Article de Marcel Moussy paru dans Demain, n° 4, 5 au 11 janvier 1956, p. 12
LA faim, la misère du peuple algérien, et la conscience qu’il prend de cette misère en cessant de croire à sa fatalité : ces thèmes majeurs de l’auteur de « La grande maison » et de « l’Incendie » (Ed. du Seuil) reviennent comme des obsessions dans son dernier recueil de nouvelles « Au café » (Ed. Gallimard).
La faim pose la question des responsables. Ceux qui tentent d’y répondre par un début d’organisation politique se heurtent à la répression : mascarade meurtrière d’élections à sens unique ou descente de police aveugle comme un cataclysme.
De tels abus nous concernent tous. C’est au nom de la France qu’on les a commis et qu’on les perpétue. C’est dans notre langage qu’ils nous sont révélés, avec cette économie verbale, cette retenue parfois un peu guindée ou désuète, empruntée, pour mieux nous convaincre, à notre tradition classique. Si ce langage commun permet le dialogue entre intellectuels musulmans et européens, il n’en va pas de même à tous les niveaux de la population.
Pour les petites gens dont nous parle Dib, la communauté européenne se réduit trop souvent aux silhouettes des gendarmes, du colon qui reconnaît lui même que « l’Algérie n’est pas la France », et du « grand médecin » dévoué mais obligé de renvoyer de l’hôpital par manque de place une petite vieille incurable. Réciproquement, il suffit d’avoir vécu là-bas pour imaginer la majorité de la population française réduisant la communauté musulmane à un monde d’ombres menaçantes.
Cette double aliénation crée des rapports de peur que le moindre incident envenime. A l’origine, on ne peut éluder le péché historique et économique de spoliation qui est au principe même de toute entreprise coloniale.
Comment nous en absoudre, sinon en établissant de nouveaux rapports d’égalité absolue d’une communauté à l’autre, sur la base des droits démocratiques réels de l’individu ? Alors seulement pourra se dégager un sentiment commun d’appartenance à une même terre, au lieu de deux nationalismes et de deux racismes antagonistes s’exaspérant l’un l’autre.
Cela n’ira pas pour la classe possédante musulmane, sans renoncer à un certain traditionalisme stérile, dont Mohammed Dib amorce la critique dans la dernières nouvelle de son recueil, « L’héritier enchanté ».
Cette histoire où le quotidien débouche sur le fantastique, introduit dans son œuvre un ton nouveau : un fils de famille découvre en héritant du domaine ancestral le bien fondé de l’ordre et la « grandeur de la tradition » musulmane. Confiné dans ses terres ou dans sa maison, il vit dans l’adoration de sa femme et de ses enfants.
Comme l’un de ses voisins, autre riche propriétaire, l’entraîne un jour au-delà de son domaine, dans les champs où « s’offre à la vue la noire vie de travail et de misère des fellahs », il le quitte brusquement et veut rentrer chez lui par un chemin de traverse. Dans les bois, il est surpris par des spectres menaçants de femmes. Il tire sur eux sans les atteindre et se retrouve dans sa maison pour assister à sa propre veillée funèbre.
Il s’interroge alors sur la mort, et se sent étouffé par une « forêt de cadavres » cherchant à revivre en lui, par le fardeau du passé empêchant sa libération :
« Je suis avec mes ancêtres, avec tous mes morts. Je hurle, je suis la douleur qui blâme et qui maudit. Pourquoi vous dressez-vous devant moi ? Vous voulez me protéger ? Mais vous m’écrasez ! »
Ainsi, qu’il s’en prenne tour à tour aux contraintes de la colonisation ou à un certain conservatisme étouffant de l’Islam, c’est le même effort d’élucidation que poursuit Mohammed Dib.
Il faudrait qu’une voix aussi raisonnable et aussi digne dans sa protestation soit entendue au plus vite. Sinon, elle risque d’être submergée par le grondement de légitime colère dont elle se fait parfois l’écho et par une marée de violence telle que ni Dib ni ses interlocuteurs français ne pourraient plus la dominer.
Par Marcel MOUSSY