Article de Jean Boucher paru dans Le Libertaire, n° 135, 25 juin 1948, p. 3

REPONDANT à la récente initiative prise par des représentants patentés de la grosse bourgeoisie et du capitalisme libéral, de fédérer les Etats européens placés entre l’enclume américaine et le marteau soviétique, les partis socialistes – ou qui se prétendent tels – avaient convié les délégués de leurs sections nationales à un congrès qui se voulait être celui des peuples d’Europe, d’Asie et d’Afrique. Etaient venus se joindre à ces délégués « typiques » les représentants des divers mouvements plus ou moins autonomes dont la fin de la deuxième guerre mondiale a vu l’éclosion un peu partout dans le monde.
Disons de suite que ce congrès, qui nous était, ouvert et auquel nous avons assisté à titre d’observateur, nous a profondément déçu. Nous n’en attendions que peu de chose, il est vrai, mais nous espérions qu’une certaine tenue, qu’un certains sérieux seraient au moins sa marque essentielle vu le marasme économique et politique de l’heure présente.
La première journée, celle du samedi, pouvait être pleine d’enseignements. Elle était réservée à l’exposé des griefs que les peuples de couleur lancent à la face de leurs maîtres lorsque ceux-ci se targuent, d’avoir apporté la civilisation dans leurs bagages. Deux discours seuls nous sont apparus comme édifiants parce que posant le problème comme il devait être posé, ce furent ceux d’Appiah (Ouest africain) et de Mezerna (Algérie). Eux seuls eurent le courage de dire leur fait aux dirigeants européens, et nous fûmes bien aise de voir des députés anglais et français applaudir des paroles qui les fustigeaient.
Les rapports politique et économique ne nous apprennent rien que nous ne sachions déjà. Quant aux discours des éminences de race blanche siégeant soit aux Communes, soit à la Chambre des députés, soit au Conseil de la République, disons simplement qu’ils furent ce que sont tous les discours des modernes socialistes : des pages d’éloquence creuse de comice agricoles. Un tremolo de voix pour les frères de couleur, une larme de crocodile sur le paupérisme aux colonies. Jamais le colonialisme n’avait été aussi bellement attaqué. Et pourtant …
Pourtant, si nous ne nous abusons, ce sont justement les promoteurs de ce congrès qui, partout en Europe, tiennent les rênes du pouvoir. N’est-ce pas le parti travailliste qui, en Angleterre, perpétue les exactions conservatrices en matière de colonialisme ? N’est-ce pas une direction démocrate et socialiste qui, de Hollande, maintient l’état de guerre entre colons et indigènes par toute la Malaisie ? N’est-ce pas un ministre socialiste des colonies qui, en France, a réussi à envenimer si parfaitement les problèmes indochinois, malgache et algérien ? A l’heure où ces lignes sont écrites, n’est-ce pas le socialiste Naegelen qui « répressionne » en Oranie ?
Ce qui nous afflige le plus est le manque évident de nouveauté dans le mode de lutte envisagé par les délégués de couleur. Tous dénoncent l’action européenne, mais tous également prônent en tant que remède-panacée la création de parlements indigènes, munis des pleins pouvoirs. Tous ont à la bouche le mot de démocratie – leitmotiv du XXe siècle, sans doute pour ne pas déplaire à leurs collègues européens. Cela n’empêcha pas les délégués présents de faire montre d’un esprit éminemment anti-démocratique, en décidant de ne pas donner la parole aux représentants de la Palestine sous le prétexte que le problème juif dépassait le cadre de leurs discussions / Disons de suite que ces représentants juifs n’étaient pas des sionistes, mais des chrétiens et que les représentants musulmans ne se firent pas fi de parler de religion opprimée – la leur évidemment – au cours des débats.
Si l’on ajoute à tous ce fatras déjà entendu le désintéressement affiché – lors de la lecture des rapports ou au cours des interventions diverses – par les délégués eux-mêmes, dont les papotages particuliers couvrirent à plusieurs reprises les orateurs, on aura tout dit de ce Congrès saboté par ceux-là mêmes qui prétendaient donner vie à une grande idée. Et les « colonisés » n’en continueront pas moins à souffrir et à se faire massacrer par les « civilisés » que leur auront délégués les bons ministres socialistes humanitaires.
J. BOUCHER
P. S. – Au reçu de la lettre d’un correspondant syndical que j’aime bien et qui me reproche ma « quasi clandestinité » et sur les instances d’un certain nombre de camarades de travail qui bataillent à visage découvert pour éviter la politisation complète de la Fédération du Livre, j’ai décidé d’abandonner le pseudonyme Normandy pour signer de mon vrai nom chacun de mes articles à venir.
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