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Raoul Godet : A propos des événements en Algérie. Conflit de races, conflit de dupes

Article de Raoul Godet paru dans le Bulletin de la Fédération des sociétés juives d’Algérie, 12e année, n° 101, août-septembre 1945, p. 20-21

L’Algérie vient de traverser une crise terrible, d’ailleurs inachevée et qui a terni notre victoire, au lendemain même qu’elle fut acquise. Nous n’ignorons plus aujourd’hui quels en sont les responsables, comment une féodalité de colons, tant européens que musulmans, a délibérément semé la révolte pour ruiner la cause des indigènes et empêcher leur émancipation qui eût compromis ses intérêts. Nous savons bien par quels sabotages les mêmes homme qui, trois ans plus tôt, pourvoyaient si généreusement l’armée Rommel, ont suscité dans cette fertile Algérie une famine comparable en certains endroits à celle des camps nazis. Tant il est vrai qu’ici ou là, les fascistes recourent aux mêmes méthodes et qu’à leurs yeux, la vie humaine, celle des autres, est chose futile et méprisable.

Il n’en reste pas moins que la manœuvre des gros colons algériens a fait se dresser les uns contre les autres, et souvent au prix du sang, indigènes et européens. Dans ce pays où l’on prenait déjà tant de soins à les séparer. le fossé vient encore de s’élargir entre eux. C’est sous de sombres couleurs que nous apparaît l’Algérie en ce premier été de paix. Car la paix justement ne semble guère l’habiter, mais plutôt la guerre. L’étendard vert du Prophète a ressurgi dans les douars, il appelle à la guerre sainte contre le Roumi. Et ceux-ci à leur tour, effrayés de la violence des autres, persuadés par une propagande triomphante, prennent leur garde contre l’Arabe « fanatique » et « sanguinaire ». Les seigneurs de l’Algérie, qu’ils coiffent le chapeau ou le turban, peuvent se réjouir : tant que le menu peuple est prêt à s’entre-dévorer, ils n’ont rien à craindre pour eux-mêmes.

Algérie, disait Louis Bertrand, creuset ou bouillonne le « sang de races ». Mais nous aimerions qu’elle en fut moins souvent arrosée. Quand donc l’absurdité de ces conflits sera-t-elle démasquée ? Quand ceux qui en font les frais s’uniront-ils donc par dessus ceux qui en profitent ? Il n’est pas aujourd’hui de questions plus pressantes. Car l’avenir de notre Afrique du Nord et, pour une large part l’avenir de la France, s’y trouve engagé.

Les troubles de Sétif évoquent tristement ceux de Constantine, onze ans plus tôt. On connaît l’histoire. Il était question, à l’époque de hausser les salaires des fellahs qui gagnaient alors quelque cent sous par jour. C’était, de toute évidence, un inacceptable sacrifice pour les colons qui les employaient. Seul moyen de détourner un projet aussi saugrenu : déchaîner les indigènes par une savante provocation, pour mieux les renchaîner. On soudoie un tailleur juif qui profane la mosquée de Constantine. Indignation des Musulmans, massacre des Juifs, répression et le tour est joué. Plus question d’augmenter les fellahs, plus question de leur accorder des droits politiques. Mais les Juifs, eux, les « profanateurs » bénéficient du décret Crémieux, ils sont citoyens français. Sur ces bases, l’antisémitisme paraît solidement implanté en Algérie, et pour longtemps. Excellente machine à double usage pour assurer le règne de Messieurs les Colons.

Cependant, aux dires de tous les observateurs, les derniers troubles n’ont pas revêtu un aspect précisément antisémite. Si des Juifs ont été molestés, c’est qu’ils furent pris pour des métropolitains. A l’inverse, quand les Arabes révoltés eurent reconnu, dans le lot de leurs prisonniers, des Juifs indigènes, ils les relâchèrent. Conduite surprenante, si l’on pense aux antécédentes. Comment l’expliquer ?

On peut penser d’abord que les provocateurs trouvèrent plus d’intérêt cette fois à jouer auprès des Musulmans la carte anti-française en général, que la carte antisémite. Différents indices laissent supposer que plutôt que d’accorder aux Arabes des droits qui ruineraient leurs privilèges, les seigneurs d’Algérie préfèreraient rompre avec la France. D’où, pour fortifier cette idée auprès des masses algériennes, une excitation dirigée contre tout ce qui vient de la Métropole. Les Juifs se trouvaient, pour ainsi dire, écartés du débat.

Néanmoins, il eût été facile pour les provocateurs de s’adjoindre l’appoint de l’antisémitisme s’ils y avaient trouvé avantage. Mais justement ça n’était pas le cas. L’attitude des Arabes dans la circonstance, illustre un phénomène qu’il convient de souligner : la décroissance de l’antisémitisme en Algérie. Les premiers signes remontent à l’abolition du décret Crémieux … Tandis que Vichy se félicitait de cette mesure comme d’un moyen pour se rallier les Musulmans, ceux-ci n’en manifestèrent aucune joie. Ils voyaient assez, qu’enlever des droits aux Juifs ne leur en donnait pas à eux, pour autant. Ils furent à la fois humiliés de cette basse flatterie et inquiets de l’esprit raciste dont elle témoignait. Juste pressentiment. En 1942 sur la plage de Zéralda, une pancarte portait cette inscription : « Accès de la plage interdit aux Arabes et aux Juifs ». Les Arabes voulurent passer outre, la police les ramassa, une quarantaine furent enfermés dans des caves pendant 48 heures et vingt-cinq y moururent asphyxiés.

Certains diront, assurément, que c’est une mince consolation de savoir que l’antagonisme entre Juifs et Arabes s’est apaisé. quand ce sont les rapports entre les Arabes et tous les Français qui sont en jeu. Il n’est pas interdit pourtant d’y voir un motif d’espoir : à ceux qui professent, par conviction ou par intérêt un pessimisme irréductible, à ceux qui croient les ponts coupés, et pour toujours, entre Arabes et Français, l’exemple mérite d’être cité.

Un fossé aussi profond séparait deux populations, et cependant il a été comblé du jour où elles se sont aperçues que leurs prétendues irréductibilités sociales n’étaient que prétexte au profit d’une clique soucieuse de les diviser pour mieux régner. Au même titre, un jour peut venir où les Musulmans et les Français de bonne volonté s’apercevront que, par delà les Délégations financières et les potentats arabes, ils éprouvent en commun l’amour de la liberté, de la justice et de la démocratie. Ce jour-là, il n’y aura plus question d’Algérie, il n’y aura plus qu’une question française. qui intéressera également les Français de France et ceux d’Algérie, Chrétiens, Juifs et Musulmans.

Raoul GODET