Article de Louis Maréchal paru dans Ce Soir, 15 mai 1945 ; suivi de « Le drame de l’Algérie : La « Schkoumoune », oui mais surtout les « Seigneurs »… », 16 mai 1945.

c’est aussi le fruit amer d’une politique qui a laissé en place trop de factieux ennemis de la Patrie
Alger, 14 mai (de notre correspondant particulier). – La misère de Paris est grise et triste ; celle d’Alger est lumineuse, dorée, et d’autant plus inhumaine que le ciel invite à la joie.
D’abord on ne croit pas que, sous ce soleil ivre de sa gloire, des hommes puissent souffrir ; la rade d’Alger est si pure de courbes, les maisons, coulées de blancheur, grises ou bleutées ou rosées, sont si paisibles sous le ciel bleu de ce printemps précoce ! On ne peut pas être malheureux, semble-t-il, dans cette lumière de paradis !
Eh bien ! l’Algérie crève de faim, et l’hiver dernier elle a crevé de froid et de faim. Le printemps est venu, le froid s’est enfui, il ne reste plus que la faim.
Toutes les littératures du monde, pas plus que la politique qu’on a faite jusqu’ici, n’y changeront rien.
La faim
L’Algérie crève de faim ; entendez bien : l’Algérie, qui fournit des tirailleurs, des spahis et des zouaves, et de confortables bénéfices aux actionnaires des Grands Domaines de Kéroulis, ou de Chapeau de Gendarme, ou de la Société Algérienne de Produits Chimiques et d’Engrais, et aux gros colons qui ravitaillèrent Rommel avec zèle.
L’Algérie crève de faim, lentement, mais sûrement. Des faits ? 300 grammes de pain par jour. Du pain de farine blutée à 98 pour cent, un pain brunâtre, élastique, qui colle au palais, et enrichissait les pharmaciens, s’ils avaient des médicaments ! 500 grammes d’huile, 500 grammes de sucre, et c’est presque tout.
Les pâtes alimentaires ? C’est au choix : pain ou pâtes. Alors, les familles auxquelles les rations individuelles de 300 grammes de pain mastic ne suffisent pas n’ont pas de pâtes !
Du lait ? Pas question. Du fromage ? Pas de vaches, paraît-il. Les pommes de terre ? 5 personnes, à Alger, en un an, ont dû en percevoir 15 kilos ou 20 ! Pas de « saucisse rouge », pas de « Bretonnes », faute de semences, de carburant, de main-d’œuvre.
Où sont les légumes de l’Algérie, riche productrice d’hier ? Plus de légumes ou presque.
Et cela ne prend pas tournure de s’améliorer. Il n’y a pas de bateaux pour importer ce dont l’Algérie a besoin, que la métropole pourrait lui livrer, ou, peut-être, les Alliés lui vendre.
Les ouvriers maraîchers, agricoles, viticulteurs, en majorité musulmans, ne peuvent pas travailler s’ils n’ont pas leur nourriture de base. Un ouvrier musulman consommait, avant-guerre, un kilo de semoule par jour, sous forme de « kouskous », ou de galette « kesrah », et c’était tout, ou presque, avec quelques figues ou dattes et une tasse de café sucré.
Aujourd’hui, s’il ne revend pas au marché noir l’huile, le café, le sucre qu’il perçoit (quand il les perçoit) comment pourra-t-il acheter son blé sur la base de 6.000 fr. le quintal au marché noir ?
« Alors on voit dans les campagnes certains animaux farouches… » qui déterrent des bulbes pour les broyer et en faire des galettes qui trompent la faim, en attendant la prochaine distribution de blé ou d’orge que fera la Société Indigène de Prévoyance, distribution qui aura lieu si …
Car l’Algérie manque de blé. Celle qui fut le grenier de Rome ne peut pas nourrir ses enfants. Et c’est le drame d’où naissent tous les drames.
LA SITUATION en Afrique du Nord
On sait que de graves incidents viennent d’éclater en Algérie et notamment à Sétif, Canrobert, Bougie, Philippeville et Blida où l’on déplore des victimes. Un communiqué du gouverneur général de l’Algérie nous assure que « la police, avec l’aide de l’armée, maintient l’ordre et arrête les responsables ». Encore conviendrait-il de préciser ces responsabilités que les organisations et la presse patriotique d’Afrique du Nord n’ont cessé de dénoncer depuis plus de dix mois.
Le 27 février dernier, en particulier, une conférence de partis communistes algérien, tunisien et marocain, sous la présidence de. M. Etienne Fajon constatait que
« le combat pour le triomphe de la démocratie se heurtait au sabotage, aux menées provocatrices et aux manœuvres de division exercées par les complices de l’Hitlérisme en Afrique du Nord : les seigneurs de la terre, des mines, de la banque les féodaux nord-africains et les hommes de Vichy places trop souvent encore à certains postes de commande de la haute administration ».
Dès ce moment des indices nombreux et précis permettaient de prévoir que les éléments fascistes mettraient tout en œuvre pour organiser la famine et provoquer des troubles dont la répression brutale aurait compromis la démocratie.
Dès ce moment aussi, il apparaissait évident que seules une rapide solution au problème du ravitaillement et la satisfaction des légitimes revendications des populations nord-africaines, pouvaient enrayer le conflit latent., Depuis le journal « Liberté » a dénoncé l’attitude des fonctionnaires vichyssois entre autres celle de M. Berque, directeur des Affaires indigènes et M. Balensi, directeur des Affaires, économiques, et de leurs complices enrichis dans l’armement et l’approvisionnement des armées Romel.
Les responsables
Au mois de mars dernier, M. Etienne Fajon, revenant d’Algérie est monté à la tribune de l’Assemblée consultative pour dénoncer les agissements des provocateurs fascistes et réclamer les mesures nécessaires. Mais tous les appels des patriotes sont restes sang écho et l’on sait maintenant ce qu’il en coûte des morts, des blessés et la répression armée avec tout ce qu’elle peut comporter de brutalité. Car les véritables responsables ne se battent pas dans les rues de Sétif ou de Blida. Il se terrent au sein des administrations non épurées. Ce sont les hommes des trusts, les seigneurs des mines, de la banque, les Borgeaud, les Abbo, les Cerda qui déclaraient ouvertement « vouloir séparer la France de l’Algérie ».
Devant cette situation qui risque d’empirer, trois mesures d’extrême urgence doivent être prises : donner à manger aux indigènes épurer la haute administration et livrer à la justice les traitres ravitailleurs de Rommel et leurs complices des trusts. Alors seulement le gouverneur de l’Algérie pourra publier dans son communiqué que « l’ordre est rétabli en Afrique du Nord ».

LE DRAME DE L’ALGERIE
La « Schkoumoune », oui mais surtout les « Seigneurs »…
Derrière les hommes qui ont faim des profiteurs qui les excitent… mais le peuple musulman croit en la France démocratique
L’Algérie crève de faim. Pourquoi ?
La « schkoumoune » (c’est le mauvais sort), a voulu que les Allemands pompent du blé en Afrique du Nord jusqu’en novembre 42.
La « schkoumoune » a voulu que le ciel sec se soit mis contre l’agriculture algérienne : deux récoltes moyennes en 1943 et en 1944 étaient déjà insuffisantes, surtout avec une armée à nourrir, et la récolte de 1945 est gravement compromise : ici, les semailles ont levé tôt et après avoir souffert du froid, souffrent de la sécheresse : là, les semailles tardives se dessèchent faute de pluie ; ailleurs, il n’y aura pas récolte, parce qu’il n’y a pas eu semailles, faute de semences, ou faute de harnais pour des « brèles » – les mulets – qui n’auraient du reste pas pu travailler beaucoup, faute de paille, d’orge, d’avoine !
Voilà la « schkoumoune », le guignon ; mais il y a les trafiquants, ceux qui spéculent sur la faim !
On a stocke le blé, l’orge, on l’a ensilé, au lieu de le livrer à l’Office des céréales : et, la nuit, des caravaniers transportent ce bien précieux pour le revendre à 5.000 ou 6.000 francs le quintal !
Peuple affamé, « seigneurs » richissimes
Les musulmans d’Algérie, j’entends le petit peuple « bon pour semer le grain, bon pour la taille, et bon pour la bataille », vit affamé et nu, si affamé et si nu que c’est, pour qui le voit, non pitié, mais colère !
Pour lui, il ne comprend pas : il ne veut pas croire, quoi qu’en disent à Paris les défenseurs des « industriels de l’agriculture algérienne », que la France l’abandonne ; le petit peuple n’attend son salut que de la France démocratique.
Nous avons lu, à Paris, des affirmations qui tendaient à faire croire que les musulmans étaient pourris par la propagande allemande. Allons donc !
Oui, la propagande nazie a pénétré en Algérie. Mais ceux qu’elle a infectés constituent la caste (française ou musulmane) des gros possesseurs du sol, le milieu des « barons du pinard », des « ducs du blé tendre », des « comtes de l’orangeraie et du chou-fleur » , comme on les a nommés là-bas.
Dès 1934, et surtout vers 1936, ces « seigneurs » qui règnent chacun sur plus de 1.000 hectares de vignes, ou sur 3.000 hectares et plus de céréales, ces seigneurs chantaient « Giovinezza », barbouillaient les murs de croix gammées, soutenaient de leurs fonds, et des mitraillettes de leurs mercenaires les mouvements dits « Nationaux ». La victoire d’Hitler, le vichysme n’eurent pas de plus parfaits artisans.
A l’abri de la croix de Lorraine
Aujourd’hui que la République est restaurée, au moins dans son principe, aujourd’hui qu’on parle de plus de justice sociale, aujourd’hui qu’on va disant que les profiteurs rendront gorge, ils arborent de précieuses croix de Lorraine grand format, et affirment, la main sur le cœur, ou le portefeuille – on ne sait pas – qu’ils étaient résistants, et qu’ils jouaient un double jeu cruel à leur patriotisme farouche !
Et derrière cette façade, les « seigneurs » continuent en réalité leur affreuse besogne.
Ils sont pour beaucoup, eux et leurs complices de l’Administration, dans la famine qui sévit.
Pour eux, famine, c’est révolte : révolte, c’est répression : et ils espèrent qu’elle amènerait en Algérie un régime à leur goût.
Le vrai peuple d’Algérie, lui, croit en la France.
Prouvons-lui qu’il a raison.
Le ravitaillement en céréales de l’Afrique du Nord
Le gouvernement communique les précisions suivantes :
Pour chacun des mois de mai et juin le programme prévoit l’importation en Algérie, au Maroc et en Tunisie, de 1.060.000 quintaux de céréales.
Le gouvernement s’efforcera de faire transporter, d’ici la fin du mois, tout le stock de blé qui a été acheté au Portugal, soit 350.000 quintaux de céréales en provenance des Etats-Unis.
En outre, le Ravitaillement général français mettra à la disposition de l’Afrique du Nord 69.000 quintaux de blé. Deux navires sont actuellement en chargement à Sète et à Marseille.
Ces mesures, quoique tardives, semblent propres à combattre la famine, qui est une des causes du mécontentement des musulmans. Encore ne suffit-il pas de transporter du blé à Alger. Il faudrait aussi en assurer une équitable répartition et, pour cela, purger l’administration des vichyssois qui s’y sont réfugiés pour continuer leur besogne de sabotage.
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