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N. Marc : L’impérialisme français en quête de grandeur

Article signé N. Marc paru dans Quatrième Internationale, Nouvelle Série, n° 20-21, juillet-août 1945, p. 5-20 ; suivi de « Algérie », paru dans Quatrième Internationale, n° 22-23-24, sept.-oc.-nov. 1945, p. 37-38

I. – LE SABRE ET LE GOUPILLON

Les Journées d’Août.

Il y a près d’un an, aux derniers jours du mois d’août, les armées anglo-américaines approchaient prudemment des portes de Paris : le « mur de l’Atlantique » s’était effondré et ce qui subsistait des armées nazies reflouait par le cou- loir de Paris, vers l’Alsace et vers le Rhin … ; mais une inconnue subsistait :

Après quatre années de dictature nazie et vichyssoise, la France se trouvait privée d’un gouvernement central : l’ancienne autorité et l’ancienne « légalité » s’étaient effondrées ; les destructions opérées dans le système des transports avaient fait retourner l’ensemble du pays à l’autonomie de facto des villes et des provinces complètement isolées les unes des autres. Depuis le 17 août, les cheminots s’étaient mis en grève. La plupart des usines étaient fermées. Qu’allait-il se passer dans la capitale, sur les débris de l’ancienne légalité ?

La « Résistance » qui groupait tous les courants d’Union Sacrée, opposés au nazisme, sortit de l’illégalité avec les mots d’ordre communs d’ « Insurrection nationale » et « Mort aux boches et aux traîtres ». Dès le début, le P.C. se manifeste comme l’élément moteur de la « Résistance ». En tant que tel, il oriente la classe ouvrière, non vers les usines – afin de les transformer en bastions ouvriers – mais vers les quartiers, où, toujours sous son impulsion, se constitue la Milice Patriotique dont l’objectif suprême est la lutte contre le « boche ».

Les Allemands ne contrôlent plus que leurs voies de retraite, – et encore – et quelques blocks fortifiés.

Le pouvoir se trouve d’emblée entre les mains des divers comités de la Résistance – nommés par en haut, parfois avec l’accord de tous les partis « résistants », – parfois en tant qu’émanation directe d’un seul parti.

Une lutte, tantôt sournoise, tantôt ouverte se livre entre les divers partis de la résistance autour des mairies où chacun essaie d’installer sa propre équipe. Des barricades se dressent en divers points de la capitale et chaque bâtiment officiel déserté par les Allemands devient un nouveau « bastion de la résistance ». Le bastion central, c’est la Préfecture de Police. En effet, deux jours avant que les « Alliés » ne soient aux portes de Paris, les flics qui avaient torturé pendant quatre ans les militants ouvriers et les combattants anti-nazis, se métamorphosent brusquement en « résistants », se mettent en grève et reconnaissent opportunément l’autorité d’un émissaire du général de Gaulle.

Les Allemands, absorbés par le souci de leur retraite, sont attaqués en divers points par les équipes de la Milice Patriotique, mais ils n’ont pratiquement plus la force de faire des sorties massives en dehors de leur ligne de repli.

Pendant ce temps, l’avant-garde révolutionnaire, extrêmement réduite, inexpérimentée et peu audacieuse, concentre ses efforts sur les usines et y impulse la création des Comités ouvriers. Un réseau de Comités élus s’étend d’usine à usine, des grandes entreprises, comme Renault, aux entreprises de moindre importance. Mais ces Comités sont élus par une fraction très restreinte de la classe ouvrière, une faible partie de celle-ci étant retournée vers les usines fermées depuis plus de deux mois ; l’autre partie se trouve dans les quartiers, sous l’obédience directe du P.C.F. dont tous les mots d’ordre visent à orienter l’opinion ouvrière vers la « lutte contre l’Allemand » (la première Humanité imprimée porte sur six colonnes « Mort aux boches et aux traîtres » et le lendemain, « A chaque Parisien, son boche »).

Ainsi, par cette tactique d’éloignement volontaire des usines, la bureaucratie du P.C.F. empêche toute possibilité de regroupement des forces ouvrières, à un moment où leur action autonome risquerait de mettre en danger les bases du régime capitaliste.

Lorsque, six jours après cette soi-disant « insurrection », dans lesquelles tant de jeunes travailleurs se sacrifièrent, les chars de Leclerc entrèrent finalement dans Paris, les Allemands s’étaient retirés depuis deux jours, et les soubresauts populaires n’avaient aucunement dépassé les cadres prévus de commun accord par les partis résistants d’Union Sacrée. L’unanimité nationale orchestrée par le P.C. avait étouffé complètement toute réaction autonome profonde de la classe ouvrière.


L’armée alliée avait marqué un temps d’arrêt avant d’entrer à Paris, pour vérifier à l’épreuve des faits si le magma de la résistance était capable de ramener sans secousse le pouvoir, de la rue aux mains de de Gaulle. Son calcul ne s’était pas avéré faux. Tout était en « ordre », dans l’attente patiente des nouveaux maîtres.

Mais dès le début, un petit épisode allait se jouer entre de Gaulle et le Comité National de la Résistance qui, au grand complet attendait le général à l’Hôtel de Ville pour lui remettre solennellement le pouvoir. Tandis que le C.N.R. faisait les cent pas à l’Hôtel de Ville, de Gaulle descendait les Champs-Elysées vers Notre-Dame pour y recevoir la bénédiction des cardinaux qui avaient encensé Pétain quelques semaines auparavant. Suivi des chars de Leclerc, plébiscité par les hourrahs de la foule, encensé par les cardinaux et protégé par les flics résistants de la dernière heure, de Gaulle daigna ensuite faire le tour du propriétaire à l’Hôtel de Ville.

Malgré l’escroquerie politique de « l’insurrection nationale », la consécration officielle de la libération de Paris s’était effectuée sous le signe du sabre et du goupillon.

La dualité des pouvoirs.

Les événements de Paris ne se sont pas reproduits identiquement partout. Dans les centres maquisards, et dans les villes où l’armée n’arriva que bien plus tard, un battement plus grand s’est produit entre l’effondrement allemand et l’entrée des « Alliés ». Le pouvoir échut pour un temps, soit aux Comités de la Résistance, comportant tous les partis sans distinction de classe, soit à des formations plus restreintes comme F.T.P., Comités de Milice Patriotique, etc … Tous ces Comités perdirent pied au fur et à mesure du ressaisissement de l’appareil étatique, ressaisissement d’autant plus rapide, que tous les partis facilitaient la tâche au gouvernement central. Le juge, le flic, le percepteur se soudèrent immédiatement autour du nouveau « sauveur », comme en 1940 ils s’étaient, soudés autour de l’autre « sauveur », Pétain …

De Gaulle constitua en hâte un nouveau ministère, dans lequel il eut le soin d’inclure le chef nominal du C.N.R. – Bidault -, ce qui donnait l’illusion d’un amalgame entre l’ancien appareil et les Comités de la Résistance. En réalité, en fait d’amalgame, il s’agissait d’une simple incorporation dans l’appareil des éléments nouveaux, mais nullement d’une liaison entre deux éléments distincts : appareil et Comités.

D’ailleurs les Comités remirent eux-mêmes le pouvoir à l’appareil auquel ses membres s’intégraient ou se soumettaient avec empressement.

Finalement la petite bourgeoisie se détacha à son tour des Comités de la Résistance qui s’étaient dessaisis « patriotiquement » de tout pouvoir.

Pendant ce temps, les staliniens prirent en charge de balayer dans les usines les Comités ouvriers. Leur liquidation fut d’autant plus rapide que leur écho avait été très amorti dans la classe ouvrière, et que l’avant-garde révolutionnaire n’avait ni pu, ni osé paraître à la lumière et prendre leur défense avec efficacité.

De son côté, de Gaulle, installé à la tête du nouvel Etat et de la vieille machine administrative, à vrai dire un peu éprouvée, s’attaqua aux formations issues de « l’illégalité » au cours des journées d’août, et qui échappant au contrôle de l’appareil, concurrençaient ses pouvoirs : Comités d’épuration, F.T.P., Milices Patriotiques, créations éminemment staliniennes et en grande partie de composition ouvrière.

Les étapes de cette liquidation se suivirent rapidement : les Milices, transformées d’abord en « Gardes civiques » sur lesquelles la Préfecture de Police obtint un droit de regard, furent sommées de se dissoudre en novembre, et furent définitivement sacrifiées vers le mois de janvier, lorsque le P.C. se décida lui-même à les faire rentrer dans la « légalité ».

Les F.T.P., envoyés sans armes et sans aide au massacre dans les poches de Bretagne et en Alsace, afin de prouver leur patriotisme, furent, pour ce qu’il en resta, absorbés (et non amalgamés) dans l’armée des Leclerc, de Lattre, etc …

Quant aux Comités d’Epuration, ils furent progressivement supplantés par des commissions et tribunaux pourvus de juristes de carrière et moururent de leur belle mort en même temps que l’épuration elle-même.

Seuls les Comités de la Résistance – formés, rappelons-le, des représentants de tous les courants résistants – subsistèrent impuissants et décoratifs, mais toujours utiles comme instruments d’Union Sacrée et comme alibi du « nouvel » Etat.

La « dualité » des pouvoirs s’était en somme résorbée d’elle-même : les Partis de la Résistance avaient délibérément sacrifié les Comités et s’étaient empressés de transmettre leurs pouvoirs au gouvernement. Appuyé par les staliniens, reconnu par les « Alliés » qui virent en lui l’élément de stabilité sociale, de Gaulle émergea de l’épreuve avec un appareil bureaucratique renforcé, une police au prestige remis à neuf et une armée reconstituée avec les formations venues de l’Empire, prête à recevoir comme des fils prodigues les officiers de la défaite, pétiniste et naphtalinés.

La désagrégation de la « Résistance ».

La « Résistance » avait rassemblé dans l’illégalité non seulement les éléments petits-bourgeois qui croyaient naïvement – en leur plus grande partie – à la possibilité d’un « renouveau démocratique » et à une espèce de République de type nouveau, mais aussi les partis stalinien et réformiste, qui ayant abandonné en réalité une politique de classe et toute aspiration à la révolution prolétarienne, se plaçaient délibérément sur le terrain de l’Union Sacrée.

Dès les premiers mois de l’apparition à la lumière des organisations de la Résistance, la fiction d’un grand bloc de toutes les classes se brisa en morceaux.

Le Parti Socialiste et surtout le Parti Communiste devinrent normalement le pôle d’attraction des masses vers la gauche. La droite se groupa, non pas tant autour de petits groupements plus ou moins résistants qui n’osaient même pas s’aventurer sur l’arène politique, non pas tant autour du Centre, qu’autour de l’appareil de de Gaulle.

Entre ces deux forces précises, les courants petits-bourgeois de la Résistance tendent à perdre tout caractère politique autonome.

Les deux grandes organisations résistantes, le Mouvement de Libération Nationale (M.L.N.) et le Front National (F.N.) tendirent vers leur réduction à des simples prolongements du P.S. et du P.C. Les crises interminables et épuisantes dans le M.L.N., la création des diverses « Unions », les marchandages avec le P.S. ou les « fronts uniques » avec le P.C. suivent, même sur le plan organisationnel, cette ligne d’effritement, tandis que de cette convulsion les anciens postes émergent avec leur place déterminée sur l’échiquier politique.

La « Résistance », en tant que formule politique, tend à devenir une … abstraction métaphysique. Si chaque force politique (y compris l’appareil) couvre ses actes du nom de la « Résistance » et du programme commun de l’illégalité (« Programme de 1944 du Comité National de la Résistance ») – tout comme jadis, au temps des guerres de religion chacun se référait obligatoirement à la Bible – en réalité, la lutte de classe creuse un fossé aussi bien entre le pôle gauche (P.C.F.) que l’appareil, comme elle crée des séparations et nuance les tiraillements entre les diverses organisations politiques, même dans le camp de la gauche (P.C.F.-S.F.I.O.).


Si, pour redonner une vigueur nouvelle à sa politique de collaboration de classe, le parti stalinien camoufle volontairement son drapeau, exige toutes sortes de « blocs de la résistance » et met sur pied des « Unions Patriotiques » (comme aux élections municipales par exemple), ceci n’empêche ni le fossé de s’élargir ni à ce qu’une partie des autres organisations « résistantes », reprennent leur place plus ou moins déterminée (M.R.P. – Mouvement Républicain Populaire) catholique, au centre ; groupe Marin et « France Libre », etc., à l’extrême droite ; tandis que dans la gauche même, des groupements petits bourgeois (Combat, Franc-Tireur, divers courants du M.L.N.) poursuivent leur oscillation perpétuelle entre les « blocs staliniens », le P. S. et le néant.

La tactique et la stratégie du P.C.F. n’est ni fortuite ni conjoncturelle.

Partout en Europe les partis staliniens se placent aujourd’hui sur le terrain du parti unique, du « bloc des quatre classes », selon l’expression employée en Chine en 1927, c’est-à-dire, politiquement, sur le terrain du radicalisme quarante-huitard dont le but est l’instauration d’une bonne république bourgeoise amendée.

L’expérience des derniers dix ans, de 1935 à aujourd’hui, prouve qu’il s’agit là d’une stratégie organique, quels que soient les déboires qu’elle entraîne et les défaites qu’elle conditionne. La bureaucratie stalinienne s’avère organiquement incapable de suivre un autre chemin à l’extérieur de l’U.R.S.S. : cependant, malgré les désastres du passé, après la victoire de l’Armée Rouge, cette politique trouve à nouveau un succès grandissant dans les masses qui persistent à voir dans le P.C. la porte ouverte à un changement social. La stratégie stalinienne pour le parti unique, sans frontière de classe (« le grand parti de la renaissance française ») n’apparaît pas dès l’abord comme une trahison : accompagné – et précédé souvent – par l’appel à l’unité de la classe ouvrière (P.C.F.-S.F.I.O.), il cache le jeu de la bureaucratie stalinienne et renforce même son prestige.

Cette stratégie qui repose sur le prestige de la bureaucratie stalinienne victorieuse, a permis une tactique souple … jusqu’à la contradiction : dans la période qui a suivi la « libération », nous avons assisté à deux phases distinctes dans les rapports entre le Parti stalinien et l’appareil. Dans la première phase – qui va du début septembre à fin décembre – le P.C. s’oppose démagogiquement aux tentatives d’arbitraire de l’appareil et à sa politique de liquidation des organismes issus de l’illégalité et des journées d’août. Dans la deuxième phase, un tournant radical a lieu à la suite de la signature du pacte franco-russe du 10 décembre. Le P.C. proclame lui-même la nécessité de la liquidation des gardes civiques, approuve l’arrêt de l’épuration et se déclare « parti de gouvernement ». Cependant, même ce tournant décisif n’ébranle pas sérieusement sa popularité, affermie au cours de la première phase. La moindre velléité d’opposition lui permet de retenir encore les éléments, persuades d’un prochain retour à gauche. Les plus impatients sont purement et simplement expulsés. Ainsi est maintenue l’homogénéité du parti, aux dépens de sa composition sociale, les éléments petit-bourgeois prenant de plus en plus d’importance, et renforçant les tendances conciliatrices de la bureaucratie.

Tournons-nous vers l’autre camp.

Afin de comprendre la place à la fois d’arbitre et de « Parti » de l’appareil, il ne faut pas oublier que de Gaulle : a) amenait avec lui une armée, b) qu’autour de l’appareil s’étaient naturellement agrégés tous les éléments de conservation sociale et c) que cependant de Gaulle était assuré d’une large popularité à cause de l’appui que lui avaient accordé tous les partis, y compris le P.C. De Gaulle utilisa à fond ces facteurs pour consolider son pouvoir et le rendre indépendant de tout contrôle. Au fur et à mesure qu’il s’avéra comme le chef de file du maintien du statu quo ante, il entama largement son capital moral dans la masse: cependant le très long répit dont il jouit lui permit de raffermir l’appareil, et de s’assurer entièrement le contrôle de l’armée. Manifestant un mépris absolu pour les changements qui s’opéraient dans l’opinion publique, de Gaulle forma son ministère dans sa plus grande partie par des membres du mouvement catholique du centre (M.R.P.) sans poids politique notable dans le pays. Il institua un simulacre de Parlement appelé Consultative à laquelle il daigna lire de temps en temps ses « messages » ; finalement il mit la presse à la portion congrue et facilita la réapparition et le maintien des journaux de droite (Figaro, Monde, etc.).


En résumé, deux forces essentielles se détachent sur l’arène politique : le P.C. comme voie de radicalisation des masses vers la gauche et l’appareil gouvernemental comme paravent de la droite.

Quelles sont dans ces conditions les perspectives lointaines en regard d’une part, de l’appareil, et d’autre part, en regard de l’influence stalinienne dans les masses ?

Les exemples tragiques et typiques du passé montrent que l’appareil peut passer au moment choisi par lui à l’attaque et que le conflit devient inévitable, même avec les « néo-jacobins » et les modérés (Espagne).

En ce qui concerne l’emprise sur la classe ouvrière, la stratégie du bloc des quatre classes qui ne peut être qu’une stratégie de la défaite, ne saurait représenter un obstacle insurmontable au regroupement de l’avant-garde. A travers de longs combats, l’avant-garde peut et doit trouver le chemin de la classe, même si ce chemin risque de nouveau de passer par des défaites partielles.

II. – L’INCAPACITE DE REMETTRE EN MARCHE LA PRODUCTION

Les « réformes de structure ».

La France est sortie de la deuxième guerre avec un appareil économique et financier complètement démoli.

La désorganisation des transports et les destructions de toutes sortes pèsent d’un poids terrible sur l’ensemble de l’économie : 2.000 kms de voies ferrées ont été anéantis ; plus de 3.000 ponts ont sauté ; seulement 35 % de locomotives sont encore en circulation (6.000 sur 16.000), 50 % des wagons, 25 % des camions routiers et 1/3 des bateaux marchands (soit 1 million de tonnes affectées au pool allié). Outre la destruction presque totale des ports de la Manche et de l’Atlantique, des villes entières offrent un spectacle de désolation et de ruine (1.500.000 maisons ont été détruites – contre 950.000 en 1918).

Les conditions diffèrent tellement de région à région qu’on ne peut même plus parler d’un marché national. En principe, toute la production et la consommation sont sous le contrôle du gouvernement. En pratique, la désorganisation des transports, la désorganisation de l’appareil de production et l’existence de deux marchés divergents (marché officiel et marché noir) rendent tout contrôle théorique et illusoire.

Un an après la « libération », la « reconstruction » marque toujours le pas, le chômage subsiste, l’industrie ne tourne pas. Quoi qu’elle ait gardé près de 75 % de sa capacité de production, l’industrie n’arrive pas à démarrer, faute de matières premières, d’énergie et de moyens de transport.

La crise du charbon rend catastrophique la situation de l’industrie : la production du charbon s’élève aujourd’hui à 56 % de la production française d’avant-guerre qui ne couvrait dès alors que les 60 % des besoins du pays. En d’autres termes, la production charbonnière ne couvre que les 33,6 % des besoins, ce qui se réduit (après déduction du minimum nécessaire pour les transports) à seulement 20 % des besoins de l’appareil industriel.

Le montant de la production industrielle en 1944 a été estimé à 30 % au plus du montant total de 1938, contre une moyenne de 55 % en 1943.

A titre d’exemple, – l’industrie de base, la sidérurgie, qui est sortie intacte de la guerre – travaillait après huit mois de « libération » à 10 % de sa capacité ! Si l’on prend une autre industrie, celle des textiles, on constate un arrêt presque complet et une généralisation du chômage dans ses centres (Roubaix). « En vérité – écrit un spécialiste de la question, Ventenat, dans « Le Monde » du 17-18 juin 1945 – les perspectives pour les mois à venir sont pour l’industrie française fort sombres. Si le relèvement de notre production charbonnière arrive à s’accentuer, l’amélioration qui en résultera pour la plupart de nos usines sera fort réduite car il faudra d’abord penser a couvrir certains besoins essentiels » … (ceux de la campagne betteravière par exemple), etc …

La paralysie de l’industrie a provoqué un changement dans la nature des importations – (importations qui restent réduites aussi bien à cause du manque de tonnage allié qu’à cause de certains facteurs de politique internationale (: outre les produits alimentaires, la France a dû importer de l’acier, du carbonate de soude, du carbure de calcium, etc., alors qu’elle disposait des matières premières nécessaires à leur fabrication.

Le rythme des arrivages de charbon au titre du prêt-bail, ne représente pas plus de 4 % des besoins annuels de la France !

La paralysie de l’industrie et l’incapacité de la remettre en marche n’est qu’un aspect de la catastrophe économique. L’agriculture dépourvue de moyens techniques, d’engrais, continue à végéter sur des marches localises par la désorganisation des transports. Le recul des emblavures et des ensemencements, commencé depuis une longue période, ne fait que s’accentuer. A titre d’exemple, la superficie de céréales ensemencée s’est rétrécie de 5,5 millions de ha. en 1925, à 5 millions en 1938 et finalement à 4,1 millions en 1944. Après une tardive campagne betteravière, handicapée par le manque de transports et l’emploi des betteraves comme nourriture du bétail, la production de sucre est tombée en 45 à 300.000 tonnes contre 550.000 en 44 et 800.000 à 900.000 avant la guerre !

Ce croupissement de l’appareil de production n’est pas seulement conjoncturel. « Nos outillages sont vétustes écrit « Le Monde » du 8-9 juillet, – leur rendement notoirement insuffisant et les prix de revient qu’ils permettent d’obtenir trop souvent supérieurs à ceux des autres nations. Notre production d’énergie ne couvre qu’une partie trop insuffisante de nos besoins. Notre équipement et notre outillage agricoles sont à peine dignes d’un pays balkanique. Nos moyens de transport sont très loin de nous permettre de tirer partie des avantages que nous a donné la nature … En réalité, c’est presque vingt ans de retard que nous avons à rattraper … »

L’espoir de « sauver le pays » en pillant la Rhénanie et en accaparant une partie notable de la production charbonnière de la Sarre et du coke de la Ruhr a été déçu par le partage des zones d’occupation en Allemagne, par l’affaiblissement de la production de la Sarre, et l’emploi différent (au profit des autres « alliés », de la Ruhr). Et puis, même en admettant que la France réussisse à extorquer d’ici quelques mois une notable partie du charbon sarrois (10 à 12 millions de tonnes par an) le problème n’est pas pour autant réglé : il s’agit de la remise sur une base nouvelle de tout l’appareil de la production et dans cet ensemble, la question du charbon (production et importation), n’est qu’un aspect du problème.

Alors que le pays côtoie la famine, que l’industrie reste paralysée, que l’agriculture croupit et que le recul s’accentue de jour en jour, la grande « audace » du gouvernement, c’est de nationaliser les houillères du Nord (en payant grassement leurs propriétaires) et de bavarder à perte de vue sur les « réformes de structure » qui doivent être accomplies « prudemment ». Le gouvernement bonapartiste se montre incapable de sortir le pays du marasme : de Gaulle promet toujours de « grandes réformes » … à la fin de l’année, et cela après douze mois d’attentisme et de recommandations de sagesse (« n’exploitez pas les mécontentements ! ») à ses supporters de la Consultative !

L’économie française ne peut redémarrer sans un plan de production base sur le recensement des matières premières, des installations industrielles et des forces de travail. Et en outre, ni la remise en marche de l’appareil de production, ni la destruction du marché noir, ni la soudure avec les campagnes ne peuvent être réalisées, sans un certain autre nombre de mesures immédiates et dont l’initiative ne peut venir que de la classe ouvrière. L’expropriation des industries clés, l’unification et la nationalisation des banques, le contrôle et la gestion ouvrière sur les entreprises sont au nombre de ces mesures.

La désorganisation du système financier.

Dès avant la guerre, la situation chaotique du système financier avait trouve son expression dans l’instabilité aigue des prix et des salaires, les deux reposant sur le fameux « franc flottant » (1937) soumis à toutes les variations de la conjoncture.

Cette situation n’a fait qu’empirer, comme on peut le voir si l’on examine : a) l’accroissement du déficit budgétaire, b) l’agrandissement de la dette de l’Etat, c) le gonflement de la circulation fiduciaire :

a) D’après les chiffres officiels, le « Trésor » fait face, du 31 août 1939 au 31 décembre 1944, à des dépenses s’élevant à 1.960 milliards! Comment cette somme énorme a-t-elle été obtenue? Toujours d’après les chiffres officiels, ces dépenses ont été couvertes à 30 % par des impôts, 47 % par les emprunts à court terme, 23 % par des avances de la Banque de France.

La grande masse fournie par l’impôt est due à l’accroissement excessif des impôts de consommation et pour une bonne partie des impôts sur les salaires. (Le taux de l’impôt sur les salaires est passé de 3,75 % en 1918 à 16 % à présent : 16 francs sur 100 francs de salaire sont absorbés par le budget).

Cependant, le déficit budgétaire est en croissance : le budget de 1944-1945, lui-même cinq fois supérieur au budget de 1939 (400 contre 81 milliards) porte un déficit en croissance de sept fois le déficit de 1939.

b) La dette de l’Etat s’est élevée au 31 décembre 1944 à 1.800 milliards, soit plus de quatre fois le volume de la dette de 1939. (Les avances de la Banque de France, c’est-a-dire l’appel à la planche à billets représentaient 8 % de la dette de 1939 ; ils représentent maintenant 27 %).

c) La circulation fiduciaire est passée de 150 milliards en 1939 à plus de 630 milliards en 1944 pour être ramenée à environ 450 milliards après les « expérience » Pleven.

Reprenons maintenant l’ensemble de ces chiffres : en somme, sur le corps d’une économie stagnante, d’une industrie paralysée, l’Etat a quintuplé son déficit, ses dettes et le volume de la circulation fiduciaire. Un an après la « libération », les seules mesures financières qui ont été prises sont l’ « emprunt de la libération » (qui a porté 150 milliards du chapitre circulation au chapitre dettes de l’Etat) et l’échange des billets qui a « rapporté » 50 milliards non présentés à l’échange. C’est ainsi que la circulation fiduciaire a été ramenée à environ 450 milliards, tandis que les prix continuent toujours à monter (les économistes s’attendent sur le théorique marché officiel à une croissance de l’indice des prix à 7 et 8, alors que l’indice officiel n’oscille aujourd’hui qu’entre 3 et 4) – et que par conséquent l’appel à la planche à billets se fera à nouveau sentir. La « photographie » des avoirs français dont a parlé Pleven ne lui sert même pas à instaurer un véritable impôt sur la fortune. Tel est le plan Pleven.

Le plan Mendès-France, qui a été sacrifié sous la pression de la Banque de France partait de la constatation suivante : sur les 1.960 milliards de dépenses effectuées de 1939 à 1944 – 800 milliards ont été versés au titre de frais d’occupation. Ces 800 milliards ont été dépensés par les Allemands en France, et c’est cette fortune qu’il s’agit de dépister et de séquestrer. Le plan Mendès-France, sur lequel la résistance a versé des larmes de regret est indiscutablement plus sérieux que les « expériences » Pleven ; et il est facilement applicable, car les commande set les dépenses allemandes ont été effectuées par la Reichskreditkasse de la Banque de France. Jusqu’à présent l’équipe des « résistants » du gouvernement n’a jamais publié ces chiffres et oubliera, certes, de le faire.

Cependant, le plan « radical » de Mendès-France n’est guère plus efficace que celui de Pleven : pour « assainir » les finances, il est bien de confisquer les 800 milliards dépensés par la machine de guerre nazie ; mais il faudrait en outre confisquer au moins les dépôts de « bons du Trésor » et les obligations tenues par les Banques, organisatrices de la vie chère ; et encore, annuler les dettes de l’Etat supérieures à 100.000 francs. Pour redonner une valeur au franc, il faudrait remettre en marche la production. Devant un marché vide, la nouvelle monnaie ne pourra suivre que le cours de l’ancienne monnaie, c’est-à-dire la chute de dépréciation en dépréciation.

Sur le terrain financier, comme sur le terrain de la production, le gouvernement bonapartiste de de Gaulle continue la politique de protection des trafiquants du marché noir, des enrichis de guerre, des rastaquouères et des escrocs, tandis que le poids des prix s’appesantit sur des salaires rognés et dépréciés. L’ « expérience » Pleven continue dans les vieux sentiers de l’augmentation continuelle des prix (consommation, transports, loyers), tandis que le pouvoir d’achat des salaires diminue sans cesse. Il s’en faut de peu que les traitements restent désespérément rivés aux plafonds, fixés sous Pétain. Mais aucune barrière ne s’oppose à l’ascension vertigineuse des prix.

La France « libérée » va droit à une catastrophe économique et financière du même type que celle qu’a connue l’Allemagne en 1923.

III. – LA DECOMPOSITION DE L’EMPIRE

Les quatre postulats de la « grandeur ».

L’Europe entière émerge des affres de la deuxième guerre impérialiste, dévastée, ruinée, exsangue. Cinq années de guerre ont suffi pour anéantir des siècles de travail et d’efforts. La décadence du vieux continent aboutit à son partage en zones d’influence entre puissances extra-européennes. Le centre du continent est occupé militairement pour une période indéterminée, tandis que le recul sur tous les plans et la « balkanisation » de l’Occident dépassent les pires pronostics d’avant-guerre. Les bourgeoisies européennes se cramponnent désespérément aux miettes de pouvoir qu’on leur encède, et espèrent recouvrer comme par miracle leur puissance passée.

La conscience politique retarde toujours, par la force de l’inertie, sur la réalité. Un exemple typique de ce retard nous est offert par l’impérialisme français.

Déjà, au lendemain de l’autre guerre, la France s’était trouvée largement affaiblie, avec une économie complètement détraquée et un système financier incurablement malade.

Après avoir végété dans la crise, à partir de 1930, sans pouvoir en sortir jusqu’à l’éclatement de la guerre, une fois les hostilités ouvertes, l’impérialisme français se trouva bousculé et défait dès le premier round.

« La France a perdu une bataille, elle n’a pas perdu la guerre » – déclarait de Gaulle le 18 juin 1940. Le retour triomphal de de Gaulle à Paris, la participation au partage de l’Allemagne, la proclamation de la France en tant que puissance victorieuse, semblèrent confirmer le slogan de Londres. Des imbéciles déclarèrent solennellement que de Gaulle était un véritable « prophète ». Le général se mit à reconstruire – sur le corps d’une économie délabrée – une grande armée « nouvelle », à exiger un système d’alliances avec les grandes puissances, à participer à la curée de l’Allemagne, à rentrer en Italie … L’impérialisme français ressuscité comme Lazare, était reparti à la recherche du « prestige » et de la « grandeur ».

Voyons de plus près la réalité. Toute la politique de de Gaulle se base sur les « postulats » suivants :

a) L’économie française est délabrée, mais l’Allemagne et les autres puissances européennes sont dans une situation incomparablement plus critique.

b) En occupant la Sarre et l’industrie rhénane, en reconstituant la plus forte armée de l’Occident, la France retrouvera son prestige passé.

c) La France peut trouver un appoint décisif dans son empire, ce qui la replace de toutes façons, parmi les grandes puissances.

d) Aucune construction diplomatique du moins européenne – n’est concevable sans l’appui direct sur la France aussi longtemps que l’Allemagne est à genoux, et elle l’est pour longtemps.

Examinons ces postulats :


a) Si par rapport aux puissances européennes, la situation de la France est encore favorable (étendue moindre des destructions, pertes humaines relativement faibles dans la guerre, créances sur l’étranger encore notables, la dette publique étant placée presque exclusivement à l’intérieur), par contre la France se trouve considérablement distancée par les 3 « grands » (USA, URSS, Gde-Bretagne). Un an après la « libération », malgré ses raids en Allemagne, malgré l’ « empire », la France est en train de quémander un soutien économique à Washington, pour l’aider à « dépanner son économie avant de démarrer et de reconstruire » (selon le distingo subtil d’un journaliste du « Monde »).

Les facteurs économiques de base d’une « grande puissance » – le fer et l’acier, le charbon et le pétrole, lui échappent désormais. A titre d’exemple, si la France dispose de minerai de fer, la capacité de production de son industrie sidérurgique n’était au maximum que de 12 millions de tonnes d’acier brut en 1929 (en fait, elle n’a jamais atteint ce chiffre) : même ainsi elle représentait les 6 % de la production mondiale. Or entre 1929 et 1939, la proportion de la capacité de production française par rapport à la capacité totale de production mondiale avait diminué de près de moitié. Tandis que l’industrie sidérurgique française, avec son matériel vétuste en est encore au problème du rééquipement, la capacité de production des Etats-Unis a plus que double depuis 1939 (atteignant actuellement plus de 100 millions de tonnes d’acier par an) ; l’U.R.S.S. s’est construite une industrie sidérurgique (dont la production atteint à coup sur 60 millions de tonnes d’acier par an) ; des pays nouveaux ont développé sérieusement cette production (Brésil, Canada, Indes Britanniques).

Pour le charbon, on connaît le fait que la France reste tributaire de 40 % aux importations : la « maladie du charbon » n’est qu’un aspect de la maladie générale du système de production (en Grande-Bretagne et en Belgique également) – qui ne peut être résolu par l’annexion de la Sarre.

Pour le pétrole, la moitié de l’approvisionnement français provenait de Mossoul par la Syrie et l’on sait ce qu’il en advint. La construction d’une industrie de pétrole synthétique dépasse complètement les moyens et les disponibilités actuelles.

Enfin, la paralysie de l’économie fait fondre inévitablement les créances extérieures en vue de l’élargissement de la marge des importations, élargissement devenu indispensable.

b) Il est exact que la France participe à la curée de l’Allemagne – cependant elle a été éliminée de la Rhénanie et de la Rhur et on lui a retire les villes les plus importantes de « sa » zone. La France figure sur l’échiquier allemand comme une puissance d’appoint, comme un élément de réserve qui se joue (même pas à l’enchère) entre les « Trois Grands ». Tout en participant à la succion de l’Allemagne, elle n’a dans cette succession le contrôle d’aucun levier. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis peuvent disposer du potentiel industriel allemand. – (à la différence de l’URSS qui essaye de l’utiliser pour remonter son économie) – afin de s’assurer une base de pénétration économique en Europe, et de briser à n’importe quel moment le « démarrage » de l’industrie française. L’impérialisme français jouit par rapport aux « Trois Grands » d’un équilibre instable qui peut être rompu chaque fois que cela est nécessaire, en sa défaveur. C’est ce que nous pouvons voir en examinant de plus près les questions c) et d) – c’est-à-dire le problème colonial et celui du système des alliances.

Un Empire colonial menacé.

La guerre a profondément ébranlé les assises « impériales » de la France. Lors de l’écroulement de la IIIe République, les « proconsuls » de l’Empire se rangèrent – et y restèrent tant qu’ils eurent le choix – derrière Pétain. L’appareil et les gros colons pratiquaient depuis longtemps la politique et les méthodes que Vichy introduisait dans la métropole.

En s’installant à Alger – après un dédale d’intrigues, de marchandages et de complots de toutes sortes entre gouverneurs et chefs militaires – de Gaulle crut retrouver l’empire comme le « Prince Charmant » retrouve « la Belle au Bois Dormant ».

Le premier souci du Comité Français de Libération Nationale (C.F.L.N.) fut de consolider le « prestige » de l’impérialisme « partout dans le monde où flottent nos trois couleurs ». Voici d’après les documents officiels quelles furent les méthodes employées à cet effet en A.O.F. par exemple, après le « renversement » du vichyssois Boisson :

« L’un des premiers soins du CFLN en AOF fut d’y rétablir les lois républicaines. Afin d’éviter des perturbations qui auraient pu être provoquées par la disparition soudaine et totale des lois du gouvernement de Vichy, une « Commission de Validation Spéciale » fut créée pour en maintenir un certain nombre. Elle commença à fonctionner le 18 mai 1943 et mit au point une série d’ordonnances qui annulèrent les lois relatives aux mesures d’exception contre certains fonctionnaires ; à la suspension des organismes consultatifs, au régime de la presse et de la censure, à la Charte du Travail, aux Israélites, etc. (Ministère de l’Information. Notes documentaires et études, série coloniale VII).

Le « rétablissement des lois républicaines » et le maintien de certaines lois de Vichy « afin d’éviter les perturbations » n’attaquaient en quoi que ce soit le statut colonial et les fondements considérés comme « immuables » de la domination impérialiste : la continuité de la IIIe République à de Gaulle, en passant par Pétain, était assurée.

Après s’être accordé le droit, à la Consultative d’Alger, de parler tant et plus de « libération » et d’ « auto détermination des peuples » – étant bien entendu que ces principes nécessitaient des « correctifs » quant à l’Afrique du Nord le gouvernement dit de la Résistance maintint intégralement en Algérie comme dans le protectorat marocain, tous les maillons de la chaine avec lesquels on rattache les peuples coloniaux à l’ « Empire » (vestiges féodaux, code de l’indigénat, appui aux gros colons, renforce- ment de l’appareil, etc … ) En enfermant et fusillant quelques vichyssois – non à cause de leur vichyssisme, mais parce qu’ils s’étaient d’abord ralliés à Darnand ou à Giraud – on crut effacer le passé et l’on remit l’ « Empire » à contribution. Nouveaux prétextes, mais vieilles méthodes : l’Afrique du Nord comme l’AOF « versèrent une contribution VOLONTAIRE très importante pour la libération de la Métropole », écrivent cyniquement les documents officiels – qui ajoutent qu’actuellement, la source la plus importante de « financement » est une « Contribution Exceptionnelle de Guerre ». Cette politique faisait bien suite à celle de Vichy comme le prouve la déclaration que voici, faite au printemps de 1943 par Brunel, président du Conseil économique, institué par Giraud en Algérie :

« Pendant plus de deux ans, l’Algérie a été littéralement mise à sac par Vichy qui, au profit de l’Axe (pas au profit de tous les deux ? N. M.) l’a dépouillée de ses produits essentiels depuis les légumes et les fruits jusqu’au bétail ». (Notes doc., Série française XIX).

La faillite de la politique petite bourgeoise de la Résistance à modifier en quoi que ce soit le système policier bureaucratique et militaire français, véritables sangsues sur le corps de l’Afrique, commença comme on le voit, non au lendemain des journées d’août à Paris, mais au lendemain du débarquement en Afrique du Nord, le 7 novembre 1942. Avec Pétain ou avec de Gaulle, l’impérialisme français tentait de jouer gagnant sur les deux tableaux.

Or, c’est précisément dans le domaine colonial que l’impérialisme français pourra comprendre qu’il a perdu bien plus qu’ « une bataille ». En effet, l’affirmation de la volonté d’indépendance des peuples coloniaux, comme par ailleurs les visées des impérialistes anglais et yankee mettent en jeu les fondements de l’Empire : des Antilles à l’Afrique, du Proche-Orient à l’Indochine, l’armature impérialiste française est battue en brèche et risque de s’effondrer. Ce processus, commencé pendant la guerre, ne fait que s’accentuer dans la période actuelle de liquidation et d’établissement du bilan général des pertes et profits.

Le premier désastre enregistré officiellement, fut celui du LEVANT. De Gaulle n’avait pu reprendre pied en Syrie et au Liban qu’après avoir promis clairement et sans équivoque l’indépendance de ces pays (accord Lyttleton-De Gaulle de 1941). Or, dès la rentrée des « Troupes Françaises Libres » au Proche-Orient, De Gaulle, après avoir repris à son service les Beynet et les Oliva-Roget qui avaient servi sous Dentz, s’employa de s’y rétablir à demeure comme auparavant. Les peuples syrien et libanais ripostèrent à ces prétentions par une série de véritables soulèvements. Par ailleurs, l’impérialisme anglais, plus rapace et plus agressif que jamais en raison même de la menace que fait peser sur tout son système colonial le réveil du monde arabe – et sûr de l’appui de l’impérialisme américain qui établit dans cette partie du monde des bases pour sa puissance impériale – y vit une occasion unique, non seulement de détourner la foudre des populations arabes, mais encore de se débarrasser d’un vieux concurrent impuissant à se défendre. Privé désormais de tout accès aux sources de pétrole, sans aucune base au Proche-Orient – charnière des trois continents – compromis devant l’ensemble du monde arabe, l’impérialisme français a dû subir le désastre en serrant les dents de rage et d’impuissance. Pendant toute la crise, la presse de la « Résistance » s’est distinguée par sa servilité envers le gouvernement impérialiste et aucune voix ne s’est élevée à la fois contre les impérialistes franco-anglais et POUR l’indépendance de la Syrie et du Liban.

L’ombre d’un nouveau désastre se profile maintenant en AFRIQUE DU NORD. Depuis des années, les peuples de l’Afrique du Nord mènent un combat indomptable pour leur indépendance. Dès le débarquement « allié » en Afrique, les milieux arabes exprimèrent encore une fois leur volonté d’indépendance : un manifeste fut publié à Alger demandant l’application de la Charte de l’Atlantique qui affirme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; un mouvement appelé « Les Amis du Manifeste », dirigé par Ferhat Abbas, se développa rapidement dans le pays et prit place à côté de deux autres mouvements nationalistes algériens : le mouvement traditionnaliste (et réactionnaire) des Oulemas et le mouvement nationaliste-progressiste du Parti du Peuple algérien (P. P. A.) dirigé par Messali Hadj (tenu en prison par Daladier, par Pétain comme par De Gaulle).

Au peuple algérien qui demande « l’égalité des droits » et l’ « indépendance », la police et l’appareil ont répondu par des massacres : on l’a vu encore une fois à l’occasion des prétendues « fêtes de la victoire » le 8 mai 1945 lorsque le peuple descendit dans la rue à Sétif, Guelma, Périgotville, Kheratta, demandant ses droits. Les autorités françaises répondirent en ouvrant la charge et en assassinant froidement plusieurs manifestants. Ce fut le signe d’une émeute désespérée qui embrassa rapidement une très grande partie de la population arabe : quelques 200 ou 300 français, suppôts de l’impérialisme, furent tués. La répression qui s’en suivit fut d’une sauvagerie indescriptible : les légionnaires (1) furent autorisés à massacrer toute la population arabe de Sétif, et même ailleurs, comme à Djidjelli où aucun trouble ne s’était produit. Des bombardiers furent employés contre la population arabe. D’après la presse anglaise, 6 à 8.000 arabes furent exterminés ; des milliers d’autres torturés, emprisonnés et « jugés » après une procédure expéditive.

Aucune voix ne s’est élevée en France pour appuyer les revendications arabes et prendre la défense du peuple algérien assassiné sauvagement par ceux qui lui imposent l’oppression, la misère et la famine. De misérables canailles attaquèrent le P. P. A. en jouant sur la ressemblance de ses initiales avec feu le P. P. F. de Doriot, les noms de Messali et de Ferhat Abbas furent traînes dans la boue. La grande polémique entre les staliniens et les organes officieux de l’appareil se situa, naturellement, en dehors du véritable débat.

Le Monde (18 mai 1945) exprime le point de vue officiel :

« (Il ne faut pas) … déconsidérer les cadres français d’Afrique du Nord aux prises avec les masses indigènes exaltées … et poussées à bout par la misère et par la faim. Quel que soit leur parti, les Français devraient comprendre que les problèmes nord-africains doivent être traités en fonction de notre politique impériale plus que de notre politique intérieure ».

A cela, l’Humanité oppose (15 mai) :

« Donner à manger aux affamés, arrêter immédiatement LA POIGNEE des grands propriétaires affameurs qui sont à la source des troubles, relever de leurs fonctions QUELQUES HAUTS FONCTIONNAIRES VICHYSSISTES, annoncer sans nouveau délai la date des élections municipales et cantonales. Voilà les premières mesures à prendre d’extrême urgence … » (souligné par nous N. M.).

L’Humanité pense « calmer » le peuple arabe en arrêtant une POIGNEE de grands propriétaires, en limogeant QUELQUES HAUTS FONCTIONNAIRES VICHYSTES et en faisant des élections sur la base de l’ordonnance du 7 mars 1944 qui accorde « l’égalité des droits » à une POIGNEE (précisément) d’Algériens … Voilà avec quoi on pense tromper le peuple arabe tandis que Le Monde, lui, est pour l’unité à la manière forte.

Le peuple arabe est fatigué de ces distinguos : il demande l’égalité immédiate des droits (de tous les droits), le partage des terres et le retrait des troupes françaises. D’ailleurs, dans la pratique, les staliniens ont fait le front-unique, non avec le peuple, mais avec l’appareil contre le peuple :

« Les Français … chaque fois qu’ils le purent se réunirent et firent bloc – constate Le Monde du 8 juillet 1945 – ; à Guelma par exemple, le sous-préfet réussit à grouper et à armer TOUS les Français, des COMMUNISTES A LA DROITE et TOUS, dans le même élan, n’eurent qu’un but, s’entr’aider et se défendre en attendant l’armée. » (en italique par nous).

On comprend dans ces conditions pourquoi des « communistes algériens ont été blessés ou gravement mutilés en essayant de montrer à la foule surexcitée (sic) que ses vrais ennemis n’étaient pas les Français en général, mais les vichystes et quelques caïds voleurs, etc … » (Humanité du 15 mai) (2).

Il est clair que c’est seulement en donnant de multiples preuves de sa volonté inébranlable d’aider à l’indépendance de l’Algérie, c’est SEULEMENT EN PAYANT DE SON SANG lorsqu’il le faut, dans la lutte contre l’impérialisme français, dans la métropole comme dans l’Empire, que le prolétariat et son avant-garde pourront retrouver le chemin du front unique avec les peuples coloniaux, front unique indispensable pour le renversement de la bourgeoisie française. Le prolétariat n’a pas à chercher des remèdes à la crise profonde que traverse l’impérialisme français en quête de grandeur … La politique de pillage de ce dernier doit être démasquée impitoyablement. L’Algérie appauvrie et « mise à sac par Vichy » continue à être mise à sac par la IVe République. L’Algérie toute entière côtoie la famine, mais on accorde 300 grammes de pain par jour aux Français et seulement 150 gr. de grains par jour aux indigènes (et encore) et parmi ces derniers la mort fait des ravages. Un rapport officiel note que « les indigènes sont en loques ; parfois, une tribu ne possède qu’un vêtement mettable qu’on se repasse selon les nécessités ». La misère totale de l’Afrique du Nord, le manque de bateaux de transports, les prélèvements sans contre-partie effectués par la métropole, la famine qui y sévit, ébranlent profondément les assises de l’ « Empire ». La métropole qui se réservait l’Algérie comme « chasse gardée » a dû lever les interdictions à l’importation de l’étranger sur plus de 300 articles, ouvrant ainsi volens-nolens les vannes à la pénétration économique yankee : le mythe de la « solidarité » et de la « collaboration économique métropole-empire » s’effondre comme un château de cartes. L’industrie croupissante de la métropole n’est d’aucun secours aux colonies …

Tandis que le désastre menace en Algérie (3), les impérialismes yankee et anglais entendent s’assurer quelques bases importantes de cet Empire qui s’en va en lambeaux. LES ANTILLES, qui se trouvent dans la « sphère américaine » (une « sphère » de plus en plus extensible) sont visées depuis longtemps. DAKAR, en A. O. F., et le MAROC, font partie d’un plan à plus longue échéance de « réajustement des influences ». Au moment même où le sultan du Maroc était à Paris pour qu’on lui montre « la nouvelle armée française », l’agence de presse américaine Associated Press publiait (le 14 juin 1945) « l’information » suivante datée de Tanger :

« Dans les milieux politiques de Tanger, il est sérieusement question de certaines négociations interalliées au sujet du futur statut de cette zone qui, si elles devaient aboutir, pourraient mener à la création d’un protectorat international comprenant tout le Maroc et servant de base à l’armée internationale chargée d’assurer la paix du monde ».

Il s’agit la d’une ouverture, à un moment où le Maroc aussi traverse une crise économique très profonde (disette, difficultés aggravées de transports, poids énormes des impositions de solidarité avec la métropole, etc … ) propre à l’ensemble des possessions françaises.

Cependant la partie la plus serrée se joue autour de l’INDOCHINE, l’un des plus beaux joyaux de « l’Empire ». Les Etats-Unis qui tournent leurs regards vers l’Extrême-Orient dont ils entendent faire un de leurs principaux marches, entendent réviser complètement le statut de la colonie. La caractéristique de l’Indochine, c’est d’être la première colonie française où le personnel dirigeant français a été pratiquement liquidé (par l’occupant japonais). Tandis que les impérialismes anglais et yankee disposent sur place des forces immenses (armées terrestres et navales anglaises sur le front birman, armée australienne lancée à l’occupation des Indes Néerlandaises, enfin armée chinoise virtuellement sous contrôle américain, forces navales et aériennes américaines) l’impérialisme français n’y dispose que d’une force navale absolument négligeable (le « Richelieu ») et d’un personnel colonial décimé ou en fuite (la « Résistance » du Mékong et la « Solidarité » du peuple indochinois avec l’appareil ne sont que des escroqueries politiques). De Gaulle prépare un « grand corps expéditionnaire », pour lequel il ne dispose ni d’hommes, ni d’armement, ni de bateaux de transport ; les appétits impérialistes sont déchaînés autour de l’Indochine alors qu’en réalité le peuple surexploité ne désire que son indépendance. La lutte et le martyrologue des révolutionnaires indochinois sous la botte française ou japonaise en est la preuve indiscutable. Il est fort peu probable que l’impérialisme français réussisse encore à sauvegarder ses privilèges sous le feu de tant d’oppositions ; pendant 50 ans, les colons français et l’appareil impérialiste ont exploite l’Indochine en avouant cyniquement la misère croissante de ses populations et en ne trouvant finalement que des solutions iniques pour pouvoir s’y maintenir :

« La population s’est accrue à la mesure où presque des possibilités nouvelles qui lui étaient offertes … La restriction des naissances pourrait être envisagée comme un remède (!), mais elle est très éloignée de la mentalité indigène et ne donnerait d’effet que dans un long délai ». (Notes docum. Série coloniale VIII. « La mise en valeur de l’Indochine française »).

Voilà en somme tout ce que l’impérialisme français peut encore apporter …


Le troisième postulait de la grandeur s’avère lui aussi complètement inconsistant :

Les masses coloniales radicalisées accentuent leur lutte pour l’indépendance. Une crise économique sans précédent secoue l’Empire colonial. L’armature militaire française elle-même affaiblie est incapable de maintenir encore l’unité de la Métropole avec ses colonies. Les rivaux « alliés » éliminent sans peine un comparse qui aboie encore mais n’a plus de dents pour mordre.

L’Empire s’en va en lambeaux.

Les « grandes alliances ».

Nous en arrivons maintenant à notre quatrième « postulat ». Compte tenu de ce qui précède, on peut, en vérité, le remplacer immédiatement par ce qui suit : la politique extérieure de l’impérialisme français est l’image même de sa volonté de puissance et de son incapacité à la réaliser.

Il recherche l’alliance de l’URSS, pour s’assurer, avec le concours stalinien, une stabilité intérieure. Mais il craint l’URSS et sa position en Europe. Il le trahira donc à la première occasion, offrant à la Grande-Bretagne une alliance « sur un pied d’égalité » pour la « défense des Empires ». Mais l’Angleterre s’empare partout où elle le peut de ses positions coloniales. Alors, il implore de Washington aide et assistance. Mais il ne voudrait pas tomber dans la dépendance absolue des U.S.A., alors, etc …

Selon l’expression du Manchester-Guardian (du 11 mai 1945), l’impérialisme français est devenu « le successeur de l’Italie de la Maison de Savoie dans le rôle de prostituée diplomatique de l’Europe ».


Le partage des zones d’influence en Europe et les lignes de démarcation, actuellement fixées, ne sont évidemment que le résultat d’un équilibre de forces instable. Les trois grandes puissances essayent, soit de neutraliser l’impérialisme français (URSS), soit de l’utiliser pour la formation d’un bloc occidental virtuellement dirigé contre l’URSS (Grande-Bretagne), soit enfin de le garder comme une réserve possible en vue de la reprise de son rôle traditionnel de gendarme et de policier de l’Europe (Etats-Unis) (4).

Telle est l’explication de la participation de la France à la curée de l’Allemagne, telle est aussi la raison de la place réservée à la France parmi les « Cinq Grands » par la Charte de San Francisco. La France en Europe, comme la Chine dans le Pacifique représente de par sa position (sinon par sa force) le rôle de second inévitable … tantôt de l’un, tantôt de l’autre des Trois Grands. Le maintien de l’équilibre entre les Trois se fait, naturellement, chaque fois que c’est nécessaire, sur le dos de ce second plus ou moins « brillant » comme on l’a vu lors de toutes les conférences internationales – et dans les conflits locaux.

Comme l’Italie « victorieuse » en 1918 voyait lui échapper chaque fois les fruits espérés de sa victoire, l’impérialisme français joue aujourd’hui le rôle amer du « vainqueur » qui subit, lorsqu’il s’y attend le moins, les coups de pied destinés habituellement aux vaincus.

Tels sont en somme les aspects actuels du fameux « postulat de la grandeur » : le mythe de la puissance prestigieuse se heurte chaque fois à la réalité, qui est celle d’un impérialisme inévitablement affaibli, distancé de loin et définitivement par ses rivaux.

La politique de « grandeur » poursuivie par de Gaulle, c’est-à-dire une politique de pillage de l’Allemagne, de renforcement des assises impériales, de reconstitution d’une grande armée, trouve un écho naturel dans les cadres de l’ancienne armée et une partie de la petite bourgeoisie. Mais comment se fait-il que le Parti stalinien lui accorde non seulement son appui, mais encore qu’il soit son plus ardent défenseur et son champion auprès de la classe ouvrière ?


Ceci nous ramène à reconsidérer sous un nouvel angle (- celui de la défense de l’URSS -) la stratégie stalinienne, le « bloc des quatre classes ». Partout en Europe, sauf en Allemagne (où en réalité cette même politique prend d’autres formes), la bureaucratie soutient le chauvinisme, les politiques nationales agressives et de « prestige », et prône à chaque occasion, l’expulsion même massive de certaines nationalités et des éléments allogènes en vue de la formation de prétendus « Etats nationaux » (expulsion des Allemands des Sudètes, revendications tchèques sur une partie de l’Allemagne, formation d’un Etat polonais uninational, grâce à l’expulsion des allogènes et la fixation arbitraire de nouvelles frontières, etc.). Si, vis-à-vis de l’Allemagne, ceci tend à la réduction par la force de son espace national, vis-à-vis des autres pays, ceci place en réalité le stalinisme au service de toutes les bourgeoisies européennes actuellement « amies » de l’URSS : le fait que le parti stalinien accorde tout son appui à la politique de brigandage de la bourgeoisie française représentée aujourd’hui par de Gaulle s’accompagne des considérants a) que le P.C. arriverait ainsi à « unifier la nation » derrière son drapeau et à élargir son influence sur la base d’une politique petite-bourgeoise, b) qu’il assurerait ainsi à l’URSS une alliée puissante qui ne pourrait se retourner contre cette dernière, précisément à cause de la grande masse influencée par le P.C. (5).

Or, s’il est certain que la bourgeoisie s’accorde maintenant au mieux avec cette nouvelle orientation et essaye de l’exploiter le plus possible (paix sociale, création d’une grande armée, renforcement de l’esprit chauvin qui pénètre dans la classe ouvrière, etc.) l’équilibre qui en résulte reste quand même extrêmement instable : la tension croît tout naturellement entre l’appareil et le P.C.F. qui essaye de l’obliger à suivre un chemin donne (alliance avec l’URSS), en même temps qu’à la base du régime se développent implacablement les contradictions fondamentales propres à tout régime capitaliste et qui mettent, elles aussi, en jeu la « paix sociale et les blocs nationaux ».

En somme la politique stalinienne ne fait que livrer, désarmée, la classe ouvrière à l’appareil : à partir d’un certain moment, comme nous l’avons souligné par ailleurs, c’est ce dernier qui peut et qui choisit l’heure de changer les rapports de force en sa faveur …

Ne pas dénoncer cette politique, c’est se faire le fourrier de son propre impérialisme, c’est rester les bras croisés devant le danger des nouveaux Franco et des nouveaux Hitler.

Quel que soit son isolement, quelles que soient les difficultés gigantesques qui se dressent et se dresseront contre elle, l’avant-garde révolutionnaire doit mener le combat contre les soi-disant « blocs nationaux » qui ne font qu’enchaîner le prolétariat, contre la politique impérialiste de pillage et d’annexion, contre le partage du continent en zones d’influence et d’occupation, pour le retrait immédiat des armées impérialistes anglaises et américaines, contre l’occupation française en Allemagne, pour la reconstruction du front commun de la classe [ouvrière]

IV. – ROMPEZ LA COALITION !

(Conclusions)

L’incapacité manifeste du cabinet De Gaulle de remettre en marche la production, les déboires de sa politique de « prestige », l’arbitraire de l’appareil, comme l’ajournement aux calendes grecques de toutes réformes tant de fois affirmées par le programme du C. N. R., ont largement entamé le crédit et le capital moral de ce gouvernement dans les masses populaires. Cependant, les pusillanimes partis ouvriers, aujourd’hui les plus importants du pays, n’ont même pas mis en question la continuation de l’actuel gouvernement. Après avoir échafaudé de leurs propres mains le piédestal de de Gaulle, après lui avoir apporté leur appui au gouvernement, pas plus le P.C.F. que la S.F.I.O. ne souhaitent rompre la coalition et faire réellement appel aux masses. Le 26 juin, devant le X° Congrès du P.C.F., Thorez l’a souligné encore une fois :

« Pour notre part, a-t-il déclaré, nous entendons ne pas nous dérober aux exigences et aux obligations de l’unité nationale. Nous envisageons comme la perspective la plus heureuse pour notre pays le main- tien prolongé aux affaires d’un gouvernement de large unité nationale et démocratique, réalisant ainsi les meilleures conditions d’autorité et de stabilité, et s’appuyant franchement sur le peuple. »
(Huma, 27 juin 1945).

Dans ces conditions, le P.C.F. et la S.F.I.O. vident délibérément de tout contenu les manifestations de la volonté populaire, tandis que de Gaulle continue par-dessus elles à renforcer à sa guise ses tendances à l’arbitraire. Nous en avons un exemple typique dans les élections municipales : Ce fut un véritable concours de zèle entre l’appareil, les staliniens et les autres courants « résistants » – à qui mieux mieux masquerait la signification véritable des élections.

A ces premières élections, le P.C.F. se présenta, fidèle à sa politique du « bloc national », en camouflant son drapeau et en mettant en avant des listes dites d’Union Patriotique Républicaine et Antifasciste (U.P.R.A.). Cependant, malgré le déguisement, les listes dirigées par le P.C.F. totalisèrent plus de 40 % des voix à Paris, plus de 25 % en province sans parler des succès de la S.F.I.O. et des courants qui gravitent dans son orbite comme le M.L.N.

Les masses indiquèrent ainsi clairement leur volonté d’aller à gauche, de changer la situation présente. Les masses indiquèrent explicitement qu’elles voulaient non pas la continuation de la collaboration dans un gouvernement aux ordres des Banques et des trusts, mais la rupture de la coalition gouvernementale et la formation d’un GOUVERNEMENT OUVRIER, capable de mettre en application les mesures tant de fois promises. Le P.C.F., partisan de « la paix sociale » et de la collaboration avec de Gaulle, tira de ce verdict populaire la conclusion qu’il fallait élargir sa place … dans le cabinet de Gaulle. Ce dernier, sûr de toute façon de l’appui stalinien, et mettant encore une fois à profit la pusillanimité de la « gauche », qui avait sabordé les aspirations des masses et faussé la signification de leur vote, passa outre les décisions du corps électoral. (Il sacrifia seulement pour la forme un de ses ministres.)

Dans ces conditions, l’appel ultérieur aux soi-disant « Etats Généraux de la Renaissance Française » – toujours désignés et non élus – n’amena aucun résultat, ni contre le gouvernement, ni pour tranquilliser les masses. Les « Etats Généraux » se transformèrent en un véritable simulacre de consultation populaire, en une Assemblée Consultative n° 2, encore plus impuissante que la Consultative n° 1, avec des cahiers de doléances stéréotypes, et en dernier avec un simulacre de « serment révolutionnaire » (dont le contenu seul : « Nous jurons de rester unis pour … servir » (sic) indique toute l’étendue de la mascarade).

A présent, l’inévitable mise à l’ordre du jour de la Constituante, pose à nouveau brutalement les questions déjà claires lors des élections municipales : Avec le pouvoir personnel, ou contre ? Pour la continuation de l’arbitraire ou pour la confiance au peuple ?

De Gaulle entend utiliser la question de la Constituante pour se faire purement et simplement plébisciter (6).

Or, n’est-il pas évident que si l’on ne rompt pas immédiatement avec ce gouvernement aux ordres des trusts et des banques, toutes les phrases « gauches » sur la « Constituante souveraine » ne peuvent être que des phrases creuses ?

Semblables en tout aux républicains et aux modérés de la période 1848-1851, les staliniens, les réformistes et les « résistants » reculèrent pas à pas devant le pouvoir exécutif, devant le parti de « l’ordre » représenté par de Gaulle et auquel ils s’étaient attaches par mille liens. Les travailleurs furent désarmés et frustrés des organismes qu’ils s’étaient donnés. Mais à différence de la période citée, si maintenant la classe ouvrière est désorientée, elle est loin d’être écrasée : les travailleurs savent que tout n’a pas encore été dit et que les combats décisifs sont seulement à venir.

La faillite du gouvernement bourgeois dans la remise en marche de la production, la faillite de sa politique de « prestige », la pusillanimité des partis « ouvriers » qui donnent leur blanc-seing à cette politique, contribuent aussi à aiguiser la volonté de lutte des travailleurs, leur volonté de rompre enfin avec la bourgeoisie et les de Gaulle.

Des tiraillements se sont déjà produits entre les ouvriers et les cadres staliniens et réformistes : les grèves déclenchées, malgré les bonzes de la C.G.T., le mouvement de mécontentement qui fit reculer le P.C.F. dans la question du Premier Mai (journée chômée malgré le projet d’en faire une journée de travail « de choc »), le mécontentement causé par la remise de Jouhaux à la tête de l’appareil bureaucratique de la C.G.T., « l’incident » des délégués du Morbihan qui demandent au dernier Congrès du parti stalinien la rupture de l’union nationale, – tout ceci ne sont que des signes avant-coureurs. Le capitalisme français vermoulu est incapable de sortir de la crise dans laquelle il se débat : celle-ci ne peut aller qu’en s’approfondissant.

Pour sortir du marasme, pour briser les apprentis-Bonaparte et leurs tentatives de pouvoir personnel, une seule voie s’offre aux travailleurs : celle de la rupture de l’Union sacrée avec la bourgeoisie. C’est seulement sur ce chemin qu’ils trouveront l’appui décisif des peuples coloniaux en lutte contre l’impérialisme, pour leur indépendance, et celui des masses laborieuse de l’Europe entière.

Il est essentiel pour les travailleurs d’affirmer ceci avec force dans l’étape qui vient, il leur est essentiel d’exiger dès maintenant de leurs organisations la rupture de la coalition, la rupture avec les mandataires des trusts et des Banques. La IVe Internationale les appelle à suivre ce chemin.

Genève, 14 juillet 1945.


(1) « L’impérialisme français a eu beaucoup de peine à employer des troupes coloniales. A Alger, les Sénégalais [ont] d’ailleurs refusé de tirer sur la foule indigène. »

(2) Voici comment les dirigeants staliniens entendent en réalité combattre les pilleurs et les affameurs de l’Algérie :

« La France devrait se préoccuper très sérieusement de son commerce avec ses territoires d’outre-mer, a déclaré Thorez au Xe Congrès du P. C. F. Ils peuvent nous fournir des matières premières, des produits alimentaires et nous devons les aider au développement de leurs industries …

Nous manquons de viande, – ajoute Thorez. – L’Algérie pourrait nous fournir un million de moutons chaque année, à condition de multiplier les points d’eau.

Nous manquons de matières grasses : en Tunisie et en Kabylie, une grande partie de la récolte d’olives est perdue chaque année, faute de moyens appropriés.

Quant aux populations d’Afrique du Nord, elles savent que leur intérêt est dans leur union avec le peuple de France. Ainsi, le Parti communiste de Tunisie déclarait, les 9 et 10 juin dernier, sa volonté de « tout mettre en œuvre pour consolider l’union du peuple tunisien et du peuple français … » (« Huma« , 27 juin.)

(3) Même en Afrique noire les revendications se multiplient ; des incidents ont eu lieu en Côte d’Ivoire, au Soudan, et en particulier au Sénégal. Des émeutes ont eu lieu à Thiès (Sénégal) à l’occasion de la distribution du riz (la répression a eu lieu à la grenade), à Thiaroye, camp de prisonniers noirs rapatriés, à quelques quinze kilomètres de Dakar. Fin 44, on refusa de payer les indemnités à ces rapatriés « honorés » la veille, on cerna le camp et on massacra le plus possible à coups de mitraillette. Les survivants furent ensuite traduits en justice et condamnés pour rébellion.

(4) Voici à ce propos, ce qu’écrivait le Washington Post du 23 mai 1945 :

« Le gouvernement français est plus sensible qu’auparavant à l’amitié des Etats-Unis. Et peut-être y a-t-il derrière ce sentiment l’impression que le pacte franco-soviétique est une base dangereusement étroite pour la politique étrangère française.

Il est également évident qu’il n’y a qu’une nation dont la France puisse recevoir l’aide économique dont elle a besoin. Quant à nous, nous avons besoin de la France pour partager le fardeau du contrôle de l’Allemagne. D’autre part, certains aspects politiques de l’union soviétique nous montrent plus fortement encore combien il est important pour les Etats-Unis que la France soit forte, qu’elle soit imprégnée d’idées démocratiques semblables aux nôtres ».

(5) Cette politique a été « théorisée » par les bureaucrates qui opèrent dans la presse, comme Izakov, qui explique doctement dans la Pravda que sur la base de l’expérience qui a eu lieu en Europe sous l’oppression nazie, on peut conclure : tandis que la bourgeoisie capitule, c’est le prolétariat qui devient en régime capitaliste, l’âme du patriotisme et du nationalisme !

(6) Il y a deux projets gouvernementaux :

Le premier projet prévoit qu’une Constituante sera élue au suffrage universel ; elle élira à son tour un chef de gouvernement qui ne sera responsable devant personne et qui nommera son conseil des ministres.

La Constituante adoptera une Constitution soumise ensuite au référendum. Mais en premier lieu, c’est l’ensemble de ce projet qui sera soumis au pays par voie de référendum.

En somme, le « chef du gouvernement responsable devant lui seul » se fait plébisciter par un référendum qui lui octroie le pouvoir personnel et qui réduit la Constituante à une nouvelle assemblée impuissante.

Le deuxième projet prévoit que les électeurs peuvent se prononcer :

a) Pour le retour à la Constitution de 1875 qui a été à la base de la Troisième République et qui comprend une Chambre et un Sénat.

b) Pour une Constituante qui fonctionne comme dans le projet N° 1.

c) Pour une Constituante souveraine.


ALGERIE

Nous avons esquissé les grandes lignes de la phase actuelle du problème colonial dans un chapitre de l’article publié dans le dernier numéro de « Quatrième Internationale » : L’impérialisme français en quête de grandeur.

Depuis lors plusieurs renseignements complémentaires viennent confirmer la continuité de la politique impérialiste française de Daladier à Pétain et de Pétain à De Gaulle.

Comment les impérialistes « luttent » contre l’inflation. Une statistique officielle estime que sur les 35 milliards de francs algériens représentant la totalité de la circulation fiduciaire de 1944, 25 à 26 milliards se trouvent à présent entre les mains des indigènes. Afin de « résorber » l’inflation les impérialistes ont trouve un moyen bien simple : les indigènes ne peuvent acquérir aucune propriété immobilière sans autorisation préalable, cette masse monétaire est pratiquement sans aucune valeur car, par ailleurs, le marché de produits industriels ou agraires est absolument vide. Ainsi, tandis que les colons et les européens peuvent acquérir non seulement des biens immobiliers mais encore pomper au prix légal tous les biens de consommation, les indigènes sont réduits à « thésauriser » … du papier sans valeur !

La situation alimentaire. La situation alimentaire reste désespérée. La distribution des grains ou de la semoule (en théorie 150 gr. par jour et par tête) continue comme par le passé, à être faite dans les communes indigènes (baptisées « communes mixtes ») par l’administrateur français et par le « caïd », les deux larbins de l’impérialisme français qui s’arrogent la part du lion. Affamé et déguenillé (théoriquement les indigènes ont droit … à un demi-mètre de tissu tous les 6 mois !) le peuple algérien perd toute confiance même dans les partis européens qui se réclament de la classe ouvrière.

Les élections. Avant la guerre la masse indigène faisait une grande confiance au Parti stalinien aujourd’hui le P. C., devenu le partisan de la politique impérialiste, voit croître son influence parmi les européens alors qu’il perd tout crédit parmi les indigènes. Le battage pour l’application de la loi du 7 mars 1944 qui accorde une situation privilégiée à quelque 80.000 indigènes par rapport au reste de la population indigène, n’a trompé personne: aux dernières élections l’abstentionnisme dans les collèges indigènes s’est élevé à 65 %

La répression. La sanglante répression qui a suivi les événements du 8 mai et qui a coûté la vie à plus de 15.000 indigènes, continue sournoisement : un algérien, M. Kadour, signalait récemment encore que tout européen « qui se sentirait menacé » pouvait provoquer facilement des massacres de villages indigènes avoisinants, en faisant des signaux convenu aux aviateurs français (les aviateurs de M. Tillon ?) qui sillonnent jour et nuit le ciel de l’Algérie.

A Paris comme en Algérie la chasse aux membres du Parti du peuple algérien dirigé par le héros de l’indépendance algérienne, Messali Hadj, continue sans que la presse de gauche en souffle mot. Le peuple algérien veut secouer le joug odieux de la IIIe ou de la IVe République impérialiste française, tout comme Pétain, les « libérateurs », n’ont supprimé ni le code de l’indigénat, ni les délégations financières, ni le caïdat, ni les communes mixtes, ni l’état de siège.