Interview de Messali Hadj réalisée par Marcel Baufrère parue dans La Vérité, 16 août 1946

Après neuf années de persécution, de prison, de forteresse et d’exil dans la Forêt Vierge
POUR interviewer Messali Hadj, je devais longer le palais du Luxembourg ou, en d’interminables palabres se joue actuellement la tragi-comédie burlesque intitulée : « Conférence de la Paix ».
On en connaît les acteurs. Tous ces comédiens sans talent, ambassadeurs du capital et négriers du monde entier, jouent avec le sort de l’humanité. Mais les centaines de millions d’hommes qui combattent en Asie ou en Afrique contre l’oppression impérialiste n’ont pas de représentants à la conférence du droit des impérialistes à disposer des peuples.
Les vrais représentants de ces peuples ils sont, comme Messali Hadj l’était encore hier, dans une prison ou une forteresse. Mais l’alliance des prolétariats exploités, dont l’avant-garde révolutionnaire se renforce dans le monde entier avec les peuples asservis par le colonialisme, peut bouleverser la face du monde. Et c’est ce problème qui m’absorbait tandis que j’atteignais cette rue tranquille où Messali bénéficie de l’hospitalité chaleureuse de ses amis.
Reçu fort courtoisement par des Arabes qui exercent une surveillance discrète autour de l’immeuble, j’attendrai seulement quelques minutes avant d’être introduit auprès du leader du P.P.A.
Dans une prison de M. Thiers
Nous sommes reçus avec une grande affabilité par Messali Hadj. Visiblement fatigué par ses longues années de détention, il n’en tient pas moins à ne point faire mentir les traditionnelles coutumes de politesse et de courtoisie qui sont les caractéristiques de son peuple.
Nous étant préoccupé, des conditions de sa résidence forcée dans la forêt vierge et de ses conséquences sur sa santé, Messali nous répond simplement :
« La souffrance, c’est le prix de la liberté. Tous ceux qui, dans l’histoire de l’humanité, et depuis ses origines, ont lutté pour des causes justes ont été persécutés, emprisonnés, déportés, et bien souvent assassinés. J’ai passé des années à la prison de Lambèse, qui fut construite pour recevoir les communards de 1871 déportés par M. Thiers. Les prisons demeurent, la lutte pour la liberté continue, et il est symbolique que, dans sa répression, l’impérialisme associe, par ce pèlerinage à Lambèse, notre cause à celle des communards dont le souvenir est resté si vivace chez le peuple français. »
Les Algériens aiment la démocratie
A nos questions portant sur les positions politiques du P.P.A. face aux problèmes posés par la situation en Algérie, Messali Hadj nous répond :
« Le Parti du Peuple Algérien est un parti démocratique. Je me refuse à prendre position individuellement. Or, les conditions de ma captivité ne m’ont pas permis de rester en contact avec les camarades de mon parti. D’autre part, il ne faut pas oublier que la plupart des militants du P.P.A. ont été traqués, emprisonnés, déportés, la répression ne cessant de s’abattre sur nous depuis 1937. Vous comprendrez qu’il est donc nécessaire que je puisse d’abord m’entretenir avec mes amis actuellement en Algérie, avant de pouvoir faire des déclarations politiques. »
Nous comprenons fort bien la réserve du leader du P.P.A. Quant au souci de Messali Hadj de se soumettre démocratiquement à la discipline de son parti, il ne peut qu’inspirer la sympathie. Il est tellement rare de voir actuellement les chefs de parti animés par de semblables préoccupations. Mais nous lui demandons pourquoi, dans ces conditions, il a demandé à être conduit d’abord à Paris …
« Paris, déclare Messali. Le gouvernement général de Brazzaville m’a informé que je devais me rendre à Parıs, où mes amis demandaient à me voir. Cependant, à mon arrivée, j’appris avec un certain étonnement qu’aucun de mes amis n’avait formulé de semblable demande. »
Des déclarations précises de Messali Hadj, il ressort donc que ni lui ni ses amis n’ont demandé qu’il vienne à Paris. Par déduction, nous croyons donc comprendre que ce sont des personnalités officielles qui ont désiré sa venue à Paris.
Voyage-surprise dans la forêt vierge …
Le leader algérien, en souriant, nous raconte alors l’incroyable odyssée burlesque de sa libération. On lui demanda de choisir la résidence qu’il désirait en Algérie ou en France. Etant entendu que, pour l’Algérie, Alger et toutes les grandes villes lui étaient interdites, ainsi que leurs banlieues et un certain nombre d’autres régions !!! Pour la France il pouvait choisir librement, en dehors de Paris, de la région parisienne, des grandes viles du Nord, de l’Est, du Midi, etc. Trifouilly-les-Oies et autres centres importants similaires fort nombreux, lui restaient entièrement libres. Et un jour Messali apprit qu’il était libéré et qu’un camion était à sa disposition. Toutefois, afin qu’il ne pût rien oublier de son charmant séjour en Afrique noire … le gouvernement, aussi débonnaire que spirituel, lui « offrit » gratuitement un charmant voyage à travers la forêt vierge qui dura presque deux mois et s’étendit sur 2.500 kilomètres.
Messali Hadj, voyageur sans bagage, allait d’étape en étape, tantôt en camion, tantôt en avion. Pour ne pas avoir duré mille et une nuit, ce voyage dans l’imprévu du leader arabe, se poursuivit un certain temps. Jusqu’au jour où Messali, comme un vulgaire ministre, atterrit dans un avion spécial à Orly …
Nous écoutons avec beaucoup d’intérêt, ce récit. Mais tout à coup, une brusque révélation assaille notre esprit. Peut-être le pilote s’est-il trompé ? Peut-être les ministres responsables ignorent-ils la présence à Paris de Messali Hadj ? Peut-être … Mais nous posons la question qui nous brûle les lèvres : « Etes-vous libre ? »
Qui a favorisé l’ « évasion » de Messali ?
Sans se départir de son fin sourire, et avec ce calme majestueux qui caractérise les Arabes, Messali nous répond :
« Je n’en sais rien !!! Administrativement s’entend. Je n’ai jamais été informé, ni de la fin de ma détention, ni de sa confirmation. Quoi qu’il en soit, je me considère comme libre. »
Cela nous semble en effet plus sage.
Nous sommes curieux de savoir ce qu’il a l’intention de faire de cette liberté. Et nous lui demandons s’il désire se rendre en Algérie.
« Bien entendu, répond Messali, j’ai l’intention de me rendre en Algérie. J’irai dès que possible, car c’est là-bas que sont mon parti, ma famille, mes amis. »
Nous demandons ensuite au leader du P.P.A. comment il interprète la décision du gouvernement le rendant à la liberté.
« Je considère, nous dit-il, que ma libération signifie la reconnaissance de la légalité du Parti du Peuple Algérien qui doit jouir, en vertu des lois démocratiques, de toute sa liberté d’action. »
Le gouvernement va-t-il se décider à considérer sérieusement et d’urgence le problème algérien et à lui appliquer les seules solutions correspondant aux profondes aspirations du peuple arabe.
Souvenirs de Messali …
Une autre question se pose pour nous. Que pense Messali des mouvements qui, en Indonésie, en Indochine aux Indes britanniques ont soulevé des millions d’hommes ? Il nous répond :
« Dans ma vie de militant j’ai été au courant de l’existence de ces mouvements presque dès leur début. Au congrès anti-impérialiste qui s’est tenu à Bruxelles au mois de février 1927, j’ai rencontré des Indonésiens dont Mohamed Hatta, ainsi que des Indochinois, des Chinois, des Egyptiens, des Syriens et des Destouriens. Etaient présents également Senghor, vieux militant du Soudan, le pandit Nehru, un communiste japonais Katayama, et d’autres dont j’oublié les noms. Est-il besoin que je précise que la volonté d’émancipation qui anime aujourd’hui les peuples opprimés du monde entier ne peut avoir que toute ma sympathie et mon admiration. »
Cette sympathie, qui réunit tous les peuples asservis par le régime colonialiste, nous semble, en effet, naturelle. Mais nous sommes curieux de connaître les sentiments de Messali en ce qui concerne les luttes du prolétariat révolutionnaire. Il nous le fait savoir en ces termes :
« Chacun, dans notre sphère, nous menons la même lutte contre l’impérialisme et le capitalisme mondial. Et toute notre sympathie est acquise à ce peuple parisien avec qui nous avons lutté côte à côte contre l’impérialisme et le capitalisme. »
De Staline au gouverneur général de l’Algérie
Et nous posons aussitôt une question qui revêt une grande importance. Personne n’ignore que l’impérialisme a souvent réussi à faire dévier la colère du peuple arabe en l’incitant à l’antisémitisme.
Nous demandons à Messali quelles sont ses opinions sur le racisme.
« Démocrates, nous sommes opposés à toutes les formes de fascisme quelles qu’elles soient, et nous ne sommes donc pas racistes. Nous sommes fiers d’être Arabes mais cela ne nous oblige pas à haïr les autres peuples. »
Sur les calomnies lancées contre sa personne et le P.P.A. Messali répond :
« J’ai été, à la fois, l’agent de Ibn Saoud, de Staline, de Mussolini, d’Hitler, du panislamisme, de Doriot et du gouvernement général de l’Algérie ! »
Et il note que cette énumération le dispense de tout commentaire.
Nous prenons congé en le remerciant et en souhaitant à Messali Hadj un prompt rétablissement qui lui permette de retrouver son pays, sa femme (qui est Française et Parisienne) ; ses enfants, ses camarades du P.P.A. et tous ses amis qui sont la presque totalité du peuple algérien.
Réflexions sur la civilisation
Nous voudrions que tous ceux qui ont la cervelle encrassée par les mensonges colonialistes veuillent bien comparer la personnalité si attachante de Messali à celle de ses persécuteurs. Il y a tant d’humanité dans le regard de cet homme dont la haine serait mille fois justifiée, tant de simplicité et de calme dans cette voix qui pourrait n’être qu’un cri de révolte, que tout individu honnête ne peut qu’en être séduit. Pour nous, nous savons depuis longtemps de quel côté se trouve la civilisation. Elle n’est pas avec les tortionnaires de Messali Hadj et de son peuple. Elle n’est pas avec les ministres et les généraux qui envoient les bombardiers assassiner hommes et enfants de l’Afrique du Nord.
La civilisation : elle est du côté de ceux qui luttent pour la liberté. Elle a toujours été de ce côté de la barricade.
Marcel BAUFRERE.

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