Article de Daniel Guérin paru dans France Observateur, septième année, n° 302, 23 février 1956, p. 13
DEPUIS que Richard Wright a « choisi la liberté », en renonçant (tout comme Charlie Chaplin), à résider aux Etats-Unis, le romancier noir américain est devenu un grand voyageur. Après avoir rapporté un beau livre de sa visite à la Côte de l’Or, voici qu’il nous présente son témoignage sur l’Indonésie et sur la Conférence de Bandoeng (1).
Il brosse un tableau à la fois extraordinaire et « lugubre » de cet archipel de 15.000 îles (dont 3.000 habitées), dont la superficie équivaut à celle des Etats-Unis, peuplé de 80 millions d’êtres humains, dont la moitié est encore au stade tribal et dont 70 % sont des illettrés, où sont parlées 200 langues, et qui est, en puissance, la troisième nation de la terre pour la richesse.
Les colonisateurs hollandais ne sont pas ménagés. Quand les Japonais ont débarqué en Indonésie, nous dit Wright, ils se sont effondrés, ils ont été terrifiés : ils ont pleuré ; ils ont supplié ; ils ont presque rampé. Quoi d’étonnant à ce que les autochtones, au lendemain de la guerre, aient cessé de leur obéir ! Richard Wright nous donne de savoureux extraits d’un manuel de conversation en langue malaise à l’usage des colons néerlandais, dans lequel l’interlocuteur indigène est traité d’imbécile, de menteur et de voleur. Il y ajoute ce commentaire :
« Et il y a des foules de sociologues en Asie et en Afrique occupés à rassembler des faits en vue de découvrir pourquoi les indigènes se soulèvent soudain et égorgent les Européens ! »
Mais les anciens colonialistes ne sont pas les seuls visés. L’auteur, dénonce une bourgeoisie indonésienne qui se comporte plus au moins comme les Hollandais et s’enrichit, tandis que le reste de la population s’appauvrit et que les petites gens ne profitent pas de la révolution qu’ils ont faite. C’est pourquoi, sur l’Indonésie plane la « menace » d’une autre révolution.
Ce n’est qu’à la page 118 que Wright s’avise de traiter le sujet officiel de son livre : la Conférence de Bandoeng. Il dégage, de main de maître, l’immense portée de cette conférence qui est peut-être l’événement le plus important du siècle. Bandoeng, dit-il, est un moment décisif pour 65 % de la race humaine. Toutes les religions de la terre, presque toutes les races, un milliard et demi de gens provenant de plus de 300 millions de kilomètres carrés de la surface du globe étaient représentés ici … Il s’agissait d’un genre de réunion qu’aucun anthropologue, aucun sociologue, aucun spécialiste de la science politique n’aurait songé à organiser … Seuls des hommes bruns, noirs et jaunes, ayant pendant longtemps été, rendus douloureusement conscients de leur race et de leur religion, sous les rigueurs de la domination coloniale, pouvaient avoir senti la nécessité d’une pareille conférence. Et Wright rappelle qu’aux premiers jours difficiles de la Révolution russe, Lénine avait rêvé d’un rassemblement analogue de tous les opprimés de la terre …
Le sentiment de « l’infériorité raciale » a été le ciment de la Conférence de Bandoeng. Les divergences idéologiques sont tombées devant la force puissante et irrationnelle du « racisme antiraciste » de tous les colonisés. Wright n’hésite pas à signaler les lacunes et déficiences de la Conférence. L’Afrique noire constituait « le point le plus faible ». Les millions de noirs soumis à la domination française furent quelque peu oubliés, de même que les millions de noirs des Etats-Unis.
D’autre part, les participants avaient des idées bien plus claires sur ce qu’ils ne veulent pas que sur ce qu’ils veulent. Richard Wright s’émerveille de la souplesse avec laquelle Chou en-Laï manœuvra au milieu de ce débordement de sentiment racial et religieux. Si l’appel de Bandoeng à la conscience morale de l’Occident n’était pas entendu, qu’arrivera-t-il, se demande l’auteur ? Et il répond : « M. Chou en-Laï est là, qui attend, patient … » Au bout, Wright aperçoit la perspective du communisme et, comme le communisme à la russe lui fait horreur, et qu’il ne sait pas trouver, d’autre alternative, son livre s’achève, à la déception du lecteur, dans l’angoisse …
Daniel GUERIN.
(1) Bandoeng : 1.500.000.000 d’hommes (Calmann-Lévy).