Article de Charles-André Julien paru dans Le Populaire, 28 juin 1945 ; suivi de « Le fascisme, appuyé sur des milices armées, veut imposer sa loi en Algérie », 29 juin 1945 ; « Un redressement démocratique prépare la voie aux mesures efficaces », 30 juin 1945.

La répression des émeutes du 8 mai a eu un caractère impitoyable
LE général Catroux, en interdisant toute épuration en Algérie, a laissé à la réaction des forces intactes dont elle veut se servir pour faire triompher un régime de terreur blanche.
On sait que, au début de 1943, Ferhat Abbas, ancien partisan enthousiaste du projet Blum-Viollette, établit un manifeste à tendance fédéraliste, qui rallia un grand nombre d’adeptes. Il faudra quelque jour faire la lumière sur l’origine de ce texte hérétique qui vaut aujourd’hui la prison à ses adhérents. Nous apprenons qu’il fut élaboré avec les encouragements de M. Murphy, représentant des Etats-Unis à Alger et du propre directeur des affaires musulmanes, M. Berque, qui jouait alors la carte du fédéralisme algérien. Il faudra également que le gouvernement explique pourquoi les tendances qu’il encourage depuis la conférence de Brazzaville sont considérées comme séditieuses en Afrique du Nord, au point que la censure tunisienne interdit la reproduction des allocutions à la radio de M. Laurentie, directeur des affaires politiques au ministère des Colonies, dont les propositions en faveur des Noirs semblent trop libérales pour les évolués musulmans. L’incohérence, même gouvernementale, devrait avoir des limites.
Ferhat Abbas est un homme enthousiaste, mais sans expérience politique. Son parti fut rapidement noyauté et entraîné par des extrémistes suspects. Après des prodromes qui annonçaient le drame, 102 Français furent massacrés, le 8 mai, dans des conditions de férocité inouïe à Sétif et aux alentours et dans la banlieue de Guelma. Mais cette tuerie ne fut pas le résultat d’une émeute généralisée. Elle fut l’œuvre de groupes d’hommes de main, environ 200 à Sétif, agissant sous la direction d’une organisation clandestine. L’unanimité s’est faite pour le châtiment des tueurs et de leurs chefs, mais on ne saurait admettre que, sous l’impulsion des éléments réactionnaires, il dégénère en revanche contre l’Islam et la République. C’est ce qui se produit actuellement.
Il faut le proclamer hautement. La répression a été disproportionnée et atroce. L’autorité militaire a lâché autour de Sétif des Sénégalais et des légionnaires qui ont massacré et violé en toute liberté. On suivait leur marche aux incendies qui jalonnaient le plateau. Dans la région de Djidjelli, où il n’y avait pas eu de victimes et où la population musulmane assurait l’ordre, d’autres Sénégalais purent tuer et bruler à loisir. Cependant le Duguay-Trouin bombardait les environs de Kherrata et les avions inondaient les douars de bombes.
La panique rendit féroce la population civile. A Sétif, on abat sommairement tout musulman qui ne porte pas un brassard. A Guelma, on fusille plusieurs centaines de jeunes gens. A Djidjelli, c’est sous l’œil approbateur du préfet de Constantine que des miliciens armés et des soldats pillent le quartier musulman. Grâce aux armes distribuées, la vieille haine raciste peut s’étancher dans le sang. Combien y eut-il de victimes ? Entre les évaluations ridiculement basses de l’administration et celles singulièrement soufflées de certains milieux officiels américains, il semble que le chiffre de 6.000 à 8.000 fourni par les militaires soit proche de la vérité.
La réaction politique, elle, s’étend à toute l’Algérie. L’arrestation de Ferhat Abbas et du Dr Saadane, au gouvernement général, par le directeur de la Sûreté, prend figure de guet-apens. Cheikh Brahimi, président des Oulémas, les rejoint peu après, bien qu’ayant publie deux appels au calme. Nul ne conteste le libéralisme et l’humanité du gouverneur Chataigneau, mais la répression lui échappe. A part une poignée de fidèles, tous les cadres de son administration sont de cœur avec les militaires pour le massacre, avec les gros colons pour briser les revendications indigènes. Ainsi s’organise une vaste conspiration fasciste que nous analyseront prochainement.
Ch.-A. J.

Le fascisme, appuyé sur des milices armées, veut imposer sa loi en Algérie (2)
A MI-AVRIL dernier, l’un des colons les plus représentatifs, M. Abbo, déclarait : « Il y aura des émeutes et le gouvernement sera bien obligé de revenir sur l’ordonnance du 7 mars. » Les prépondérants virent dans les massacres, comme les hommes de Vichy dans la défaite, un prétexte à jeter à bas l’édifice des réformes démocratiques si péniblement édifié. Ils s’y employèrent sans tarder.
La grande presse d’Algérie cette presse pourrie d’où pas un collaborateur d’antan n’a été exclu mais dont M. Soustelle réclamerait, enfin, les dossiers – provoqua et entretint la panique. On donna des relations minutieuses des atrocités, en les présentant comme officielles, sans que la censure intervint. Par contre, il fut interdit de signaler la répression. On développa dans le public la croyance à un complot généralisé, où les démocrates avaient leur large part de responsabilité et dont on ne viendrait à bout qu’en imposant à l’ensemble de la population indigène un régime de fer.
Dès le 8 juin, l’Echo d’Alger proclama que « l’heure du gendarme » était venue. De fait, tout indigène fut a priori coupable de solidarité tacite avec les assassins et des centaines de suspects furent jetés, tour à tour, dans les prisons. A l’arbitraire, l’autorité militaire ajouta l’humiliation. La population de Kherrata – dix mille personnes, caïds en tête – dut venir, le 15 mai, implorer d’un colonel le pardon de fautes qu’elle n’avait pas commises Les officiers vichystes, sevrés de gloire depuis 1940, considérèrent l’expédition de Sétif comme un exploit, au point que leurs chefs firent officiellement des propositions d’avancement et de décorations. Les aviateurs vantèrent les effets des bombes sur les douars. Ils ne demandent qu’à remettre ça.
Plus grave encore fut la réaction politique. Pour parer l’émeute, les autorités distribuèrent largement à la population des revolvers, des mousquetons et des mitrailleuses. Des milices se constituèrent aussitôt, sous la conduite d’anciens chefs légionnaires et S.O.L. Théoriquement dissoutes, mais prêtes a se rallier, au signal donné, avec leurs armes qu’elles ont conservées, elles constituent de véritables organisations fascistes qui aspirent à dominer l’Algérie par la terreur. Leur programme, elles ne le cachent pas. D’abord chasser le gouverneur Chataigneau, suspect de libéralisme, et le remplacer par un Algérien – lisez un gros colon, dont le nom circule déjà. Reconstituer cette fédération des maires qui réussit à contrebattre le projet Blum-Viollette. A Douéra, M. Dromigny, ancien représentant du Front paysan de Dorgères, réunit les personnalité municipales et agricoles du Sahel et, en présence du sous-préfet de Blida, qui ne protesta même pas, accusa la radio officielle d’avoir concouru à provoquer les massacres. Une nouvelle tentative d’union des maires fut faite à Maison-Carrée. Un tract, qu’on dit rédige par un fonctionnaire, a circulé à travers les bureaux du gouvernement général pour demander « l’exécution sommaire des meneurs. Ferhat Abbas en premier lieu, la révocation du gouverneur général et des directeurs responsables ». On réclame la suppression de la presse démocratique, complice des assassins, et l’arrestation de Michel Rouzé, rédacteur en chef d’Alger Républicain, qui a eu le noble courage, en pleine tourmente, de prêcher le calme et l’union entre Français et indigènes. Le but essentiel : maintenir les bas salaires et interdire toute réforme musulmane.
Les trublions comptaient sans fermeté et le sang-froid d’Adrien Tixier qui a limité le champ de l’action militaire et s’est refusé à faire une politique de représailles. Actuellement, le ministre de l’Intérieur est en Algérie. Il constatera l’œuvre de redressement accomplie par les démocrates et l’urgence des mesures à prendre si l’on veut sauver l’Algérie. Ce sont cette œuvre et ces mesures qu’il nous reste à examiner.
Ch.- A. J.

III. Alerte au fascisme en Algérie
Un redressement démocratique prépare la voie aux mesures efficaces
AU lendemain des massacres de Sétif, la plupart des démocrates se laissèrent entrainer par la vague de panique. Le péril eut été irréparable si l’opinion démocratique ne se fût ressaisie. On le doit en grande partie à Michel Rouzé, qui dénonça, à la radio et dans les colonnes d’Alger Républicain, le véritable caractère du slogan sur la « révolte arabe » et les buts réels poursuivis par les prépondérants. Trois hebdomadaires, le Courrier Républicain, radical indépendant, Liberté, communiste et Fraternité, communiste, menèrent aussi le bon combat.
Tour à tour les représentants des 5.000 actionnaires d’Alger Républicain, les anciens combattants et les groupements de résistance votèrent des motions antifascistes le 8 juin. les partis socialiste et communiste, se prononcèrent en commun pour l’épuration. dénoncèrent les manœuvres réactionnaires et réclamèrent « l’application intégrale des dispositions de l’ordonnance du 7 mars. préambule à l’instauration d’une véritable organisation démocratique en Algérie ».
On vit même la délégation spéciale de l’Arba blâmer sévèrement, le 20 juin, son président pour s’être associé à une manifestation de maires réactionnaires à Maison-Carrée. Peu à peu, les représentants musulmans, sortant de la torpeur où les plongeait la terreur, reprirent la parole pour affirmer à la fois leur volonté réformiste et leur attachement à la France.
Le mieux pourrait-il sortir du pire ? Oui, si le regroupement des forces saines est encouragé et si, en contrepartie, les tentatives de réaction sont impitoyablement réprimées. Partons d’en haut. L’immense building du boulevard Foch est un sépulcre blanchi, qui n’est que pourriture au dedans. Les chefs de service trahissent le gouverneur, les bureaux sont sclérosés.
On parle de scinder le secrétariat général comme nous l’avions proposé en 1937. Tout arrive ! Mais, plus que tout, c’est le personnel et les méthodes des Affaires indigènes qu’on doit changer. Il faut placer à leur tête un homme susceptible d’embrasser l’ensemble des problèmes arabes, tant culturels que politiques, et qui soit généreux et humain. Cet homme existe-t-il et s’il est vrai que Tixier l’ait choisi, il fera un beau cadeau à l’Algérie.
Si l’on veut éviter le triomphe du fascisme algérien, il faut le priver de ses deux principales armes : l’arme politique, en brisant les délégations financières, l’arme économique, en s’attaquant au régime de la grande propriété. Il faut enfin éliminer les derniers malentendus : en appelant à s’expliquer, à Paris, les chefs nationalistes et islahistes, qui doivent être libérés, car on ne peut sérieusement leur reprocher d’avoir participé à la préparation des attentats. Peut-être y a-t-il une occasion unique qu’il ne faudrait pas laisser échapper.
Adrien Tixier est appelé à se prononcer. C’est un esprit sérieux, méditatif, une volonté ferme. Il a le sens de l’Etat et de l’autorité, mais aussi d’une justice scrupuleuse et égale pour tous. Il sait ce qu’est un dossier et n’est pas dupe des arguties. Il questionne, voit et agit en conséquence. Il serait superflu de dire ici quel idéal démocratique inspirera ses décisions. Non seulement la réforme du 7 mars ne sera pas reniée, mais elle sera élargie et d’autres mesures, politiques ou administratives, la compléteront. S’il en est ainsi, non seulement le fascisme perdra la partie mais la France regagnera du prestige en Algérie et le reste de l’Islam ne l’ignorera pas.
Le programme de réformes politiques, sociales et économiques dont Tixier a promis la réalisation dans son vigoureux discours, hier à Alger, donne de sérieuses espérances.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.