Article d’Ulric Schulze paru dans Le Monde libertaire, n° 194, octobre 1973, p. 5

Le climat et les actes engendrés au cours de ces dernières années par les campagnes de racisme en France n’ont été contrebalancés que par quelques réactions sporadiques tantôt indignées, tantôt opportunistes, tantôt humanitaires de bon ton. Un petit mea culpa, beaucoup de grandeur et de générosité de la France éternelle ont été mises en avant.
En cela se résume le côté effectif des mesures théoriquement prises.
Quoi d’autre en effet ? On minimise les faits ; la bête humaine compte peu ; les sociologues bavardent.
Il ne s’agit que d’incidents regrettables « pour l’état et le patronat » que ce dernier soit privé, anonyme ou constitué par des technocrates du secteur nationalisé.
Bien entendu, selon sa chapelle, ses intérêts ou encore selon sa rêverie empreinte de spleen, chacun y est allé de son pipeau, de son hélicon ou de sa grosse caisse. La presse, la radio, la télé, l’opposition, la droite, les groupuscules, la mosquée, les temples (protestants et judaïques), l’apostolique et romaine église, les organisations ouvrières et tutti quanti …
Le cœur est allégé, la morale est sauve. Chacun a pu s’exprimer librement y compris ceux qui s’expriment en actes, c’est-à-dire : ceux qui exploitent, qui ont des sous, qui spéculent, qui calculent, qui ratonnent, qui logent, qui discriminent, qui embauchent, qui gouvernent, qui frappent, qui répriment, qui blessent, qui licencient, qui méprisent, en un mot ceux qui en vivent, et, qui par-dessus le marché, prétendent protéger tant nos corps que notre bien-être !
Mais voilà c’est fini, on ne galège plus. Va falloir devenir un tantinet sérieux.
En effet ce 19 septembre le gouvernement algérien a décidé que cela devait cesser. Il n’a pas tergiversé longtemps. Il envisage fermement et simplement de rapatrier l’ensemble de ses émigrés. Réunion du gouvernement algérien le 19 septembre, décisions publiées le 20, réactions de la presse française le 21. Et quelles réactions !
Ah ! ça tout le monde s’y est mis : qui à la une, qui à la trois, qui à la six, qui à la seize ! Et, on en a appris des choses inattendues, originales et diverses !
D’abord et c’est de taille : « la France n’a pas de tradition xénophobe » (M. GORSE). Il ne s’agit pas d’en prendre acte, ou, plutôt si, mais à la condition d’en prendre date également.
Tradition toute nouvelle en date du 20 septembre 1973, tradition qui efface tout : le prussien qui mange les enfants d’Alsace, le Youpin, la Perfide Albion, la haine du boche (version revue du prussien), les camarades espagnols recueillis, puis parqués, puis affamés, puis exploités, puis livrés aux nazis, puis embrigadés dans la libération, puis exploités à nouveau, puis selon le cas expulsés ou livrés à Franco, les viets, les bicots, les ritals, les portugais, etc …
Pas xénophobe mais coopérative, la tradition de la France : elle arme, puis s’apitoie ou cocufie pour bien montrer qu’elle n’est pas exclusive, voyez Israël, Lybie, Biafra, Tchad … Ca nourrit son monde la quincaillerie de guerre : tant le prolo français que le prolo émigré, tant le sous-prolo national que l’algérien, ou le portugais, ou le polak, ou le rital, ou l’hidalgo pour ne citer que ceux-là, ceux-là qui en ont assez d’être des « mal vivants ».
Ensuite on a appris « qu’il n’y a pas de discrimination raciale dans les entreprises » (M. CHOTARD, vice-président du CNPF). Il n’y a pas de quoi rire, ni même de sourire, car c’est souvent exact.
Il suffit d’aller par exemple à FIRMINY près de ST-ETIENNE. Là, le seul exutoire d’une population toute ouvrière c’est le bistrot-assommoir ou la fête foraine. Pas de discrimination entre le fondeur algérien ou portugais.
J’ai vu bien des usines, bien des ateliers sordides (verreries, filatures, fonderies, forges, aciéries, chaudronneries…) mais jamais un atelier comme la fonderie des Forges de la Loire (Schneider-Creusot) à Firminy, atelier où marnent et crèvent 1.300 à 1.400 ouvriers.
Là à coup sûr pas de discrimination dans l’entreprise et pour cause. On n’y voit pas à trois mètres dans la poussière, les étincelles et les émanations de résines phénoliques. On n’y voit goutte et alors, comment distinguer les hommes, les femmes, les vieux, les jeunes, les algériens, les français, les émigrés de tout crin ?
Comment distinguer leurs voix, leurs accents dans le bruit ? Pas de discrimination dans cette misère. Vous n’avez pas menti Monsieur du CNPF ; d’ailleurs un monsieur bien peut-il mentir ? Pas de discrimination non plus dans la mort par accident de travail parmi les monteurs en charpentes métalliques et en chaudronnerie lourde : ils tombent et meurent ou se mutilent discrètement sans faire grand bruit. Peu d’entre eux arrivent vivants ou entiers à la retraite. Et est-ce la faute aux entreprises s’il y a beaucoup de monteurs algériens d’ailleurs excellents et très recherchés ?
Non il n’y a pas de discrimination raciale dans les entreprises françaises et nous serons d’accord avec M. GHERAIEB, Président de l’Amicale des Algériens en Europe, lorsqu’il déclare « que la situation actuelle de l’émigration n’est en fait, que le prolongement de celle du prolétariat français ».
Enfin la presse dans son ensemble nous apprend que l’Algérie n’a pas intérêt à rapatrier ses émigrés. On avance les devises transférées par les travailleurs algériens, le sous-emploi en Algérie, et autres arguments de ce genre.
De quoi se mêle-t-on, que bêle-t-on ? Que veut-on : rassurer ou dorer la pilule un coup de plus ?
Dans le chorus rassurant de la presse française, deux organes font quelque peu dissonance : « L’HUMANITE » et « LE MONDE ».
« L’HUMANITE » qui claironne, qui fanfaronne par la plume de Robert CAMBOTTE, lequel ou bien plagie les déclarations des autorités algériennes, ou bien, – et c’est vraisemblablement le cas – se prend pour le porte parole du gouvernement algérien, prétextant s’être entretenu l’an dernier avec M. BOUMEDIENNE – A vous de choisir – De toutes façons il ne fait répéter ce que que tout le monde connait déjà, à savoir que l’Algérie a déjà pris des risques, a déjà fait front dans le passé à des situations difficiles : départ des cadres à la fin de la guerre, rupture des accords pétroliers en 1971 (donc manque de devises coïncidant avec la mise en œuvre du premier plan quadriennal), reconversion de la main d’œuvre après l’arrachage des vignes…
Si la presse bien pensante veut faire prendre les déclarations algériennes pour de l’esbrouffe, si l’« HUMANITE » y voit le symbole d’une juste révolte emplie de panache, « LE MONDE » plus mesuré et surtout mieux informé les considère comme étant « mûrement réfléchies et comme ayant déjà été envisagées depuis quelque temps ».
Nous serons d’accord sur ce dernier point qui nous laisse cependant sur notre faim car : ou bien on ne sait pas ce qui se passe en Algérie, ou bien on préfère l’ignorer. En effet, si les émigrés algériens quittaient vraiment la France, cela ferait mauvais effet et … ils créeraient ainsi un sérieux manque sur le marché du paria …
Avec le franc qui bat de l’aile, la soupe qui augmente, avec ces « désordres sociaux » qui, semblables à des vagues de marée haute se succèdent depuis 1968, il serait navrant même indécent d’être obligé de constater que l’Algérie peut se passer de la France et, que de surcroit, elle y augmenterait le marasme par le départ massif de ses émigrés. On est encore en retard d’une guerre. On possède bien la bombe, mais pour l’automation c’est pas au point.
Bien sûr il y a des portugais, des noirs, des hindous, des turcs, des pakistanais, mais, ces salauds-là – n’est-ce pas honteux ? – ne sont même pas formés et n’entravent que dalle au français. De plus, quelle effronterie, ils ne sont même pas sur place ! Quant à leur santé, pour sûr qu’elle est fragile…
De fait le problème du rapatriement des émigrés algériens se situe au niveau des réalités et des besoins de l’Algérie.
La réalité dont on ne parle pas est que l’Algérie est un pays riche par son sous-sol : pétrole, gaz, tungstène, et dans un avenir plus lointain l’uranium vraisemblablement.
Une industrie lourde s’y est crée, surtout depuis 4 ans. Cette industrie est peut-être déficitaire, elle le restera sûrement longtemps. Qu’importe, le sous-sol comblera ce déficit.
Cette industrie tourne, elle tournera plus vite ; elle a besoin déjà de main d’œuvre qualifiée et nationale.
Cette main-d’œuvre existe. Elle est en France et aussi en Belgique.
Un deuxième plan quadriennal démarre. Il a pour objectif essentiel, la construction et le social. Ce plan exige lui aussi de la main-d’œuvre nationale qualifiée.
Les autorités algériennes en sont conscientes depuis longtemps de même qu’elles sont conscientes du sous-emploi qui sévit dans le pays et qui va s’accentuant avec la poussée démographique.
La main-d’œuvre nationale qualifiée est rare en Algérie. Elle est constituée dans sa majeure partie d’éléments déjà âgés, ayant été formés en France au temps de la colonisation. La relève n’est pas assurée. La formation professionnelle en Algérie n’a pas suivi le rythme accru des besoins. La relève peut s’effectuer en rapatriant les émigrés.
Par sa guerre d’indépendance qui a duré 7 ans et a coûté plus d’un habitant sur dix (au bas mot 1.500.000 morts), l’Algérie a donné officiellement une chose à l’Algérien (tant kabyle qu’arabe) : une dignité humaine doublée d’un sentiment national profond. L’Algérien n’est plus anonyme, il n’est plus colonisé. Il dispose d’un pays à lui et de représentations diplomatiques qui le protègent, certes, mais qui le tiennent aussi en laisse.
Il est acquis, par ailleurs, que le gouvernement algérien a toujours dénoncé l’exploitation dont ses ressortissants ont été l’objet. Ceci n’est pas le cas pour l’Espagne par exemple, où le gouvernement de Franco se moque bien des conditions d’exploitation de ses travailleurs émigrés.
Depuis plusieurs années des campagnes de presse dans « EL MOUDJAHID » ont préparé l’opinion algérienne au retour des émigrés.
On constate alors une coïncidence, une situation arrivant à maturité composée de deux volets : d’une part protéger ses ressortissants contre les menées racistes, et d’autre part, les inciter à revenir dans leur pays où on a impérativement besoin d’eux.
C’est pourquoi, le gouvernement algérien s’est penché, également depuis plusieurs années, sur le problème des structures, et conditions d’accueil des émigrés, portant essentiellement sur : la réinsertion sociologique et psychologique, le logement, les emplois et salaires, la scolarisation des enfants, l’enseignement de la langue nationale en Europe. Actuellement 21.000 jeunes algériens (sur 240.000 environ) suivent des cours d’arabe en France, Belgique et Suisse.
Parallèlement, et aussi depuis longtemps, des démarches officielles ont été entreprises auprès des autorités françaises afin que les travailleurs algériens puissent améliorer leur formation professionnelle.
Enfin, si les voies officielles françaises font état du milliard et demi (ancien) de devises transférées annuellement par les algériens, les autorités algériennes taisent le montant des avoirs algériens placés dans les banques et les caisses d’épargne françaises. Ce montant a été estimé. Le paquet est très gros.
On peut alors poser cette question : où irait le fric en cas de départ des Algériens ? Pour le tiers au moins de l’autre côté de la mer et d’un seul coup … A parier que Giscard préfère ne pas y penser.
Quant au milliard et demi transféré, certes il fera défaut à l’Algérie. Mais les besoins en devises y sont moins importantes qu’il y a quelques années … Le gaz se vend très bien, il est même vendu d’avance pour plusieurs décades aux USA contre dollars dévalués ou non. Voilà le tableau, celui qu’on ne veut montrer au public.
Comme toujours, on ne demandera pas l’avis des intéressés. Selon le cours que prendront les événements, ils devront suivre : ou bien continuer leur sort d’émigrés méprisés, ou bien être rapatriés. Si le rapatriement devait être décidé, ceux qui ne voudront pas retourner au pays deviendront des réfugiés politiques avec les joies que cet état implique. Ceux qui seront rapatriés seront tiraillés entre deux modes de ce qu’on appelle civilisation.
Tant les uns que les autres devront assumer longtemps encore l’une des plus chiennes de vie qui soit, la vie des personnes déplacées. Ceci, soit dans leur propre pays, d’où ils ne pourront plus guère sortir, soit sur une terre étrangère, d’où, quand ils seront morts, on les rapatriera à grands frais, afin qu’ils putréfient en paix dans leur village d’origine.
Avant cela on leur aura inculqué (si ce n’était déjà fait), la haine d’une race, d’une ethnie ou d’une classe quelconque, afin que se perpétue le mépris de l’opprimé pour la seule gloire de tous ceux qui nous gouvernent avec la suffisance que l’on soit.
Ulric Schulze
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