Article de Jean Teilhac paru dans La Révolution prolétarienne, n° 663, janvier 1981

C’est le titre d’un ouvrage qui vient de paraître aux Editions Jeune Afrique. L’auteur en est Mohammed Harbi, qui a été un haut apparatchik du F.L.N., conseiller de Ben Bella, opposant à Boumediene, exilé en France depuis 1973.
Le livre et l’auteur réveillent en moi bien des souvenirs.
Entre juillet 1963 et mars 1966, j’ai fait de longs séjours en Algérie comme coopérant administratif. A près de soixante ans, j’y mettais les pieds pour la première fois de ma vie. Mais ma pensée y était allé souvent. A la fin du siècle dernier, mon père y avait commencé une carrière de fonctionnaire qu’il avait très vite préféré poursuivre en métropole. Entre « les Bicots » et lui, ça n’avait pas marché. Mais, pas du tout. Depuis longtemps, une mise au point sur place s’imposait à moi. Grâce à la coopération, ce fut fait. Et en Algérie, je trouvais des frères. J’y trouvais aussi autre chose.
En 1963, Mohammed Harbi était directeur de l’hebdomadaire « Révolution Africaine ». C’était la seule publication lisible de toute la presse algérienne. En 63 (ou 64), le film « Viva Zapata » – interdit de projection du temps des Français – était passé sur les écrans algériens. Mais il en avait brusquement disparu. En effet, cette belle évocation d’une révolution paysanne est aussi la triste histoire d’une révolution confisquée. Le film eût un impact énorme. L’on jasait beaucoup dans les salles obscures. On faisait à haute voix – mais dans l’ombre – des rapprochements si « absurdes » que le film dut être retiré. J’écrivis à « Révolution Africaine » pour protester contre ce retrait. Je le confesse aujourd’hui avec gêne : ma lettre était anonyme. Je n’aime pas ça, mais je ne voulais pas me faire vider (je ne reculais d’ailleurs que pour mieux sauter). A mon grand étonnement, ma lettre fut publiée, mais fort astucieusement tripatouillée de telle façon que ma protestation devenait approbation !! Du beau travail ! J’étais, sans pouvoir réagir, vachement « possédé » ! J’en ai longtemps voulu à Mohammed Harbi.
Je ne lui en veux plus.
Son livre est en effet la plus dure condamnation que j’aie jamais lue à la fois sur les organisations révolutionnaires algériennes et sur le nouveau régime en place.
En ce qui me concerne, cette double condamnation, je l’ai prononcée très vite après mon arrivée en Algérie et la Révolution Prolétarienne a bien voulu à l’époque se faire l’écho de l’indignation qui était la mienne et publier quelques sévères papiers de mon cru (sous une signature d’emprunt, tant que je vivais là-bas ; j’étais décidément bien cachottier). M’est-il permis aujourd’hui de rappeler que cette publication n’alla pas sans provoquer quelques … réticences ? Charbit, qui était, lui, parfaitement au courant du mirage et de la réalité de l’Algérie du F.L.N., doit s’en souvenir.
Mohammed Harbi y a mis le temps, mais il n’y va pas par quatre chemins :
« On a voulu voir dans l’opposition F.L.N.-M.N.A. le choc de deux politiques. Elle est, en fait, une rivalité entre deux mouvements à volonté hégémonique, poursuivant des buts identiques dans un style différent ».
Encore que l’auteur réhabilite plutôt Messali Hadj, dont la Révolution Prolétarienne prit plus d’une fois la défense.
« En 1954, le peuple algérien … entre en mouvement sous la conduite d’une direction qui a le culte de la force et de l’autorité et dont certains traits relèvent du mode d’exercice du commandement propre aux chefs traditionnels. »
Pour ma part, je ne pense pas que la référence aux chefs traditionnels soit la seule, ni la pire. La pire, si je m’en rapporte à ce que j’ai vu dans l’administration algérienne à tous les niveaux – des bureaux des directions ministérielles aux guichets des exécutants – ou encore à tout ce qu’a écrit René Dumont sur l’Afrique Noire (dans son dernier bouquin, en particulier, « L’Afrique Etranglée », au Seuil), c’est la référence au colonisateur dont on aspire tout bonnement à prendre la place et à pratiquer les méthodes. Croyez-moi, chez beaucoup ça ne va pas plus loin que ça.
« Le régime algérien n’est … ni un régime socialiste, ni un régime de transition vers le socialisme. C’est un capitalisme bureaucratique. Le rôle de l’Etat a été décisif dans la formation de la société. Il a créé de toutes pièces une bourgeoisie et une classe ouvrière nouvelles, fonctionnarisé l’intelligentsia. Toutes les classes lui sont inféodées. »
J’adhère entièrement à ce constat.
Libre à Paul Balta, rendant compte du livre de Mohammed Harbi dans Le Monde du 8 août dernier, d’y voir un allègre règlement de comptes. Où y a-t-il matière à allégresse dans ce sinistre tableau ?
Paul Balta reproche à Mohammed Harbi d’y aller un peu fort dans le rappel des rivalités personnelles entre les dirigeants nationalistes algériens :
« la charge est telle, écrit-il, qu’on finit par se demander comment l’Algérie a réussi à accéder à l’indépendance ».
Sur cette « charge », sur cette interrogation … comique, il y aurait beaucoup à dire. « Ici et maintenant », comme dit l’autre, je me contenterai de me demander à mon tour comment la France a réussi à conquérir l’Algérie, tant l’histoire de cette conquête – telle qu’on peut la lire, par exemple, dans le premier tome de « L’Histoire de l’Algérie Contemporaine » de Charles-André Julien (P.U.F., 1964) est toute dégoulinante – côté français – de coups fourrés, de saloperies nauséabondes, de rivalités sordides. (Imposture, sur ce chapitre comme sur tant d’autres, des récits épiques de mes vieux manuels scolaires !)
Paul Balta se demande encore – à propos de la dénonciation par Mohammed Harbi des comportements jacobins et centralisateurs des chefs historiques algériens (de Messali Hadj à Boumediène) –
« si le peuple algérien ne s’est pas accommodé de ce centralisme pour avoir trop souffert pendant des siècles de n’avoir pas disposé d’un Etat fort et structuré ».
Que doivent penser de cette vue « allègre » de la réalité algérienne par un journaliste parisien, mes amis de là-bas, soucieux de l’avenir de leur pays, de plus en plus conscients que changer de joug c’est rester sous le joug et qui, de plus en plus, vivent (survivent) en marge de l’Algérie de Ben Bella, Boumediene et la suite, comme ils vivaient (survivaient) en marge de l’Algérie de Robert Lacoste ?
Jean TEILHAC.

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