Article d’Abdelaziz Menouer alias El Djazaïri paru dans La Vie ouvrière, 10e année, n° 508, 8 mars 1929, p. 5

Dans les conflits qui surgissent entre le capital et le travail, il ne peut être question de main-d’œuvre féminine distincte, et séparée du mouvement ouvrier.
La force de travail, telle qu’elle se concrétise dans la production capitaliste, n’a ni couleur, ni sexe, ni âge. Qu’il s’agisse de travailleurs adultes, jeunes, étrangers, coloniaux, ou des femmes, on constate que chacun de ces éléments est une partie intégrante de l’armée du travail, à la disposition du capitalisme.
Que le patronat en fasse des catégories opposées les unes aux autres, pour accentuer son exploitation, il remplit son rôle dans la société actuelle : société basée sur le marché, et où la loi de la concurrence est un facteur inéluctable.
Mais, pour les militants avertis, et pour les ouvriers révolutionnaires, il ne saurait s’agir de distinction entre elles, parce que le facteur idéologique, la conscience de classe, qui n’est pas encore éclose, tient à l’écart du mouvement syndical, des forcés ouvrières nouvellement jetées dans le mode actuel de production.
La politique patronale use toutes ses forces à la retarder, par toutes les manœuvres appropriées.
Tel est le cas de la main-d’œuvre féminine.
Les féministes petites-bourgeoises, qui ne voient l’égalité de la femme que par son accession à tous les droits politiques, et son entrée dans toutes les fonctions de l’Etat bourgeois ; les philistins petits-bourgeois, qui préconisent le retour de la femme au foyer, pour combattre la concurrence qu’elle crée sur le marché du travail, devraient se transporter aux colonies, pour constater comment la Société impérialiste a réduit la femme indigène à l’esclavage.
Les derniers, surtout, comprendraient l’essence de la société capitaliste, la surexploitation, dénuée de tout artifice humanitaire, se poursuivant, implacable, ne connaissant pas l’entrave de l’organisation de classe, ni la protection des féministes petits-bourgeois. Le colonialisme barbare, qui prive l’indigène de toutes les libertés politiques, et de tous les droits sociaux, entreprend la mise en valeur des pays volés, sur la sueur et le sang des peuples conquis sans distinction de leur sexe ou de leur âge.
Donnons la parole à des témoins oculaires bourgeois. Leurs attestations ne seront pas taxées d’exagération. Voyons l’Indochine, et prenons, entre mille exploitations, les Charbonnages du Tonkin. Dans les Mines du Nord, de la Loire ou du Gard, le capitalisme n’a pas encore utilise les femmes. Voyez s’il se gêne, dans celles du Hongay, ou peinent plus de 20.000 esclaves jaunes.
L’écrivain Roland Dorgelès dans son livre Sur la Route Mandarine, nous en donne un aperçu :
Quand je visitais Hongay, les carrières noires grouillaient d’ouvriers. Etres têtus de loques, piocheurs aux bras maigres. Des femmes aussi, dont la bouche, rougie de bétel, semble saigner. Derrière les wagonnets, des « nhos » de dix ans s’arc-boutent, petits corps secs, visages épuisés sous le masque de charbon.
« Quinze sous par jour », me dit seulement mon guide.
La poussière dans quoi ils trottent a mis à leurs pieds nus comme une dure semelle de houille, et leurs guenilles aussi sont toutes noires. Voila ce que sont devenus Fleur de Thé, et Nguyen le bouvier … Pas de lotus, de pagodons, de haies fleuries : le travail moderne n’aime pas la fantaisie. Plus de bambous devant les cases : des pieux. Plus d’aréquiers minces et droits : des cheminées. Ce bruit de torrent, ce sont les cribleuses, et ce n’est pas l’encens qui fume, ce sont briquettes brulantes, houille maigre, et charbon gras, ô exotisme !
Il est vrai que la rationalisation, avec ses marteaux automatiques, ses grues électriques, son emploi abusif des femmes et des enfants a mis la valeur de l’action des Charbonnages du Tonkin de 230 francs à 42.000 francs.
Voyons maintenant l’Afrique Occidentale Française. Un autre écrivain, M. André Gide, dans son reportage Un voyage au Congo, nous narre ses constatations.
Nous avions, nous dit-il, le cœur si serré par la déposition de Smaba N’Goto et par les récits de Gerron, qu’à la rencontre que nous fîmes d’un groupe de femmes en train de travailler à la réfection de la route, nous ne pouvions même plus leur sourire. Ce pauvre bétail ruisselait sous l’averse. Nombre d’entre-elles allaitaient tout en travaillant. Tous les vingt mètres environ, aux côtés de la route, un vaste trou, profond de trois mètres le plus souvent : c’est de là que, sans outils appropriés, ces misérables travailleuses avaient extrait la terre sablonneuse pour les remblais. Il était arrivé plus d’une fois que le sol sans consistance s’effondrât, ensevelissant les femmes et les enfants qui travaillaient au fond du trou. Ceci nous fut redit par plusieurs. Travaillant le plus souvent trop loin de leur village pour pouvoir y retourner le soir, ces femmes se sont construit dans la forêt des huttes provisoires, perméables abris de branches et de roseaux. Nous avons appris que le milicien qui les surveille les avait fait travailler toute la nuit pour réparer les dégâts d’un récent orage et permettre notre passage.
Autre citation :
Non loin de notre gîte d’étape, à l’abri du camp des gardes, un abondant troupeau d’enfants des deux sexes, de neuf à treize ans, sont parqués en pleine nuit froide auprès d’insuffisants feux d’herbes. Marc, qui veut interroger les enfants, fait tenir Adoum : mais celui-ci ne comprend pas le baya. Un indigène se propose comme interprète qui traduit en sango ce qu’Adoum retraduit en Français. Les enfants auraient été emmenés de leurs villages, la corde au cou : on les fait travailler depuis six jours sans salaires, et sans leur donner rien à manger. Leur village n’est pas si loin ; on compte sur les parents, les frères, les amis, pour apporter leur nourriture. Personne n’est tenu ; tant pis.
Et il en est ainsi dans toutes les colonies.
Nous avons sous les yeux une revue bourgeoise illustrée, où, cyniquement, une photo nous montre, aux Indes, une vingtaines de femmes, dont certaines n’atteignent pas 15 ans, attelées comme des bêtes de somme à un rouleau compresseur. Pieds nus, elles piétinent sur les cailloux d’une route dont elles achèvent la construction.
Nous pouvons, nous, fournir d’autres photos, montant des négresses attachées, la corde au cou, transportant des charges pesantes sur la tête, pour le profit du conquérant.
En Algérie, en Tunisie, il est coutumier de voir, sur les bords des routes, des femmes indigènes casser des pierres comme dans les pénitenciers. L’agriculture industrialisée en emploie chaque année des milliers : culture de la vigne et du tabac, cueillette des plantes industrielles, travail du crin végétal, etc.
Des milliers d’autres femmes musulmanes, qui s’obstinent à respecter leurs mœurs, se tuent pendant 16 heures et pour 8 francs par jour, à confectionner à domicile des vêtements. Elles brodent sur cuir, ou sur soie, et fabriquent toutes sortes d’articles orientaux qui font le bonheur des touristes.
Tandis que celles que la misère hante sortent du foyer, entrent dans l’industrie moderne et grossissent l’armée prolétarienne. Trieuses de charbon, manœuvres dans les fabriques d’allumettes, cigarières, tisseuses de tapis, etc … , elles ne gagnent pas plus de 5 francs par jour pour 10 heures de travail.
Au Maroc nouvellement conquis, le capitalisme civilisateur a fait pire.
Les femmes marocaines sont, à présent, dans les ports, sur les chantiers de construction. Elles transportent des madriers, des caisses de marchandises, des matériaux. Elles hissent le mortier, pilonnent le béton, servent le maçon dans des conditions de travail et de salaire que n’accepteraient pas les dockers de Bordeaux ou les gars du bâtiment de la Région parisienne.
Le capitalisme, destructeur de la famille et de la santé des travailleurs, a vaincu les mœurs ancestrales musulmanes les plus enracinées.
Un journal bourgeois nous assure que l’emploi en grand de la main-d’œuvre féminine dans les chantiers marocains, n’est, devant la pénurie de main-d’œuvre masculine, qu’un expédient exceptionnel et provisoire !
Mais qui croira cette impudence ? En a-t-il été ainsi pour les lemmes métropolitaines, que la grande guerre avait attirées, soi-disant provisoirement, dans toutes les branches de la production ? Partout où la femme est entrée, elle y reste.
Et, partout, c’est le curieux phénomène économique qui se produit. On peut le constater sur toutes les parties du globe, où s’est implantée la production capitaliste. Que ce soit dans les immenses usines du textile de Shanghai ou de Bombay : que ce soit sur les quais de Casablanca ou sur la ligne de chemin de fer de Brazzaville, un prolétariat colonial féminin se crée, et instaure une concurrence entre les travailleurs indigènes des deux sexes, qui se conjugue avec celle qui déjà existe entre la main-d’œuvre coloniale et la main-d’œuvre européenne.
Devant ce danger, il ne peut s’agir, pour le militant révolutionnaire, de considérations philosophiques, du manque d’esprit de combativité des femmes, ou d’impossibilité d’action parmi l’élément féminin. Autant d’arguments futiles. L’organisation syndicale des femmes doit se faire, malgré toutes les difficultés invoquées, ou qui peuvent se présenter.
L’unité d’action de la classe ouvrière, à travers les peines et les luttes quotidiennes, doit s’accomplir.
Le mouvement syndical n’est pas un sport. Il demande une étude sérieuse, une méthode et une persévérance qui peuvent rebuter les sentimentaux. On doit apprendre les formes de propagande parmi les ouvriers et surtout les appliquer. Ce travail n’ordonne pas seulement l’organisation des travailleuses de race blanche, mais la liaison et l’organisation des millions de leurs sœurs des pays exotiques, qui souffrent du joug impérialiste.
Et c’est dans la mesure où l’on accomplira cette tâche que nous pourrons lutter efficacement contre la rationalisation capitaliste et renforcerons notre mouvement révolutionnaire.
EL DJAZAIRI.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.