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Michèle Lanza : Les immigrés et le racisme en France

Article de Michèle Lanza paru dans Le Monde libertaire, n° 216, novembre 1975, p. 6

En France, un salarié sur six est un immigré (1). Enfant, je m’imaginais vivre dans un des pays les moins concernés par les problèmes raciaux, surtout si on le comparaît aux Etats-Unis, dont mes lectures m’avaient appris qu’on y pratiquait ouvertement la ségrégation, notamment dans certains états du Sud. Bien sûr, je me rends parfaitement compte aujourd’hui à quel point j’étais dans l’erreur et combien les racistes, ici comme ailleurs, sont des êtres stupides et lâches, qui brandissent sans honte leur haine aveugle, comme d’imbéciles patriotes le font d’un drapeau tricolore.

On retrouve des racistes dans toutes les classes de la société, sans exception, et parmi eux, beaucoup sont de pauvres types, des « bons Français », bêtement cocardiers, ou désaxés par les sales guerres colonialistes, ou bien encore contaminés par le venin distillé par une presse odieuse et appelant au meurtre, du genre « Minute » et par des groupuscules fascisants ou néo-nazis, comme le P.F.N., le Front national ou le Nouvel Ordre Européen, qui agissent en toute impunité.

Qui donc est raciste en France ? C’est aussi bien le bourgeois aux idées étroites et au compte en banque bien garni que l’ouvrier trompé, toujours prompt à grogner contre « ces étrangers qui viennent manger notre pain » ; c’est encore ce jeune cadre distingué qui, entré par hasard dans un magasin, en ressort aussitôt furtivement parce qu’il s’est aperçu que le commerçant avait le teint basané. C’est l’abruti qui déclare à qui veut l’entendre que les Arabes sont sales et sentent mauvais, mais qui se soucie peu de savoir à quoi ressembleraient les grandes villes françaises si, dès l’aube, ces « bougnoules » n’étaient pas là pour en laver les rues et les trottoirs, et en vider les poubelles. Car, si, les travailleurs immigrés viennent en France, c’est pour y travailler. C’est la misère qui les a contraints à l’exil. Et l’économie capitaliste a un besoin vital de cette main-d’œuvre venant des pays qu’elle a pillés (et qu’elle continue à piller) ; on les traite comme une marchandise créatrice de profit, ces travailleurs, que l’on trouve dans les branches de production les plus pénibles, les plus dangereuses et demandant le moins de qualification. Leur ignorance de la langue française, leur manque de la plus élémentaire formation ne leur permettent guère d’accéder à d’autres postes que ceux de manœuvres ou O.S.

Ils sont très nombreux dans le bâtiment et dans les travaux publics (30% d’immigrés), ainsi que dans les mines (70 %), dans la métallurgie et la sidérurgie (20%), dans l’agriculture (35%).

Dans les cas de crise (comme actuellement), les immigrés sont les plus vulnérables, donc les premiers à être durement touchés. L’Etat, s’il veut éviter que le chômage ne déclenche une « guerre sociale », autrement dit une lutte de la classe ouvrière pour la défense des droit acquis, a une solution en réserve : la réduction du nombre des travailleurs immigrés, et il sait que cela ne déplairait pas à tous les « Dupont-Lajoie » en puissance qui accusent les « ratons » (comme ils disent avec mépris) de tous les méfaits, encouragés en ce sens par une presse aux ordres qui se hâte de titrer sur cinq colonnes à la une quand l’auteur d’un délit se prénomme Mohammed ou Mario mais se contente d’un entrefilet en dernière page si ledit délinquant porte un nom bien « de chez nous ».

Aucune organisation ne peut se prétendre REVOLUTIONNAIRE et dire représenter les intérêts des ouvriers en général, si elle ne consacre pas une importante partie de ses forces au travail en direction de ces boucs émissaires que sont les immigrés. Dans les syndicats réformistes, au sommet, on se proclame toujours internationaliste, on parle souvent de solidarité et on réclame dans les tracts l’égalité des droits entre Français et immigrés, Hélas, quand les leaders syndicaux et les patrons se retrouvent autour d’une table de négociation, ce problème est rarement évoqué, et il n’est jamais mis en discussion.

Qu’on se souvienne que ç’a été le cas à Grenelle, malgré la participation massive des immigrés à la grève de mai 68. Se sentant négligés, voire mis à l’écart par les organisations syndicales, les immigrés manifestent naturellement vis-à-vis d’elles une certaine méfiance, car leur expérience quotidienne les confronte à un esprit corporatiste et au nationalisme bon teint affiché par certains militants syndicaux, plus spécialement à la C.G.T.

Exploités dans les usines et sur les chantiers plus scandaleusement que leurs camarades français, les travailleurs immigrés sont réduits par les capitalistes à des conditions de vie abominables, ce qui fait la joie des racistes qui osent affirmer que si ces gens vivent dans des taudis ou des bidonvilles, c’est au fond parce qu’ils aiment ça, que ça leur suffit et qu’ils sont bien incapables de vivre autrement et de se sortir de la mouise. Ce sont les mêmes qui leur reprochent d’accueillir dans leur pauvre logis, leurs amis sans emploi, attirés en France par des promesses alléchantes et mensongères (2). Ainsi, la solidarité serait un crime, il serait donc interdit de serrer les coudes pour faire front à la misère ? Malheureusement pour eux, ces proscrits de la « société de consommation » n’ont pas suffisamment de « relations » pour se loger dans un F 4, à deux personnes seulement, comme c’est le cas si fréquemment. Ils n’ont que leurs bras pour gagner (mal) leur pain, et faire fonctionner certains des secteurs les plus importants de l’économie française.

Mon frère, mon camarade, toi qui te sens tellement « étranger », parce qu’on te méprise, qu’on t’insulte, qu’on ne cherche pas à te connaître ni à te comprendre, nous serons toujours à ton côté pour combattre la haine et l’injustice. Quand on te montre du doigt, qu’on te pourchasse, qu’on te matraque à cause de la couleur de ta peau ou de la langue que tu parles, on met en danger de mort la race humaine tout entière.

Je suis sûrement naïve, mais j’ai besoin de faire savoir que, dans mon être toujours en révolte, il n’y a place que pour une seule patrie, et que son nom est : « Amour, Paix et Liberté », même si le hasard a voulu que je naisse du côté de Paris.

Michèle LANZA


(1) Alors que la population active française ne représente qu’environ 45 % de, la population totale, les immigrés actifs représentent plus de 66 % du total des immigrés.

(2) A côté de l’immigration officielle, limitée et contrôlée, il existe une immigration clandestine sur laquelle les lois ferment les yeux, tant qu’elle sert les besoins des industriels en main-d’œuvre.

Cette immigration clandestine est une aubaine pour les passeurs en tous genres, véritables négriers des temps modernes, qui réalisent des affaires d’or sur le dos de pauvres gens miséreux.