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Claude Bourdet : Fanon aujourd’hui

Article de Claude Bourdet paru dans Sans Frontière, numéro spécial, février 1982, p. 52

Je le revois, ce petit Antillais fragile d’apparence, à la peau olive, au regard brûlant.

A cette époque, il était toujours médecin psychiatre à l’hôpital de Blida, il n’avait pas encore rejeté le masque de la légalité, mais la force de sa conviction, et la dureté de ses analyses ne laissaient pas de doutes sur ses positions.

Tout cela était bien utile aux gens de la gauche française comme moi-même, qui avions trop tendance à nous contenter des demi mesures. Même si nous étions plus lucides que nos compatriotes, nous nous rendions mal compte de la gravité du décalage entre les réalités et nécessités de l’époque – et ce que les Français comprenaient, ce qu’ils étaient capables d’envisager comme solutions.

Plus tard, j’ai lu ses livres, et je viens d’en relire deux : Pour la Révolution Africaine et Sociologie d’une Révolution.

Ce qui me frappe le plus, c’est l’utilité actuelle de beaucoup de ces textes. Sans doute Fanon – (et qui aurait le droit de le lui reprocher parmi tant d’hommes et de femmes dans le monde qui ont partagé les mêmes illusions ?) – a t-il parfois une vue trop optimiste des suites de la révolution de l’indépendance, et en particulier de la révolution algérienne. Le danger d’une reprise en mains par les éléments passéistes, notamment sous l’alibi religieux en pays d’Islam, ne lui apparait guère, où il ne juge pas ce danger urgent, et effectivement il était encore lointain.

Les femmes, brimées aujourd’hui, avaient alors gagné de haute lutte leur place d’égales de l’homme. Ou bien il préfère ne pas en parler pour ne pas diviser. Mais on imagine bien ce que dirait ce marxiste aujourd’hui de ce qui se passe en Iran – et même dans beaucoup de pays musulmans dits « socialistes ». De même, il voit trop le socialisme des pays de l’Est comme un modèle, au moins pour les relations entre Etats : mais là aussi, c’est après sa mort que tout s’est vraiment clarifié.

Qu’importent ces lacunes ? Ce qui est frappant, c’est qu’en plein combat, précisément, il voit plus loin. Parce qu’il s’est identifié s’est identifié à la lutte s’est identifié à la lutte algérienne, mais vient d’ailleurs, il a été capable de donner un sens global à l’anti-colonialisme et à l’anti-impérialisme.

Et ceci, contrairement à ce que certains ont dit, sans sectarisme, et en montrant, en bon marxiste, que les responsabilités du système sont bien plus grandes que celles des individus : je songe par exemple à cette excellente analyse, (dans Sociologie d’une Révolution) de la différence entre le régime intérieur d’un pays, qui peut être relativement libre et démocratique – et de sa politique extérieur, où la classe ou caste dirigeante de ce pays utilise non seulement ses moyens propres, mais encore la puissance que lui prêtent des millions de démocrates inconscients, insuffisamment conscients, ou indifférents, pour faire régner ailleurs les régimes les plus barbares.

Cette analyse est toujours vraie – nous n’avons qu’à regarder autour de nous, et Fanon souligne aussi l’action en retour, le pourrissement, que le colonialisme et l’impérialisme introduisent peu à peu dans un système démocratique. La démocratie française a failli en périr, et ne s’en est pas complètement relevée, la démocratie américaine en subit, en ce moment même, les effets les plus inquiétants. De même, les textes sur la participation de nombreux colons et Juifs d’Algérie au combat du peuple algérien, en dépit des avantages (réels ou apparents) que le système colonial apportait à leur communauté, sont non seulement un aide-mémoire pour les Algériens d’aujourd’hui et de demain, peuple parvenu à l’indépendance.

Toutefois, ce qui est le plus important pour l’avenir me paraît être ce que Fanon a écrit, surtout dans Pour la Révolution Africaine, sur les transformations du colonialisme, et ses suites. Au moment où il saisissait le phénomène, le néo-colonialisme naissait à peine en Afrique ; or, tout ce qu’il a décrit et prévu a maintenant le poids d’institutions durables ; Mobutu, un des pires assassins, est toujours là, soutenu militairement et financièrement par l’Europe et les Etats-Unis ; son ami et complice Bongo règne sur le Gabon, et le camouflage de ce tyran meurtrier en « libéral » grâce aux « idées philosophiques » qu’il affiche, semble continuer à tromper, en France, républicains et socialistes (Giscard trouvait l’alibi commode, mais n’en était pas dupe).

Les sociétés commerciales et financières européennes et américaines continuent à mettre l’Afrique en coupe réglée. Les « agribusiness » remplaçant les cultures vivrières par les cultures commerciales qui ne laissent presque pas de profit sur place, appauvrissent et affament l’Afrique et le reste du Tiers-Monde, comme l’a montré Susan George dans Comment meurt l’autre moitié du monde (1). Enfin, Fanon a eu raison sur tout, trop raison, hélas.

Heureusement, le combat n’est pas fini : il commence seulement. Et cette douche froide que Fanon jetait sur les enthousiastes de l’indépendance formelle, en montrant que celle-ci n’était qu’un début, et pouvait être un alibi, a aidé, dans le monde entier, la lutte d’innombrables militants. Il faut ajouter qu’il a pressenti, ce qui se voyait encore mal, que le colonialisme n’était pas lié à une couleur de peau ! Ainsi, ce passage de ses notes de 1960 :

« Le colonialisme et ses dérivés ne constituent pas à vrai dire les ennemis actuels de l’Afrique. A brève échéance, ce continent sera libéré … Le grand danger qui menace l’Afrique est l’absence d’idéologie … Après quelques pas dans l’arène internationale les bourgeoisies nationales, ne sentant plus la menace de la puissance coloniale traditionnelle se découvrent soudain de grands appétits …
Les bourgeoisies triomphantes sont les plus impétueuses, les plus entreprenantes, les plus annexionnistes. Ce n’est pas pour rien que la bourgeoisie française de 1789 mit l’Europe à feu et à sang ».

Peut-être faudrait-il simplement remplacer « bourgeoisie » par « classe ou caste dominante », pour avoir un schéma complet, et actuel, dont la guerre entre l’Irak et l’Iran, ou la tentative du Derg Ethiopien d’anéantir la résistance Erythréenne, nous donnent de lugubres illustrations. L’appétit de puissance, et ses conséquences, ne sont pas liés à une forme de société, et il faut utiliser l’analyse marxiste sur toute société, y compris sur celles qui se prétendent héritières du marxisme. Il est dommage que Frantz Fanon n’ait pas vécu un peu plus longtemps, pour en persuader les millions d’hommes qui ont reçu ses enseignements.

Claude Bourdet
Universitaire


(1) Laffont éditeur, 1978