l’attitude de l’Eglise n’a pas été influencée plus fortement par la propension populaire à la promiscuité judéo-chrétienne, car l’Eglise a toujours été très sensible à l’opinion publique élaborée en dehors d’elle à partir de facteurs qui échappaient à son contrôle. Et puis, pourquoi les masses ont-elles fini par être convaincues et par s’abandonner à la judéophobie ? C’est ici qu’intervient le rôle de la fonction économique et sociale des Juifs dans la société chrétienne du haut Moyen âge. Cela a été un facteur déterminant, comme l’ont montré en particulier les études de J. Parkes qu’utilise pourtant beaucoup M. Isaac. Il est vrai que M. Isaac a prévu l’objection et a répondu d’avance qu’il voulait se borner volontairement à l’étude du rôle néfaste de la propagande idéologique de l’Eglise, sans nier pour cela l’intervention d’autres facteurs.

M. Isaac n’est pas un spécialiste qui a voué sa vie à l’étude des questions auxquelles il a consacré ce livre. Mais il sait s’informer aux bonnes sources, étudier de près un texte et l’analyser. Il a revu de près tous les textes essentiels sur les Juifs avant l’an 1000 et mène sa démonstration avec beaucoup dé soin et d’esprit critique. Son honnêteté n’exclut pas une vigueur polémique redoutable.

Il est sévère, à juste titre, envers ceux qui diffusent des thèses à conséquences homicides, même quand ils les enveloppent d’onction et d’hypocrite bienveillance. Malgré quelques réserves, il faut donc recommander ce livre éminemment utile pour dissiper des mythes dangereux et faire tomber certains masques.

Maxime RODINSON

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