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On n’a jamais fait des citoyens français par le mépris

Editorial paru dans Combat, 25 mai 1945

DANS l’hebdomadaire La Bataille, M. Quilici prend violemment notre ami Albert Camus à partie à propos de son enquête sur l’Algérie. Depuis son arrivée à Paris, M. Quilici s’est signalé à l’attention des esprits honnêtes : il semblait en effet s’être donné pour tâche d’insulter les hommes de la résistance intérieure. Nous n’avons cependant jamais répondu à ses attaques parce qu’il nous semblait que la qualité n’en était pas bonne. Dans le cas présent, la qualité n’en est pas meilleure. Mais nous sommes obligés d’y répondre parce que le problème que ces attaques engagent est trop grave pour que nous le laissions aux mains de n’importe qui.

Pour dévaloriser les renseignements que Camus a rapportés d’Algérie, M. Quilici dénonce la suffisance intellectuelle qu’il y a à vouloir connaître la situation nord-africaine après trois semaines d’enquête. Il faut donc que nous précisions que Nord-Africain de naissance et d’éducation, ayant passé en Algérie la plus grande partie de sa vie, le seul problème politique auquel Camus se soit attaché jusqu’à l’armistice de juin 1940 est le problème algérien. Les Kabyles n’ont pas oublié les enquêtes que Camus publia sur la misère en Kabylie, dans Alger Républicain, quelques mois avant la guerre.

M. Quilici soupçonne Camus d’insouciance à l’égard des victimes françaises de l’Algérie. A la vérité, comment en serait-il capable, ayant là-bas toute sa famille, à la fois dans les villes et dans les villages de colonisation exposés aux révoltes ? Si donc il a demandé qu’on ne répondit pas à la haine par la haine, mais par la justice, il y a quelques chances pour que ce ne soit pas légèrement, mais après réflexion.

Pour le reste, nous serons nets. M. Quilici a déjà publié sur l’Algérie un article qui était une véritable provocation par l’indigne mépris qu’il manifestait aux Arabes. Il continue. D’une part, il approuve la solution démocratique que Camus a soutenue et qui tendait au renforcement de l’assimilation, et d’autre part il semble regretter que les Arabes ne soient pas tenus d’emprunter des wagons spéciaux dans les transports algériens. On n’a jamais fait de citoyens français par le mépris, et sous les apparences du loyalisme, nous ne connaissons pas de langage qui soit plus méprisable et qui desserve mieux les intérêts de cette patrie sur laquelle M. Quilici croit détenir des droits exclusifs.

M. Quilici voit en outre une preuve que les troubles de Sétif étaient organisés, par le fait qu’ils se sont produits à la fin de la guerre, comme en 1871. Il est probable en effet que ces troubles étaient organisés. Mais la preuve ne nous parait pas convaincante et nous imaginons mal un chef d’insurgés attendant pour lancer ses troupes que les soldats de la répression puissent être facilement jetés contre lui.

Quant au procédé qui consiste à rejeter sur nos amis américains la responsabilité des troubles d’Algérie, il paraîtra vraiment trop puéril. Nous pensons ici que la France est une grande personne qui sait reconnaître ses torts comme elle sait défendre ses droits. C’est ce que M. Quilici appelle le goût de l’universalité. Mais cela tient à une insuffisance de vocabulaire, et à ce qu’il a une idée confuse du mot honnêteté.

Qu’on n’en doute pas d’ailleurs, cette attitude est significative. Si M. Quilici ne représentait que lui-même, ce serait peu de chose. Mais trop d’hommes comme lui donnent en Algérie une idée de la France qui la trahit. Et l’on comprendra notre indignation lorsque nous aurons dit qu’il est des Français qui, en Algérie, ont connu leur premier sentiment de honte devant la façon dont les semblables de M. Quilici concevaient leur rôle en pays conquis. M. Quilici veut obtenir que l’on parle là-bas le langage de la haine, mais le problème est assez grave, et nous nous sentons assez de scrupules devant l’avenir français en Afrique du Nord pour adjurer le Gouvernement de rester sourd à de pareils appels et de déclarer publiquement que la France ne reconnaîtra jamais ce langage pour le sien.

COMBAT.