Reportage de Jacques-Francis Rolland paru en six épisodes dans Ce Soir, 3 avril 1946 ; 4 avril 1946 ; 6 avril 1946 ; 10 avril 1946 ; 13 avril 1946 ; 18 avril 1946.

« MECHTAS » MISERABLES ET FERMES OPULENTES
Ce contraste résume le drame de l’Afrique du Nord
« J’AI VU DE MES YEUX L’AFFREUSE MISERE DES GOURBIS »
LORSQUE je quittai Paris à destination de l’Algérie, je n’étais sans doute pas à l’abri d’un certain nombre d’idées préconçues, idées qui m’avaient été inculquées, comme à tous les jeunes Français, sur les bancs des écoles communales et des lycées. Notions simples, logiques et satisfaisantes pour l’esprit, destinées à justifier les pratiques que l’on englobe sous le terme général de colonisation.
On m’avait appris notamment que, grâce à l’arrivée des Européens, la vie des populations indigènes « arriérées » avait été transformée, que nous leur avions apporté les « bienfaits de la civilisation », l’instruction, la science, fourni des machines, des méthodes, des éducateurs. Une propagande officielle nous a présenté l’Algérie comme le chef-d’œuvre de notre politique coloniale, la fille aînée de la France, en quelque sorte, une terre où se sont le mieux affirmés notre génie et notre « vocation civilisatrice ». C’est ainsi que trop peu de Français connaissent la vérité.
En route vers les « mechtas »
Dès Alger, on a le pressentiment de la misère générale, en voyant les hordes d’enfants déguenillés qui errent sur le port ou qui, étendus en longues files sur les escaliers de la Casbah, avec des boîtes de fer blanc à la main, attendent à la porte des restaurants dans l’espoir de recueillir quelques restes.
Mais cette misère, je l’avais déjà vue à Naples, et comme il ne faut pas juger d’un pays sur un port, je me suis enfoncé dans l’intérieur des terres.
Un jeune Arabe d’Aïn M’Lila, bourgade au sud de Constantine, m’a emmené sur sa moto visiter quelques « mechtas » des environs. Les mechtas sont les subdivisions des douars. Un peu ce que sont les hameaux à nos communes.
Les hauts plateaux s’enfoncent dans le lointain, limités à l’horizon par des chaînes de montagnes bleues et ocres. Le ciel est lourd et les rayons filtrés du soleil font briller des nuages de sable en suspension, averses.
Nous avons suivi une piste, à travers les champs désoles, et, derrière un pli du terrain, la première mechta est apparue. Attirés par le bruit de la moto, quelques Arabes viennent à notre rencontre et saluent mon guide avec joie. Ils sont maigres et leurs burnous sont déchirés. Dès qu’ils apprennent que je suis un ami, ils hochent la tête et me font pénétrer dans la cour bordée par une série de gourbis misérables en terre sèche.
« Talghouda, talghouda »
Une foule d’enfants en haillons m’entoure, avec de grands yeux ronds. Un arabe me prie d’entrer chez lui. Sol de terre battue. Quelques pots de grès sur une étagère. Voilà le mobilier. La femme vient d’accoucher et je distingue dans l’ombre une forme qui gémit doucement. A ses côtés, un petit paquet entortillé de chiffons sales : c’est l’enfant. Mon hôte me montre la paille : c’est là qu’ils dorment.
Il entr’ouvre quelques sacs remplis de tubercules marron : c’est ce qu’ils mangent. Cela s’appelle de la « talghouda ». On fait sécher ces tubercules, on les écrase sur une pierre plate, et l’on en fait des galettes. L’administrateur d’Aïn M’Lila m’a dit que c’était extrêmement nocif à l’état pur. Ils n’ont plus rien d’autre.
Chacun a voulu que je visite son gourbi. C’est toujours le même spectacle : l’unique pièce sombre et sale, les sacs, la paille, la femme, accroupie dans un coin, qui moud la talghouda …
La mechta voisine est installée près d’un immense lac salé, si vaste que l’on se croirait au bord de la mer et le soleil fait briller ses eaux mates, comme de l’étain, Les paysans désœuvrés nous entourent. Il faut que je rentre dans leurs taudis, où ils me montrent les sacs d’un air désespéré en disant d’une voix rauque : « Talghouda, talghouda … »
Et pourtant ce fut un combattant
Deux gourbis sont effondrés. Leurs propriétaires sont morts récemment de maladie et de misère. Les enfants ont été recueillis par les voisins. Un jeune homme, le seul qui ait des souliers, a conservé sa capote de soldat. Il a fait la guerre jusqu’en Allemagne. Maintenant, il se tient immobile toute la journée en regardant le lac salé. Il n’a rien à faire.
La ferme du colon s’élève non loin de la, avec ses murs solides et ses beaux toits de tuiles romaines. Des bourricots gambadent.
Une cigogne s’abat sur la cheminée.
« Le mauvais sort est sur nous. La sécheresse a détruit nos récoltes ; nos bêtes sont mortes. Autrefois, j’avais de la terre. Au cours d’une mauvaise année, le colon m’a donné du blé et un peu d’argent. J’ai dû céder ma propriété. Je me suis engagé chez lui comme ouvrier agricole. Je m’étais inscrit à la C.G.T. Alors il m’a jeté à la porte, Voilà. »
Voilà. Ils restent devant mot, désolés, sans un geste de révolte et le vent agite leurs guenilles.
« Si le colon nous voit dans ses champs pour déterrer la taghouda, il nous chasse. Pourtant c’est une plante nuisible. Quand on va se plaindre, on nous dit : « Fous le camp ! »
Le colon aux mains blanches
D’ailleurs, à qui se plaindre ? L’administrateur qui règne sur un territoire de cent mille habitants est loin et inaccessible. Et le plus souvent, c’est un agent fidèle du système colonialiste.
Avant de partir nous avons fait le tour de la ferme européenne. Une belle ferme de plusieurs milliers d’hectares (les fellahs n’ont même pas 10 hectares, sans eau, sans outillage). Dans la cour, des chevaux, des charrues, des tracteurs, un puits. Autour s’étendent de beaux champs de blé dur. Le propriétaire ne cultive pas sa terre. Il a un gérant. Il vit à Alger où il possède de nombreux immeubles. Le sel du lac lui appartient. C’est ce qu’on appelle un « colon aux mains blanches ».
Deux chameaux s’avançaient au loin, sur la piste. Tache blanche d’un marabout sur le ciel plombé. Un ouvrier s’est approché de nous et, tendant son bras vers un coin de la plaine :
_ N’allez pas dans les mechtas, là-bas, vous auriez peur. Ils mangent leurs chiens et les bêtes crevées …
C’est ainsi que j’ai commencé à entrevoir la question agraire dans le Constantinois.
J.F.R.

TEBESSA : La famine au pied des murs antiques
PEU DE DENREES ET MOINS ENCORE D’ACHETEURS
TOUT EST TROP CHER POUR L’ARABE MISERABLE
PRES de la frontière tunisienne, la petite ville de Tébessa est pleine de souvenirs antiques. On l’appelait autrefois Théveste. Il y a une basilique, des portes triomphales, un grand mur d’enceinte qui sépare la vieille ville des faubourg neufs. Tout autour s’enchevêtrent des montagnes arides.
Le jour du marché, les rues étroites sont pleines de bournous blancs, de cris, d’appels, de plaintes aussi. Supplications des mendiants innombrables, vieillards ou enfants demi-nus, assaut de petits cireurs avec leur boite qui saute sur leurs épaules. A Tébessa, ce sont les meilleurs cireurs de toute l’Algérie, ils vous font les chaussures « à la glace de Paris ».
Des morts de faim
Et, aux abords mêmes de ce marché, c’est la faim, la faim meurtrière. Un enfant qui avait des jambes comme des allumettes, les yeux mi-clos, le visage couvert de croutes, ne pouvait réussir à se lever et pleurait, affalé au pied d’un mur.
Accroupi sur son four à carrelages bleus, le marchand de beignets jette les boules de pâte dans l’huile bouillante. Au pied des remparts, s’étale le marché des occasions, et c’est le marché aux puces de Clignancourt, reconstitué sous les murailles romaines et le soleil du sud, avec sa pacotille étalée sur des tapis usés, bijoux, vieux pneus, pièces d’étoffe et vaisselle cassée. Un peu plus loin, marché noir du grain et de la farine et, au centre de la place, marché aux bestiaux.
Au Lazaret voisin, où je me suis rendu, des gémissements s’élevant d’un trou sombre, je m’approchai. Soulevant un lambeau de couverture, une femme me montra son enfant, petit squelette entouré de chiffons, qui venait de mourir entre ses bras.
Dans les champs proches de Tébessa, des nomades se sont installés dans quelques grottes dissimulées derrière les figuiers de Barbarie, véritables tanières. Autour de Khenchela, ils sont des centaines à vivre ainsi. Sur un trottoir de Tébessa, au milieu de la foule, un homme gisait sous un amas de hardes. Il ne bougeait plus. Parfois un passant s’arrêtait, découvrait son visage, et continuait son chemin. Ceci se passe dans une région qui est considérée légalement comme un département français.
Guère de médecins… et d’ailleurs…
Des médecins, des infirmières, des médicaments, des hôpitaux, je n’en ai pas vu. D’ailleurs, il n’y a qu’un médecin de colonisation par commune mixte. Ces communes s’étendent sur de grands territoires groupant une moyenne de 70 à 100.000 habitants. Outre leur travail de fonctionnaires rétribués par l’état, les médecins de colonisation ont le droit de se constituer une clientèle privée. Que pourrait faire, au surplus, un médecin, au milieu de cette masse de misérables dont la principale maladie est la faim ?
J’ai traversé la ville indigène, j’ai vu les hommes entassés les uns sur les autres. Ils sont privés d’eau à l’heure actuelle Les habitants descendent au fond du lit de l’oued où coule seulement un mince filet d’eau boueuse. De l’eau, il y en a dans ce pays, il suffit de creuser. C’est sans doute parce qu’on a jugé que cela « ne rapporterait pas » que l’on a négligé jusqu’à présent de creuser des puits. Dans le sud, l’eau, banal liquide chez nous, est l’apanage des privilégiés !
Plaintes dans la nuit
Je me suis dirige vers le cimetière musulman, vaste champ semé d’une multitude de petites pierres blanches. On enterrait trois morts. Les cadavres sont amenés sur une planche de bois soutenue par quatre hommes. Il est extrêmement difficile de trouver des linceuls.
Le spectacle de cette misère affreuse, vous pouvez le voir autour de toutes les villes du sud constantinois. Dans le sud de l’Algérois et en Oranie également. Et cependant, sur les marchés avoisinants, la viande, les œufs, les légumes, les moutons se vendent difficilement. Par quel mystère ? Je crois que c’est relativement simple, et j’essaierai de l’expliquer dans un prochain article. On ignore beaucoup trop de choses. en France. Le souvenir de Tébessa me poursuivra longtemps. Il m’a longtemps empêché de dormir là-bas, le soir. Allongé, les yeux ouverts dans l’ombre, à l’heure où des groupes misérables s’accroupissent au pied de la muraille romaine pour goûter jusqu’à une heure avancée la relative fraîcheur nocturne, j’entendais leurs lamentations s’élever sur un rythme monotone comme la souffrance des hommes.
(A suivre.)

Charles X avait trouvé 2 MILLIONS D’HOMMES
Il y en a huit millions à présent et l’on n’a pas accru la productivité de la culture indigène
COMME j’exprimais un peu partout mon étonnement de voir les campagnes algériennes plongées dans une telle misère, je recevais invariablement la même réponse :
« C’est très simple : quatre années de sécheresse, quatre années sans récoltes, le cheptel aux trois quarts anéanti. De plus, les difficultés alimentaires dont souffre la métropole elle-même, l’insuffisance des transports nous forcent à limiter les distributions de blé et de farine. »
Cela est parfaitement vrai. Mais on peut en déduire une autre vérité, non moins simple, non moins évidente : c’est que plus de cent ans de colonisation soi-disant « intelligente, généreuse et progressiste » n’ont pas transformé la pénible existence des centaines de milliers d’agriculteurs pauvres qui forment le fond de la population indigène en Algérie.
Comme il y a 100 ans
J’ai bien vu de belles fermes, des tracteurs, des puits, des réseaux d’irrigation perfectionnés, « bienfaits de la civilisation », mais il n’y a guère qu’une heureuse et riche minorité de gros propriétaires européens ou musulmans (ces derniers fort peu nombreux) pour en profiter.
La physionomie de l’Algérie a bien été transformée, mais dans la mesure où il s’agissait des terres des colons. Dès que l’on a franchi les limites des domaines florissants, dès que l’on entre dans la zone proprement « Indigène », on découvre une situation pas tellement différente de ce qu’elle était il y a un siècle : des milliers de fellahs abandonnés à eux-mêmes, sans matériel, sans engrais, sans réserves, sans capitaux, grattant le sol avec leurs charrues primitives, et les femmes sont souvent attelées à côté du bourricot.
Ils restent entièrement à le merci des chutes de pluie, alors que le progrès eût consisté, pour eux, à acquérir une certaine indépendance vis à-vis des caprices atmosphériques, grâce à des travaux de génie rural.
Le problème est grave, et il restera grave même si les prochaines récoltes sont bonnes. La Kabylie n’a pas été ravagée par la sécheresse, comme les régions du sud, mais on y constate, cependant, un grand état de misère. Et nous touchons ici un des points essentiels du drame algérien : la terre mal cultivée n’offre pas de ressources suffisantes à une population qui s’accroît sans cesse.
Malgré la misère la population s’accroît
En 1830, la population musulmane était d’environ deux millions d’habitants. En 1936, de plus de six millions. Elle atteint actuellement huit millions. Et cela, malgré des conditions de vie et une hygiène déplorables, qui entraînent une mortalité infantile considérable.
Or, depuis le début du siècle, les ressources de la population indigène sont restées sensiblement stationnaires, et elles ont même diminué en ce qui concerne les productions essentielles, telles que l’élevage, les céréales, l’huile d’olive, etc., etc.
Elles sont restées stationnaires parce que les terres demeurées aux mains des familles natives sont de moindre valeur que les terres des Européens (lors de la conquête, les meilleures terres ont été distribuées aux colons).
L’agriculture a stagné parce que les fellahs, faute d’éducation et surtout faute d’argent, ont conservé les méthodes de l’époque romaine. Leurs terres ne sont pas assez étendues pour qu’ils puissent pratiquer la mise en jachère et l’assolement biennal, parce que l’eau est un luxe réservé aux colons, en un mot, parce que l’on a sans doute jugé, jusqu’à présent, qu’il n’y avait pas d’intérêt direct à affranchir « les masses » musulmanes de leur condition inférieure.
A tout prix aider le paysan
Maintenant l’inquiétude gagne les milieux dirigeants en Algérie. On parle de réparer les erreurs passées, de plans, de réformes. On parle de produire … ou de périr !
Deux catégories de solutions peuvent être envisagées.
Dans le domaine agraire, il faut mettre à la disposition des paysans pauvres, par l’intermédiaire de groupements coopératifs de culture, tout ce qui leur manque, c’est-à-dire des engrais, des semences sélectionnées, du matériel de labour et de battage, des tracteurs. Il faut leur donner des instructeurs. Il faut ouvrir des centres de formation technique.
Il faut répartir l’eau d’une façon équitable, créer un réseau serré de points d’eau si l’on veut éviter la catastrophe de l’année passée : plus de 80 % du cheptel décimé à cause de la sécheresse ! Tout reste à faire, dans tous les domaines. Sait-on que si la culture des oliviers était pratiquée de façon rationnelle (par le greffage en particulier), si des raffineries étaient construites, en quelques années la France pourrait recevoir de l’huile d’olive en quantité considérable ?
Une Algérie avec son industrie
A beaucoup d’égards, l’Algérie est encore un pays en friche ! Il reste enfin à appliquer les solutions les plus rationnelles capables d’absorber une partie de ce « prolétariat agricole en surnombre, et qui augmente chaque année : il faut industrialiser l’Algérie.
Toutes les tentatives esquissées jusqu’à maintenant se sont heurtées à des intérêts puissants et irréductibles : l’Algérie devait rester un marché exclusif de l’industrie métropolitaine. La colonie ne devait pas devenir concurrente. Avec l’extension en France des secteurs nationalisés, avec la direction du crédit par l’Etat, ces obstacles peuvent disparaitre.
J’ai visité dans la région de Tébessa les exploitations de phosphates de Kouif. Une petite ville est née au milieu des rochers arides. Bien que les salaires soient insuffisants, cette zone industrielle est un îlot de bien-être, par rapport à la misère qui règne dans la campagne environnante. Une main-d’œuvre autochtone se perfectionne dans son métier et évolue rapidement au contact des réalités modernes. Il faut installer en Algérie des centrales électriques, des huileries, des papeteries, il faut prospecter et utiliser à fond les ressources minières (il y a des gisements inépuisables de phosphates), il faut que se dressent des hauts-fourneaux, qu’une gamme complète d’industries de transformation s’établisse.
A cette condition seulement l’Algérie sera prospère.
J.-F. R.
(A suivre)

HOMMES DE « LA-HAUT » et « sauterelles à deux pattes » NE SERVENT PAS LA CAUSE FRANCAISE
Il est temps d’introduire la démocratie en Afrique du Nord
LES immenses bâtiments du Gouvernement général dominent Alger de leur masse imposante. Les mauvais plaisants ont coutume de dire : « C’est la caverne d’Ali Baba ! » Ou bien l’on dit simplement : « Là-haut ! »
« Là-haut », c’est le siège des autorités dont dépend le sort de l’Algérie. Et j’aime à imaginer que les pensées de l’humble paysan des douars, ou celles des miséreux du port, levant les yeux vers le haut de la colline, ne sont pas tellement différentes de celles des villageois regardant le château inaccessible, maître absolu de leur destin, dans le célèbre roman de Kafka.
Je crois que l’un des plus graves défauts de l’administration algérienne est son manque d’indépendance ; elle n’est affranchie ni des intérêts particuliers, ni des préjugés.
Qui détient le pouvoir réel ?
Et c’est un haut fonctionnaire du gouvernement général qui me l’a dit lui-même, en toute franchise :
« Jusqu’à maintenant le pouvoir réel, social et politique est entre les mains de la caste puissante des gros propriétaires terriens, détenteurs de domaines et de fortunes immenses. Ils contrôlent le gouvernement par un ensemble subtil et compliqué de pressions politiques et économiques, de chantages, d’agents dévoués, de liens d’amitié, de relations familiales. De même qu’ils contrôlent la presque totalité de la presse ».
Et le fonctionnaire d’ajouter :
« Tant que les organismes dirigeants de l’administration n’auront pas échappé à cette emprise, il ne saurait être question d’entreprendre des réformes profondes. Les essais esquissés jusqu’à présent se ont heurté à une opposition sourde ou avouée, à une prodigieuse force d’inertie et finalement au sabotage ».
Préjugés enracinés
Trop de fonctionnaires de l’administration sont comme ils le disent eux-mêmes non sans quelque fierté « de vieux Algériens ». Ils sont pleins de préjugés, et le préjugé raciste est l’un des plus dangereux. Ils répètent ce qu’ils entendent répéter depuis leur enfance, et vivent sur un vieux fonds d’idées et de croyances dépassées par une évolution actuelle dont ils ne soupçonnent souvent pas l’ampleur.
Ils sont persuadés que l’indigène est appelé à être un éternel mineur, qu’il restera toujours soumis, fidèle et reconnaissant des « bienfaits innombrables que la France leur a dispensés généreusement ». S’il y a des troubles, les esprits mécontents, c’est, disent-ils, le fait des « mauvais bergers », de meneurs fanatiques, mais ils pensent qu’avec une meilleure situation alimentaire … et des postes militaires bien organisés tout rentrera dans l’ordre, tout continuera comme par le passé.
Chez beaucoup, j’ai observé aussi une certaine crainte hiérarchique, une volonté de rester « couverts » à tout prix. Il n’est jamais question d’innovations hardies, de lutte pour les réformes. Quand ont leur demande ce qui à leur avis ne va pas dans le système, ils se cantonnent dans une retraite prudente : « Moi, vous savez, je suis fonctionnaire … » Quand on connaît la gravité des problèmes algériens, on est vite convaincu qu’une autre trempe d’hommes est nécessaire.
Le régime odieux des communes mixtes
En réalité, l’appareil administratif algérien est bien conforme à la nature réelle de cet édifice archaïque né du colonialisme, assurant la survivance d’un véritable système féodal, qui atteint la perfection dans les communes mixtes.
L’administrateur qui règne sur un territoire très étendu a pour représentant, dans les douars, un notable musulman, le caïd, véritable petit seigneur du moyen âge, qui use le plus souvent de ses pouvoirs pour exploiter la population musulmane ignorante, inorganisée, sans moyens de défense contre les abus et les injustices.
C’est le règne de l’arbitraire et du « bakchiche ». Le caïd exige des redevances en argent et en nature pour la moindre nécessité administrative : inscription d’un nouveau-né, certificat de vie, délivrance des cartes d’alimentation ou de céréales, bon de vêtement ou tissu pour linceul. Au cours de mon voyage, j’ai entendu partout les mêmes plaintes, les mêmes protestations.
La collecte des impôts est particulièrement scandaleuse. Amar Ouzegane, député communiste d’Alger, a souvent exercé sa verve contre les caïds, aghas « bachagas », qu’il appelle « sauterelles à deux pattes, bien plus dévastatrices que les petites bestioles ». Un de mes amis de rencontre, homme digne et grave sous son burnous blanc, décoré de la Légion d’honneur, m’a dit :
_ Pourquoi s’acharne-t-on tellement sur les caïds : ce ne sont jamais que de petites sangsues !
J’ai appris plus tard qu’il était lui-même caïd … Mais de l’espèce honnête.
Et les élections ?
La démocratie règne théoriquement en Afrique du Nord : les musulmans ont reçu le droit de vote. Mais ce droit est jugé dangereux par les gros colons et leurs fidèles agents de l’administration, et les dernières élections ont donné lieu à des pratiques scandaleuses qui sont une atteinte à la liberté et à la dignité des musulmans.
L’administration préfectorale donne généralement une liste officielle composée de « bons esprits », c’est-à-dire de valets fidèles du colonialisme, et déploie tous les moyens de pression pour la faire triompher, moyens qui témoignent d’un mépris total des musulmans.
Les caïds parcourent les douars et annoncent la suppression du ravitaillement et l’augmentation des impôts si les candidats officiels ne sont pas élus. On arrête, à la veille d’élections, les candidats « dangereux » (communistes en particulier). On embarque les paysans sur de gros camions, et ils doivent voter entourés de gendarmes après que les « bons bulletins » leur ont été remis. Les administrateurs font évacuer la salle de vote, pour faire fouiller les électeurs accusés de porter des armes, et pendant ce temps, on change les urnes ! Tous les moyens, des plus habiles aux plus brutaux, toutes les pressions, tous les chantages sont employés.
Instaurons la démocratie
C’est avec de telles pratiques que l’administration entend faire respecter la France ! Et je préfère ne pas parler de la police qui use, en Afrique du Nord, de méthodes particulièrement odieuses et brutales.
La reforme de l’Administration algérienne (où abondent d’ailleurs les Vichyssois à tous les échelons) s’impose
Il faut substituer à cet appareil pesant, conçu jadis pour assurer le maintien d’un système injuste d’exploitation, une administration qui montre en Algérie le véritable visage de la démocratie, une administration qui travaille en collaborant avec les masses algériennes pour le bien-être et l’extension des libertés des musulmans, et qui, surtout, ne confonde pas les intérêts de la France avec ceux des propriétaires féodaux.
J.-F. ROLLAND.
(A suivre.)

A GUELMA, théâtre du drame de 1945
J’en ai sondé les causes et mesuré la profondeur…
EN Algérie, tous les esprits sont encore impressionnés par le souvenir de la tragédie qui s’est déroulée, il y a près d’un an, dans le Constantinois.
En mai dernier, quelques informations vagues parurent sous des titres vagues : « Troubles dans le Constantinois ». On ne sut pas alors que ces « troubles » avaient fait, en fin de compte, des milliers de victimes.
Il est nécessaire d’en reparler, car ils ont laissé en Algérie des traces profondes et ont contribué à aggraver un malaise qui n’est pas dissipé.
A Guelma, ceinturée de verdure
A Guelma, un des théâtres principaux de la tragédie de mai, tout est calme maintenant. La foule se presse au marché, la sentinelle se promène paisiblement devant la caserne des tirailleurs. Et au pied du théâtre romain, d’un tertre où quelques chameaux pelés et majestueux sont agenouillés, on peut voir la campagne verte et riante qui entoure le ville. Mais si, grâce à quelques amis, on pénètre dans l’intimité de la vie musulmane, les méfiances et les craintes s’apaisent, les langues se délient. J’ai entendu là les plaintes innombrables des parents des victimes. Des menaces terribles aussi. C’est pourquoi il serait nécessaire que justice soit faite des responsables. Mais rappelons-nous …
Depuis longtemps déjà, des bruite couraient. On parlait de soulèvement prochain, d’armes distribuées, d’agitation dans les campagnes.
Le 8 mai 1945, fête de la victoire, est célébré dans toute l’Algérie. A Guelma, dès que le sous-préfet a terminé son discours, une manifestation remonte les rues de le ville : drapeaux alliés, drapeau vert musulman, pancartes portant des mots d’ordre d’indépendance, chants nationalistes. Le service d’ordre s’énerve, des coups de feu partent. Il y a des blessés, et la foule se disperse rapidement.
Violences et représailles
Le soir, l’état de siège est proclamé, les mitrailleuses sont mises en batterie. Dans la nuit du 8 au 9 on apprend que des indigènes descendent des douars et prennent position autour de la ville. Dix Européens sont tués dans des fermes isolées. Du 10 au 12, arrivée de renforts militaires et de deux autos-mitrailleuses. Des Européens s’arment et constituent une sorte de milice civile.
Alors que tout danger a disparu une répression terrible commence, menée par la Légion étrangère, les tirailleurs sénégalais et les tabors marocains. Les douars sont brûlés et pillés, les hommes et les femmes massacrés sans jugement.
Cette répression ne cède en rien aux expéditions de représailles que les SS menaient dans les régions de partisans. Même cruauté aveugle, même méthode. Le 13, le préfet de Constantine, Lestrade-Carbonel, arrive à Guelma et, devant les « miliciens » rassemblés, prononce ces paroles :
_ Messieurs, si d’aucuns blâment nos agissements, je vous déclare que je les couvre de mon autorité.
Les miliciens se présentent à la prison, chargent les musulmans sur des camions et vont les exécuter dans une carrière. Les corps seront ensuite brûlés dans des fours à chaux.
Les gros colons tirent à la cible
Or, on savait parfaitement que les habitants de Guelma n’avaient pu commettre les crimes qui avaient eu lieu dans la campagne. Les assassinats commis par les miliciens sont suivis de vol d’argent ou de troupeaux. Les gros colons de Guelma se vantent du nombre de « salopards » abattus, des « beaux cartons » qu’ils ont faits.
Il faudrait un volume entier pour réunir les témoignages. Les assassinats ont continué jusqu’au 2 juin. Un officier de Constantine, membre de la commission d’enquête, m’a raconté une aventure personnelle qui renseigne sur la mentalité des miliciens de Guelma :
Dès qu’ils apprirent mon arrivée, ils m’envoyèrent un représentant qui me tint à peu près ce langage : « Ne vous occupez pas de nous, ou vous pourriez bien recevoir une grenade dans votre voiture. »
La terreur continua. Tous les musulmans devaient saluer les officiers. Des milliers d’arrestations arbitraires furent opérées. Et les tribunaux militaires prolongèrent la répression plutôt que de faire œuvre de justice. Les « aveux spontanés » furent arrachés par la police selon les méthodes bien connues : matraquage ou courant électrique.
Redonner confiance aux Algériens
Les événements de mai et la répression qui suivit ont empoisonné l’atmosphère algérienne. Les musulmans ont vécu depuis dans la défiance et la crainte de l’Administration. Les colons isolés restent inquiets dans les campagnes. Et s’il ne s’est pas produit de cassure irréparable entre Musulmans et Européens, c’est en grande partie aux organisations démocratiques, et aux communistes en particulier, qu’on le doit.
Ils ont montré, à l’origine des événements, la provocation fasciste. Ils ont dénoncé la sauvagerie et l’injustice de la répression. Ils ont réclamé l’amnistie pour les emprisonnés. Ils ont montré les manœuvres criminelles de certains éléments de l’Administration et des gros colons, qui, avertis depuis longtemps que des troubles se préparaient, n’ont pris aucune mesure préventive et ont vu au contraire dans les émeutes et la répression un moyen sur d’arrêter le mouvement démocratique en faveur de réformes qui, s’imposent de plus en plus en Algérie.
L’amnistie vient d’être enfin votée par l’Assemblée ; il faut faire plus encore ; la mise en jugement des principaux responsables des assassinats redonnerait confiance au peuple algérien. Il faut lui montrer que la démocratie et la justice ne sont pas que des paroles creuses.
J.-F. R.
(A suivre)

PAROLES D’INQUIETUDES et d’espoir DEVANT LA MER
SOLUTION DU PROBLEME ALGERIEN : LA DEMOCRATIE
DEPUIS la libération de l’Afrique du Nord et l’écrasement de l’hitlérisme, un courant nouveau d’opinions et de sentiments parcourt l’Algérie. Il y a eu les promesses du général de Gaulle et du général Catroux, la participation à la guerre, et les sacrifices considérables des populations musulmanes. Il y a eu les déclarations des Alliés aux heures critiques de la guerre, assurant que, dans le monde nouveau, les droits de tous les peuples, petits et grands, seraient respectés.
Dans les pays coloniaux du monde entier se sont développés de vastes mouvements de lutte contre l’exploitation des peuples dits « inférieurs ». Naguère, les Algériens pouvaient lire dans les journaux que les grèves et les émeutes s’étendaient aux Indes, que des manifestations avaient lieu en Egypte aux cris de « A bas le colonialisme ! »
Il y a enfin ce souffle de liberté, cet élan vers la dignité et le bonheur qui suit toujours les grandes crises mondiales. La majorité du peuple d’Algérie l’a ressenti profondément.
Des agents étrangers travaillent …
Ne pas abolir ce qui reste du féodalisme et des conceptions colonialistes dans l’économie et l’administration algérienne, ce serait favoriser l’exploitation (sous le couvert de mots d’ordre nationalistes) l’utilisation du mécontentement par des éléments suspects. Ce serait faciliter les manœuvres de certains impérialismes.
Dans le monde islamique, des forces obscures s’agitent. Des agents étrangers y tissent des réseaux d’intrigues compliquées. La ligue pan-arabe multiplie ses contacts avec les milieux nationalistes de toug les pays musulmans. En Algérie, l’organisation clandestine du P.P.A. (Parti du Peuple Algérien) a prouve en mai dernier qu’elle n’était pas sans influence.
Il y a donc un sérieux problème algérien. D’aucuns disent un drame. Un parlementaire déclarait récemment à la tribune que le problème de l’Algérie était un problème de la souffrance. Souffrances matérielles, souffrances morales.
Un jeune intellectuel arabe m’a fort bien exprime cet état de choses. Nous étions assis sur les marches des escaliers qui montent vers le Gouvernement général et nous dominions la mer brillante des feux du soleil couchant. Cette mer où, comme mon compagnon me le rappela avec quelque fierté, croisaient jadis les flottes barbaresques de Khaïr-Ed-Din Barberousse. Et il me dit :
Un prolétariat misérable
« Nous ne pouvons plus admettre les survivances – fort importantes ! – d’un système dont le caractère essentiel est la subordination de notre pays, de sa population, de ses richesses, de son administration, aux intérêts d’une minorité de gros propriétaires fonciers.
« Nous avons le sentiment d’être des inférieurs dans notre propre pays : les services publics, les banques, la presse sont centralisés par cette minorité. Même des emplois subalternes nous sont fréquemment interdits. On refuse de connaître notre langue comme langue officielle.
« A côté d’une puissante féodalité agraire, végète la masse du peuple d’Algérie, petits propriétaires ou métayers arrivant à peine à vivre, et prolétariat misérable.
« L’enseignement de notre langue, de notre histoire, de notre civilisation est soigneusement contrôlé et limité, ce qui est une offense à notre personnalité. L’enseignement français est insuffisant, puisque plus d’un million d’enfants restent ignorants, faute d’écoles.
« On veut nous assimiler »
« Un réseau de lois d’exception subsiste encore, et cela, sous l’égide de la République française : code forestier, indigénal, communes mixtes, caïds, exclusion des institution des cadres administratifs et des fonctions d’autorité (alors que des députés musulmans siègent au Parlement), pouvoir d’internement administratif, tout un ensemble que fait régner l’inégalité, l’arbitraire et l’injustice.
« Ce n’est que sur les champs de bataille que nous retrouvons l’égalité, encore que nous nous battions et mourions « à titre indigène », je veux dire avec des soldes et des pensions très inférieures à celles des Européens.
« Depuis longtemps, on parle de nous « assimiler ». Cette formule ne
nous convient pas. Nous ne voulons pas être « assimilés ». Nous sommes des Algériens et nous voulons le rester avec notre langue, nos coutumes, notre civilisation, ce qui ne veut pas dire que nous sommes hostiles au progrès. »
Un grand espoir subsiste
Apres cent ans de colonisation, il faut bien reconnaître que deux mondes, le musulman et l’européen, coexistent en Algérie, sans âme commune. Et cette division est précieuse aux bénéficiaires de l’exploitation coloniale, aux tenants des vieilles méthodes de domination. Ils s’efforcent d’empêcher tout contact, toute sympathie, toute solidarité entre la masse musulmane et la minorité européenne.
Mais un grand espoir subsiste. Car les oppositions et les haines racistes sont combattues et ont disparu à l’intérieur des mouvements démocratiques comme la C.G.T. et le Parti communiste. A la faveur d’une lutte menée en commun pour la défense des mêmes intérêts et du même idéal, une union étroite s’est forgée entre les Européens démocrates et les musulmans, préfiguration de ce que doit être l’Algérie de demain.
Mais, parallèlement à cette évolution dans les masses populaires, il faut que le gouvernement général de l’Algérie s’engage résolument dans une nouvelle politique qui montre que la période des promesses jamais tenues s’est enfin terminée. Effort massif pour l’enseignement, effort massif dans le domaine de l’assistance médicale, développement du mouvement coopératif qui donnera aux petits cultivateurs indigènes les engrais et les machines, refonte du système administratif et du système judiciaire, et surtout reconnaissance et respect des libertés démocratiques et abandon de tous les préjuges racistes.
Alors les musulmans aimeront la France, alors musulmans et Européens pourront vivre en bonne intelligence et de leur union naîtra un jour une véritable nation algérienne d’hommes libres et égaux, douée de son originalité et de sa personnalité.
J.-F. ROLLAND.
FIN
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