Article d’Abdallah Ben Aïssa paru dans Sans Frontière, n° 3, semaine du 20 au 26 décembre 1980

Harbi, comme Kundera à qui nous empruntons le titre de cet article, sont des exilés. L’un algérien, l’autre tchèque. L’un comme l’autre veulent rendre leurs absence fertile. A défaut du présent interdit, révéler le passé.
La similitude des destins ne s’arrête pas là.
Ils sont tous deux victimes d’un même phénomène mondial : L’arbitraire bureaucratique.
Kundera commence son livre « Du rire et de l’oubli » par une véritable parabole qui est de surcroît un fait réel :
« en février 1948, le dirigeant communiste Klement Gottwald se mit au balcon … Un moment fatidique … Gottwald était flanqué de ses camarades, et à côté de lui, tout près, se tenait Clementis. Il neigeait, il faisait froid et Gottwald était nu-tête. Clementis pleine de sollicitude a enlevé sa toque de fourrure et l’a posée sur la tête de Gottwald … Sur ce balcon a commencé l’histoire de la bohème communiste. Tous les enfants connaissaient cette photographie pour l’avoir vue sur des affiches dans les manuels et dans les musées. Quatre ans plus tard, Clementis fut accusé de trahison et pendu. La section de propagande le fit immédiatement disparaître de l’histoire, et bien entendu de toutes les photographies. Depuis Gottwald est seul sur son balcon. Là où il y avait Clementis, il n’y a que le mur vide du palais. De Clementis, il n’est resté que la toque de fourrure sur la tête de Gottwald. »
Harbi ne m’en voudra pas si je commence la critique de son ouvrage dense et bien écrit par ce que me suggère les photographies de son livre. Comme l’a montré Kundera, ce n’est pas un exercice vain. Les photographies qu’il glisse au milieu de son livre sont riches de symboles et d’émotion.
Voir des hommes comme Messali El Hadj, Boudiaf, Aït Ahmed, Ben Bella, Abane Ramdane, Boumedienne, Krim Belkacem, Khider, Ferhat Abbas, Ben Khedda, j’en passe et aussi ces soldats djounouds de l’A.L.N. anonymes …
Cela me laisse pour le moins songeur. Des noms, des noms oubliés. Des noms traînés dans la boue. Des hommes assassinés ou déifiés et tous les autres …
Des noms qui personnifient nos déchirements d’Algériens, derrière l’apparence mythique d’unité.
Qu’en est-il vraiment de ces hommes qui ont fait notre histoire et qui, pour certains, continuent de la faire ?
Question brûlante, qui coûte un exil, après la prison, à Mohammed Harbi comme à tant d’autres qui ont voulu s’exprimer plus haut que ne leur était permis.
Le pouvoir tient sa force, c’est bien connu, du mystère et de la capacité d’oubli des peuples.
A ce mystère et à cet oubli, l’historien répond par un travail méthodique et lucide. Point d’invectives ou de procès à rebours : des faits magistralement éclairés.
Harbi parle de l’intérieur de la conscience nationale algérienne. Il reconnaît au F.L.N. « malgré une lutte inégale et de nombreuses incertitudes » le mérite d’avoir atteint son but : l’indépendance de l’Algérie et la naissance d’une société nouvelle. Il veut rendre à son peuple l’histoire de cette société, à travers ce qu’il appelle « le nationalisme populaire ». Il nomme ainsi cette partie du Mouvement National Algérien ; née dans l’immigration avec l’Etoile nord-africaine et qui en 1954 (voir tableau page 389) s’est scindée à partir du M.T.L.D. en trois tendances rivales : F.L.N., M.N.A., centralistes. Indiquons au passage que tous les dirigeants du F.L.N. sont des militants de l’ancien parti – aux diverses appellations – dirigé par Messali El Hadj et qui a éclaté en diverses tendances dont l’une va prendre le dessus sur les autres.
Pour comprendre l’émergence de la bureaucratie érigée en classe dominante, il faut partir de l’O.S. (branche clandestine et armée du M.T.L.D.).
De plus pour Harbi
« la répression coloniale et les pesanteurs d’un passé qui ignorait l’individu et la liberté conjuguent leurs effets pour imposer au nationalisme populaire les structure d’encadrement autoritaires et une forme particulière de rapport avec le peuple. Les références constantes à la nécessité de sauvegarder une organisation dissimulent la volonté de commander et la méfiance à l’égard des masses. »
Il ajoute plus loin :
« Produit d’une décomposition sociale, la bureaucratie algérienne a pour origine le blocage du système économique avec son corolaire, le déclassement. Elle sera un appareil de parti avant de devenir l’embryon de l’Etat ».
Le livre de Harbi se veut donc « une analyse des controverses et des conflits qui ont déchiré le nationalisme populaire entre 1946 et 1962 » et dont les échos retentissent à nos jours. Harbi tente d’éclairer les difficiles mécanismes de lutte, d’opposition et d’alliance à l’intérieur de(s) la direction(s) de la révolution algérienne.
Il échappe au « marxisme vulgaire » qui est une autre forme de religiosité. Pour lui, il n’y a ni bons (révolutionnaires) ni méchants (réactionnaires), mais des hommes dans leur humanité avec ce que cela comporte de connotations historiques, sociales et psychologiques.
Maxime Rodinson dans un article paru dans le Nouvel Observateur daté du 3 novembre 1980, a bien raison de dire que cet ouvrage est une leçon pour une certaine gauche européenne qui oscille de l’idolâtrie au reniement de ses idéaux.
Harbi, lui, a tenu bon la barre et a produit, en scientifique, un œuvre au-delà de ses propres blessures.
Abdallah Ben Aïssa
Mohammed Harbi
Le F.L.N., mirage et réalité – des origines à la prise du pouvoir, 1945 1962. Edition Jeune Afrique.
Milan Kundera
Le livre du rire et de l’oubli. édition Gallimard
Autres ouvrages de M. Harbi
Aux origines du F.L.N. Le populisme révolutionnaire. Editions Christian Bourgois.
En préparation :
Archives de la révolution algérienne.
Les mémoires de Messali El Hadj. Ed. Hachette

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