Article de Maxime Rodinson paru dans Vérité-Liberté. Cahiers d’information sur la guerre d’Algérie, n° 16-17, février-mars 1962

VERITE-LIBERTE a déjà publié dans son numéro 6-7 une longue étude de Maxime Rodinson, « Maghreb et nationalisme arabe ». Nous publions maintenant un commentaire critique du même auteur sur le livre récent de A.R. Abdel Kader, « Le conflit judéo-arabe ».
Je ne m’aviserai pas de contredire notre ami Rodinson sur aucun des points de vue qu’il affirme, je ne conteste pas non plus sa compétence, ni son souci profond de vérité ou de justice, mais pour ma part je dois dire que je ne partage en rien son opinion à l’égard du livre de A.R. Abdel Kader. Rodinson fait une critique d’historien et d’arabisant que l’ensemble du comité de rédaction de « Vérité-Liberté » approuve et qui justifie pleinement sa publication dans nos colonnes. Pourtant cette critique me semble toute extérieure. Pour avoir eu la possibilité de connaître ce que signifie « le problème juif » pour la masse des militants arabes et notamment des militants algériens, je suis persuadé que le livre de A.R. Abdel Kader constitue une entreprise de salubrité dont le grand bénéficiaire sera précisément la révolution algérienne.
Au-delà des erreurs historiques, il y a chez A.R. Abdel Kader une conscience profonde des problèmes que pose la coexistence de deux peuples opprimés et la conception d’ensemble qu’il défend dans son livre et selon laquelle l’oppression coloniale et l’oppression raciale sont toutes deux des productions du capitalisme me paraît d’une justesse incontestable.
Je tenais à le dire, convaincu que A.R. Abdel Kader, à qui ce texte a été transmis, saura répondre et montrer qu’il ne sacrifie pas, non plus, la justice ou la vérité, à l’efficacité.
Jacques Panijel
le conflit judéo-arabe
Il y a quelques mois, à la suite d’une agression d’un Musulman contre un Juif, la communauté juive d’Oran, dans son ensemble, se livrait à une « ratonnade » du plus pur style Algérie française. Il a semblé y avoir prise de parti massive des Juifs d’Oran contre le nationalisme algérien, contre l’ethnie algéro-musulnane en bloc et volonté d’identification avec les « pieds-noirs »
Coïncidence curieuse, c’était à peu près le moment où paraissait un livre d’une judéophilie déclarée et même agressive dont l’auteur a des titres incontestables à l’arabisme le plus pur. C’est là un phénomène qui ne s’était pas produit depuis bien longtemps. Le conflit judéo-arabe édité dans sa célèbre collection « Cahiers Libres » par le courageux éditeur François Maspero, est en effet dû à un descendant du grand Abdel Kader. Mais cet arrière-neveu du prophète Mahomet (l’émir son aïeul aimait montrer son arbre généalogique soigneusement établi) est révolutionnaire, communiste (quoique dissident) et de plus a travaillé dans un kibboutz israélien. Il prend parti pour Israël à maintes et maintes reprises, se gausse des défaites arabes en Orient, ridiculise ou vilipende les chefs de la cause arabe dans la même région. On peut lire un compte rendu louangeur de son ouvrage dans l’organe sioniste français, la Terre retrouvée (1). Il est hors de doute qu’il sera stigmatisé par l’ensemble unanime de la presse arabe d’Orient comme un traître acheté par la haute finance juive – dans la mesure où elle ne préfèrera pas faire le silence sur un livre aussi scandaleux, Nassériens, anti-nassériens, bourgeois, socialistes, progressistes et communistes s’accorderont là-dessus.
J’ai beaucoup de réserves à faire sur ce livre, mais je ne me joindrai pas à la vague qui va se déchaîner. L’honnêteté d’A.R. Abdel Kader ne fait aucun doute, non plus que son intelligence et sa pénétration. Mais ses thèses me semblent présenter un aspect erroné et même dangereux que je voudrais ici mettre, en lumière, car l’importance du problème est grande et son livre, malgré tous ses défauts, me paraît extrêmement significatif.
les réserves de l’historien
Débarrassons nous d’une question préjudicielle qui a son importance. Le livre est criblé d’erreurs historiques. Les premières pages que l’auteur a cru devoir consacrer à une rétrospective sur l’Islam, les Arabes et les Juifs depuis les origines, peuvent légitimement faire dresser les cheveux sur la tête de l’historien. L’ignorance de ce « Musulman » pour les bases de la religion de ses pères et leur histoire sainte est réjouissante. Il est heureux pour le vieux émir de Mascara que la vie d’outre tombe soit mythique. Son rejeton inattendu aurait certes gâché pour lui les joies et les plaisirs du Paradis d’Allah. Pour citer un exemple, il croit que l’ultra-sainte Kaaba est une masse de roc noir évidée et taillée en forme de « cube » (p. 16). Il a confondu le bâtiment de pierres grisâtres ordinaires avec la sainte Pierre noire logée dans un de ses angles et que tout Musulman pieux rêve de baiser un jour. On pourrait donner bien d’autres exemples de ces erreurs portant sur le lointain passé arabe.
On dira qu’il s’agit d’une période bien antérieure à celle qui fait l’objet principal de son livre. Malheureusement pour l’époque contemporaine qu’il traite en détail après 1914 environ, les erreurs, les imprécisions, les confusions abondent également. Est-ce sans conséquences ? Mais quand l’auteur (p. 414) tire longuement argument du fait qu’il n’y a pas eu scission syndicale en France accompagnant la scission entre communistes et socialistes après 1920 et montre les conséquences néfastes de cette situation, notamment en Algérie ? Considérations intéressantes, certes, mais justement ladite scission a eu lieu ! La C.G.T.U (Confédération générale du travail unitaire), adhérente à l’I.S.R (Internationale syndicale rouge), séparée de la C.G.T. à Lille en 1921 sous l’impulsion de Monmousseau et de Semard, ne rentra dans le sein de celle-ci qu’en février 1936 à Toulouse, après quinze ans de luttes acharnées contre le social-fasciste Jouhaux.
Il est clair que l’ouvrage eût gagné à être soigneusement révisé. Peut-être de telles préoccupations paraîtront-elles ridicules aux lecteurs atteints du virus de militantisme intégral. Qu’ils y prennent garde pourtant ! De l’indifférence envers la précision, on passe vite à l’indifférence envers la vérité et envers la justice, à ce sacrifice de tout à l’efficacité immédiate qui finit comme nous l’a montré une dure expérience par se retourner contre l’efficacité à longue échéance. Peut-on se permettre de leur citer ces mots sévères d’Engels sur « les jeunes littérateurs adhérant au Parti » et qui ne voulaient pas « se donner la peine d’étudier » :
« On dirait parfois que ces messieurs croient que c’est toujours assez bon pour les ouvriers. Si ces messieurs savaient que Marx considérait que ses meilleures choses n’étaient pas encore assez bonnes pour les ouvriers et qu’il regardait comme un crime d’offrir aux ouvriers quelque chose d’inférieur à tout ce qu’il y a de mieux ! » (lettre à Conrad Schmidt, 5 août 1890).
les racines du conflit
Ne tombons pas du crétinisme militant dans le crétinisme universitaire ! Malgré toutes ces erreurs de détail et d’ensemble, malgré la désinvolture de l’auteur avec laquelle il échafaude en un tour de main des explications « matérialistes » à de grands phénomènes comme les origines du christianisme, la conquête arabe et les Croisades, le livre est important, nous l’avons déjà dit. Il y a bien actuellement quelque chose qui tend à être tout simplement un conflit judéo-arabe. Il faut en sonder les causes et A.R. Abdel Kader nous y aide.
En trois pages de notations justes dans l’ensemble, il nous montre que le mépris du Juif en pays musulman était en train de s’estomper au début du XXe siècle. Il faudrait nuancer bien plus ce qu’il dit sur l’attitude classique, envers les Juifs avant cette époque. Mais ce n’est pas important dans ce contexte et je conseille simplement de recourir là-dessus au livre de Goitein et à celui de Poliakov (2). Abdel Kader a tort, je crois, d’appeler ce mépris « racisme » quoiqu’il qualifie lui-même ce terme. Il s’agit de quelque chose de très différent du racisme moderne.
Quoiqu’il en soit, ce sentiment « fut ravivé par le conflit judéo-arabe de Palestine » (p. 46) dont il fait l’histoire à sa manière, imprécise sur les faits, pleine d’indications discutables, mais riche d’anecdotes significatives qui donnent une image juste de l’impression causée par les événements sur les masses du Moyen Orient. C’est là un des apports les plus intéressants de son livre, dû sans nul doute à son long séjour dans ces régions. Il y a là une espèce de chronique populaire, contre-poids fort utile à l’histoire « officialiste » de beaucoup d’orientalistes qui ne tiennent compte que des documents officiels. Les appréciations générales sur l’attitude des diverses couches sociales et des puissances pendant les périodes données sont souvent pénétrantes et justes.
La thèse essentielle de l’auteur est que c’est l’Angleterre qui provoque le conflit, plus tard utilisé par la propagande fasciste. C’est là une thèse pour ainsi dire classique de l’internationale communiste. Il me semble certain qu’elle contient une grande part de vérité. Mais Abdel Kader la pousse dangereusement à l’extrême. Ici sa paradoxale partialité pro-juive l’entraîne à des déformations curieuses.
Pour lui d’une part le nationalisme arabe était un phénomène tout artificiel.
« L’unité arabe dans le cadre d’un Empire protégé de la Grande-Bretagne était le nouveau drapeau sous lequel la féodalité et ses futurs alliés, les bourgeois arabes, devaient lutter sous le prétexte de ressusciter un passé définitivement révolu, mais en fait pour assurer à la Grande-Bretagne la domination et l’exploitation du Proche-Orient contre ses concurrents » (p. 60).
D’autre part, les Juifs nouveaux venus en Palestine étaient « des acheteurs de terre et des travailleurs de la terre » (p. 67), émigration dans sa masse « composée de travailleurs et socialisante » (p. 104).
« La Palestine juive et sa société présentaient l’aspect d’un grand chantier où les ouvriers étaient également les patrons. Les lois de la lutte de classes ne suivaient pas la voie d’un développement économique normal, puisque les données économiques étaient elles-mêmes anormales » (p. 106)
antagonisme inévitable
C’est cette société socialisante qui se trouve en lutte « contre l’Angleterre et ses complices féodaux ou autres réactionnaires arabes pour la création d’une patrie et pour sa libération » (p. 107). Les rangs de ses ennemis se trouvent accrus après 1933 par les intellectuels arabes, représentants les classes moyennes, qui « prenaient la tête du mouvement anti-juif et propageaient les thèmes de la propagande hitlérienne » (p. 121). Ainsi se crée un mouvement artificiel, dirigé non contre l’occupant britannique comme il eût été normal pour un « véritable » mouvement national, mais contre les Juifs. Certains, cependant, sous l’influence de la propagande fasciste, commençaient à se tourner aussi contre l’Angleterre.
La lutte se déroule donc, en 1948, entre la société juive de Palestine, socialisante, à potentialités révolutionnaires, jouissant de la sympathie profonde, mais en général muette des masses arabes d’une part et les armées arabes, composées de mercenaires, émanant de régimes féodaux ou grands bourgeois, servies par une idéologie petite bourgeoise fascisante, jouant avant tout le jeu de l’Angleterre.
Après la « guerre d’indépendance, A.R. Abdel Kader retrace dans la même optique et dans le même style les événements de la douzaine d’années écoulées. L’exposé est trop riche pour être résumé et critiqué en détail. Mais sa perspective centrale est la même. Le peuplement juif de Palestine devenu l’Etat d’Israël demeure un facteur révolutionnaire malgré sa « déclaration de fidélité verbale à l’Occident » (p. 275), malgré sa dépendance des capitaux américains (qu’il « utilise avec succès vers l’indépendance économique » p. 298), malgré « l’opportunisme politique congénital du social-démocrate Ben Gourion » (p. 297). Sa dépendance économique entrave son évolution vers le socialisme. Mais il est « en avance par sa maturité politique, sociale, économique et scientifique, sur tous les peuples arabes » (p. 428). De l’autre côté, les Etats arabes dictatoriaux sont dominés par des petits bourgeois, orientés à gauche en Irak, à droite en Egypte. L’aide économique des pays socialistes qui leur est accordée leur permet de consolider d’un côté leur emprise sur les masses populaires, mais aussi « creuse leur tombe » en hâtant à la fois le développement capitaliste (donc la concentration du prolétariat, etc.) et la diffusion des idées socialistes. Peut-être va-t-on par réaction vers un fascisme qui nécessairement trouvera un exutoire dans une attaque contre Israël. Mais alors Israël sera obligé à « une mobilisation générale des forces populaires qui prendra nécessairement un caractère de guerre révolutionnaire » (p. 431). Sa supériorité technique lui assurera la victoire d’où effondrement du régime politique des pays arabes. La voie sera ouverte en Israël comme dans tous les pays arabes à des régimes populaires. Comme alternative, il peut y avoir évolution pacifique des Etats arabes, vers le socialisme, et dès lors paix avec Israël. La nouvelle révolution algérienne, seule parmi les mouvements politiques arabes à avoir pris une position sans équivoque contre le racisme anti-juif, seule à ne pas s’être laissée entraîner dans le conflit judéo-arabe, seule en train d’atteindre à son indépendance par une véritable révolution populaire, peut seule briser le cercle vicieux. Parallèle à la révolution israélienne, elle montrera aux peuples arabes et africains le chemin de l’indépendance réelle et la voie d’une véritable libération populaire. L’instauration de véritables régimes populaires dans les pays arabes et en Israël mettra seule fin au conflit judéo-arabe.
le nœud de la question
On peut espérer en la justesse de ces perspectives finales. Mais la thèse centrale du livre me paraît fortement sujette à caution.
Caractère socialisant révolutionnaire du Yishouv (le peuplement juif de la Palestine sous mandat britannique), puis d’Israël ? Il s’agit de s’entendre. Il est vrai que les immigrés juifs en Palestine étaient en grande partie des tra
vailleurs socialisants cherchant à construire une société non-capitaliste. Il est vrai qu’ils y avaient établi des communautés agricoles collectivistes, les kibboutz, et semi-collectives. Il est vrai qu’un système de coopératives en bonne partie en liaison avec la Histadrout (la C.G.T juive) permettait d’échapper en partie à la gestion capitaliste de l’économie. Il était donc très exagéré de déclarer, comme je l’ai fait jadis dans un article stalinien (3) que le caractère socialiste du Yishouv, puis d’Israël, n’étaient pas plus assurés par la présence des kibboutz qu’ailleurs par l’existence de couvents de moines, idéalement « collectivistes ».
Pourtant deux faits restent exacts et ils sont fondamentaux. Seules des tendances minoritaires, chez les Juifs de Palestine, ont pensé à construire un Etat entièrement, structurellement, à économique non capitaliste, planifiée par l’Etat ou les représentants démocratiquement choisis des producteurs et consommateurs. La tendance majoritaire a voulu un Etat à économie capitaliste avec des secteurs plus ou moins étendus suivant les opinions de communautés collectivistes (de type « couvent ») et un contrôle plus ou moins étendu de la Histadrout. On se rapproche beaucoup des objectifs pratiques du travaillisme britannique et du socialisme scandinave. On peut trouver excellente cette option, mais je doute qu’elle puisse être qualifiée de révolutionnaire et qu’elle satisfasse l’auteur de notre livre, si violent contre le « social-démocratisme ». A l’appui de ce que je viens de dire, deux citations qui pourraient être multipliées aisément. Voici une appréciation de la question écrite en 1934 par le sociologue et fonctionnaire sioniste Arthur Ruppin :
» [Pour les socialistes juifs], la nouvelle vie nationale en Palestine devait entraîner des réformes sociales et ils voulaient que le capitalisme européen ou américain ne fût pas servilement copié, mais qu’on visât à établir un meilleur système social. La réforme sociale en Palestine est facilitée par ce fait que le capitalisme n’y est qu’à ses débuts … Les Juifs n’ont ni à renverser un système existant, ni à déblayer ses ruines pour créer une nouvelle économie dans une société nouvelle. L’énergie gaspillée en Europe dans la lutte peut ici être employée à une œuvre constructive … Les socialistes comprennent bien que, dans les conditions actuelles, du capital privé est nécessaire pour créer une base économique en Palestine et, pour cette raison, ne s’opposent pas en principe aux activités économiques privées, mais ils demandent que les occasions de travail créées par du capital juif profitent aux ouvriers juifs et que ceux-ci soient payés de manière à leur assurer un standard de vie civilisé » (4).
Et voici une déclaration datée de mars 1932 du leader travailliste David Ben Gourion, futur président de l’Etat d’Israël :
« Nous vivons aujourd’hui sous le régime capitaliste et c’est dans un tel régime que nous avons à bâtir le pays d’Israël. Et nous voyons la nécessité, en dépit des différences existantes entre employeur et salarié, de sauvegarder les intérêts de l’intérêts du travail de l’autre en en venant à un accord négocié sur la base des principes suivants : 1) garantir l’emploi du travail juif dans l’économie juive, non comme une faveur, mais comme un droit indiscutable ; 2) fixer des conditions de travail selon les capacités économiques de notre agriculture et garantir travail et production adéquate suivant un standard déterminé … Là où un accord est impossible, il existe encore une possibilité… la lutte … La lutte des ouvriers sur la terre d’Israël n’a pas été et ne sera pas une lutte d’intérêts de classes seuls. La lutte de classes sur la terre d’Israël est fondamentalement une lutte entre les avant-gardes du sionisme et ceux qui s’en sont éloignés… L’ouvrier juif… réalise que derrière son travail et sa lutte reposent les besoins historiques d’une nation luttant pour l’existence et espérant en sa rédemption » (5).
un socialisme nationaliste
Le second fait fondamental ressort bien de cette dernière citation. Malgré des tendances très minoritaires en sens contraire, le socialisme sioniste est resté essentiellement nationaliste. Il a toujours eu pour but l’amélioration des conditions de vie des travailleurs juifs, dans le cadre du renforcement de la communauté juive, puis de l’Etat d’Israël à la rigueur dans quelques cas l’édification d’une économie socialiste juive, mais nullement l’expansion des idées ou des structures socialistes parmi les Arabes. Cela est d’ailleurs fort compréhensible, mais cela aussi a limité énormément tout rayonnement de la pensée socialiste à partir du Yishouv et d’Israël.
Il reste naturellement la force de l’exemple et l’influence d’une société plus développée, plus mûre, avec des structures plus modernes, en partie socialisantes, l’influence même des hommes avant 1948 quand toute communication n’était pas rompue entre les deux ethnies. L’installation des relations de production capitalistes amenant des modifications sociologiques et idéologiques est partout un facteur de progrès. C’est pourquoi Marx et Lénine ont chanté des hymnes à la gloire des effets progressifs objectifs de la colonisation malgré les horreurs causées par celle-ci et que d’autre part ils dénonçaient. Dans ce sens certes, Israël est un facteur progressif pour le Moyen-Orient. Mais dans ce sens, il faut bien voir que l’influence progressive n’arrive généralement à son terme que lorsque il y a réaction contre le facteur en question, contre son caractère oppressif ou étranger. Grâce à la présence d’Israël, les travailleurs arabes arriveront un peu plus vite à une conscience nationale (d’abord dressée contre Israël) et à une conscience sociale. Dans le même sens que la présence française a accéléré sans doute la formation en Algérie d’une conscience nationale (contre la France) et d’une conscience sociale des travailleurs algériens.
Le Yishouv et Israël eussent-ils été encore cent fois plus progressistes et socialistes qu’ils ne l’ont été que l’effet de leur présence n’en eût pas plus été une pression unilatérale dans le sens de la diffusion du socialisme dans la région du Proche-Orient. Ou plutôt cette pression eût été indirecte et ambigüe. D’une part elle eut encore plus accéléré chez ses voisins l’évolution économique et idéologique dans le sens d’un capitalisme avec prolétariat plus avancé idéologiquement. D’autre part, elle eût encore plus excité l’opposition nationaliste contre elle. La prise de conscience se fait nécessairement contre ces étrangers.
lutte nationale ou lutte de classe
Pourquoi ? Parce que, il faut l’écrire, au risque de se faire encore considérer comme tournant le dos au marxisme, le Moyen-Orient actuel en est à un stade où les luttes nationales priment les luttes de classes. Je ne considère nullement cette constatation comme signifiant la négation des découvertes sociologiques fondamentales de Marx et des marxistes. Quand ce ne serait que parce que cette primauté des affrontements nationaux ne se rencontre que dans les phases données de l’évolution sociale. Mais je m’en expliquerai ailleurs.
A.R. Abdel Kader, persuadé de la primauté des luttes de classes, se donne un mal inouï pour faire entrer les faits dans son lit de Procuste théorique. Le nationalisme arabe est un mythe développé par l’Angleterre, dit-il. Il a été adopté par les féodaux et la grande bourgeoisie, puis par les petits bourgeois dans leurs intérêts de classe. Les masses y ont toujours été rétives, surtout les masses les plus nombreuses au Moyen-Orient, les masses paysannes. Il raconte en se gaussant, avec plus de raillerie que n’a osé jamais en écrire le pire écrivain colonialiste français, la défaite à Meïssaloun en 1920 des troupes de Fayçal (de malheureux mercenaires !) par les troupes du général Gouraud, Sénégalais en tête. Il en arrive à considérer comme significatif et typique le comportement des masses les plus incultes, les moins politisées. Ce sont là pour lui « les masses populaires ». A propos des attitudes des diverses couches sociales au Levant vers la fin de la dernière guerre :
« Si les masses des villes entraînées par les classes moyennes suivaient passivement discours et harangues, celles des campagnes demeuraient dans l’ensemble indifférentes à la Ligue arabe. Ce désintéressement des masses populaires avait son point de départ dans la conscience de classe déjà naissante et dans la haine des Anglais. » (p. 168).
Comment ce révolutionnaire algérien ne voit-il pas que c’est là la démarche typique des tenants de l’Algérie française, opposant les masses profondes, surtout celles des campagnes, frustres, mais honnêtes, voulant seulement travailler dans le calme avec l’aide des Français, aux masses troubles des villes qu’agite une poignée d’agitateurs professionnels au nom d’idéologies artificielles et suspectes, sans résonances profondes dans le peuple ?
Et naturellement nombre de petits faits peuvent toujours être invoqués à l’appui de cette interprétation. Et même de grands faits. Il est très vrai que les leaders nationalistes arabes du Moyen-Orient n’étaient pas pour la plupart des hommes animés par un dévouement désintéressé envers leur peuple. Des intérêts de intérêts personnels les poussaient souvent. On le savait dans le peuple et les anecdotes significatives que rapporte A.R Abdel Kader sont vraies. Mais que la crise éclate, ou même que des incidents graves se produisent, chacun se sentait solidaire de ces fantoches méprisés.
Une coopération impossible
De l’autre côté, du côté juif, il en était de même. La preuve en est l’insuccès constant des groupes courageux qui y prêchaient la coopération avec les Arabes et un Etat bi-national. J’ai vu sur place comme bien d’autres dans les années précédant 1947 les efforts désespérés des partis prolétariens comme le Parti communiste et, dans une certaine mesure, le Mapam, ceux des groupes bourgeois de bonne volonté comme l’Ihud. Il fallait voir leur désespoir devant l’impuissance évidente de leur propagande à convaincre les cercles tant soit peu importants, devant l’évolution irrésistible un affrontement sanglant des communautés dans leur totalité.
Au moment des options décisives, c’est la solidarité ethnique qui prime. A d’infimes exceptions près, toute la communauté fait bloc derrière ses leaders, plus ou moins respectés. Ceux qui ne sont pas actifs apportent au moins le secours de leur complicité passive et singulièrement efficace. Ils ne veulent pas passer pour des traîtres à leur peuple. Parmi eux, les activistes sont comme des poissons dans l’eau suivant la célèbre formule de Mao. Tout un peuple se dresse contre un autre peuple.
On voit combien est fausse la conception du conflit que se fait l’auteur :
« Le conflit judéo-arabe est né de l’opposition fondamentale entre les intérêts des populations palestiniennes arabes et juives, et de tous les autres peuples arabes du Proche-Orient dominés par l’Angleterre d’une part, et les intérêts de cette dernière de l’autre » (p. 361).
Le rôle de l’Angleterre est incontestable. Mais il n’aurait rien pu sans l’écho profond, très profond (je parle en témoin oculaire) que rencontrait le nationalisme arabe dans les masses les plus profondes du Moyen-Orient. On détestait les Britanniques, on connaissait très bien leur rôle, mais nul ne pouvait se dresser au risque d’être tout à fait isolé contre le mouvement qu’elle appuyait. Un des signes les plus clairs en était la popularité posthume de Fayçal, soutenu par l’Angleterre de son vivant, mais devenu après sa mort le symbole de l’arabisme dressé contre tous les impérialismes. L’orientation sympathique envers l’Allemagne hitlérienne, ennemie des mêmes ennemis que les Arabes, n’avait pas d’autre sens.
On voit combien est faux le parallélisme institué par Abdel Kader entre le nationalisme juif et le nationalisme algérien du point de vue de l’action révolutionnaire possible parmi les masses arabes. Pour celles-ci, les Juifs du Yishouv puis les israéliens, furent et sont l’ennemi numéro un. On n’exporte pas le socialisme à la pointe des baïonnettes. Tandis que les Algériens révoltés sont des frères dont la lutte exalte, envers qui le sentiment de solidarité est primordial. Et si une évolution socialiste révolutionnaire se dessine parmi eux de façon nette, la puissance de l’exemple, qu’aucune opposition nationale n’entravera, bien au contraire, sera énorme, peut-être décisive.
des conséquences d’un révolutionnarisme mal compris
On peut comprendre l’évolution de la pensée d’A.R. Abdel Kader, irrité par les mensonges et les truquages du nationalisme bourgeois arabe, une sincère indignation l’a poussé à les démasquer. Il a été séduit par le développement incontestable des idées et des expériences socialistes chez ces Juifs tant haïs, à l’image tant déformée par la propagande. Il a voulu redresser ces mensonges, le socialisme israélien lui a paru un modèle à proposer, plus qu’à détester. Et dans le conflit israélo-arabe, il lui a paru juste de prêcher aux Arabes, tel Lénine, la transformation de la guerre nationale en guerre civile.
Quand on est persuadé de la vérité d’une thèse, on donne aisément des coups de pouce aux faits pour les faire concorder avec elle. Ce révolutionnaire ultra-gauchiste se découvre des trésors d’indulgence pour les sociaux-démocrates israéliens.
« N’accablons pas trop les dollars des Kaiser Kraser, ni ceux du département d’état américain… ni l’opportunisme politique du social-démocrate Ben Gourion. Les dollars américains ont permis à Israël de se consolider… et Ben Gourion, malgré ses défauts, était l’homme le plus apte, parmi les Juifs d’Israël, à tenir le gouvernail au milieu des tempêtes dans lesquelles Israël naquit et dut faire ses premiers pas » écrit-il (p. 297).
Alors qu’il adopte intégralement le point de vue soviétique sur les deux « camps » mondiaux et voit d’un mauvais œil les appels de Nasser, « conseillé par Tito » (p. 369) aux capitaux occidentaux, il regarde simplement comme habile le comportement d’Israël qui se « déclarait comme faisant partie du monde libre, c’est-à-dire occidental » et, « sans jamais accorder de bases étrangères sur son territoire, ni entrer dans des actes dits défenseurs ou anticommunistes … se contentait de sa déclaration de fidélité verbale à l’Occident et obtenait les armes et les prêts comme les autres » (p. 275). Embarrassé par la collusion anglo-franco-israélienne au moment de affaire de Suez, il convient que « moralement, elle peut sembler condamnable » (p. 331), mais dissocie les motivations israéliennes de celles des puissances impérialistes et trouve une circonstance au moins atténuante à Israël dans le fait que cette association lui fut salutaire.
Il y aurait beaucoup à dire sur ces coups de pouce à la réalité accentués par la masse des petites erreurs et imprécisions du récit. Mais il y a plus grave. La thèse de l’auteur aboutit, on y a déjà fait allusion, à lui faire prendre parti pratiquement pour les positions françaises au Levant contre le nationalisme arabe servant de masque à la politique britannique. Entendons-nous bien, il n’est pas question de nier le rôle, ni les motivations impérialistes de celle-ci, non plus que son utilisation des nationalistes arabes. Mais la politique française était-elle plus pure ? Et les nationalistes arabes étaient justifiés à jouer un impérialisme contre un autre. Les masses arabes d’ailleurs, ne pouvaient que se dresser contre la France, qui exerçait institutionnellement le pouvoir gouvernemental en Syrie et au Liban. Les manœuvres françaises, l’intransigeance de de Gaulle, la brutalité des militaires sont aussi condamnables là qu’ailleurs. Et il est profondément choquant de voir l’auteur louer la tendance « au sein de l’état-major français » qui « préconisait une vigoureuse riposte aux intrigues et à l’action souterraine des Anglais ». Il y voit une tendance « progressiste qui aspirait à une France rénovée, débarrassée de la tutelle du capitalisme anglo-saxon ». De Gaulle soutenait « par tactique » (dans la perspective « stratégique » d’une France réactionnaire) cette « France progressiste » (p. 17). Il en arrive à justifier l’action du colonel (et non encore général) Oliva-Roget (et non Roger) à Damas, aboutissant à un bombardement meurtrier (qu’il minimise) de la ville en 1945 (p. 178-9) (6). Quand on a été, comme l’auteur de ces lignes, un des quelques intellectuels français sur place (notamment avec Gabriel Bounoure et Jean Gaulmier) à protester contre cet acte, il est assez pénible de le voir maintenant loué par un descendant d’Abdel Kader ! Supposez que dans quinze ans, un ultra-révolutionnaire tunisien justifie le bombardement de Sakiet par la lutte contre l’impérialisme américain.
du marxisme et des partis communistes
A ce propos, l’auteur raconte une intéressante et inédite histoire Un émissaire d’Oliva-Roget serait allé trouver les chefs de l’opposition syrienne, puis la direction du parti communiste syrien pour leur offrir une alliance avec la France, alliée de l’Union Soviétique et ayant des ministres communistes à son gouvernement, contre l’impérialisme anglais et la bourgeoisie nationaliste arabe (p. 175 ss.). Les détails donnés semblent bien authentifier ces démarches, inconnues jusqu’ici des historiens. Mais, assurément, le parti communiste syrien a eu raison de repousser ces propositions. Prendre une position aussi contraire aux aspirations des masses arabes, c’était un suicide politique. Des positions analogues, quoique sous une forme plus atténuée, n’ont pas porté bonheur aux partis communistes du Maghreb.
D’une manière générale, l’auteur est sévère à l’égard des partis communistes du monde arabe auxquels il consacre un long chapitre. Et sa sévérité est souvent plus justifiée que dans le cas qui vient d’être évoqué. Pourtant, elle est excessive si l’on y regarde de près. C’est que la fidélité d’A.R. Abdel Kader à la fois à l’Union Soviétique et à un marxisme élémentaire dogmatisé, que sa fidélité à Staline et à ses justes réactions nationales contre la politique communiste en pays arabe déforment devant lui la réalité et le conduisent à de pénibles acrobaties. Il réduit la politique soviétique à une politique de principes marxistes. Hélas ! elle en fut fort loin. Dès lors, ce sont les partis communistes locaux qui sont accusés d’avoir mal traduit les justes directives générales de Moscou ! Rien n’est plus contraire à l’évidence historique et au fond à une analyse véritable ment marxiste, voyant dans la politique soviétique la résultante de rapports de force entre tendances contradictoires nées d’une situation complexe. Les partis communistes ont exactement appliqué les directives données, conçues en fonction d’une stratégie internationale souvent raisonnable, mais appliquée sans tenir compte des situations locales.
Ce marxisme mécanique, aussi infidèle que possible à l’esprit de Marx, inspire d’un bout à l’autre notre auteur. On y voit se manifester cette mécanique facile grâce à laquelle on classe aisément les hommes, les tendances, les mouvements, les idées par rapport à des entités mythiques qu’on appelle grande bourgeoisie, petite bourgeoisie, prolétariat, etc. La moyenne bourgeoise est une heureuse invention pour étiqueter ce qui ne peut entrer, selon la dogmatique reçue, ni dans la petite, ni dans la grande. Dans des classes moyennes qu’on n’arrive pas à distinguer, on trouve des tendances de gauche, de droite, du centre. Pourquoi ? C’est à quoi ne répond pas, malgré toutes ses subtilités, cette mécanique artificielle du pseudo-marxisme. On pense au système astronomique de Ptolémée auquel chaque astronome ajoutait un rouage pour expliquer un mouvement astral non conforme aux lois antérieurement dégagées.
De même, l’auteur croit, conformément au dogme, que le socialisme abolit automatiquement le racisme (p. 295 s.). D’où (en plus des vertus spéciales qu’il attribue, de façon bien peu marxiste, au peuple juif), son étonnement naïf devant des manifestations de racisme au sein de ce pays socialisant d’Israël (p. 376 s.).
contre le conflit judéo-arabe
Et pourtant, ce livre si critiquable, avec sa kyrielle d’erreurs historiques, avec ses appréciations si profondément fausses, avec son marxisme de catéchisme, est un grand et un beau livre. C’est que sa visée est juste, généreuse et féconde. Au-delà de toutes ses fautes, il faut voir qu’A.R. Abdel Kader a été poussé par le désir de dépasser un absurde conflit ethnique, de poser la base d’une fraternité future que le socialisme ne créera pas automatiquement, mais qu’il pourra encourager. C’est là un grand mérite.
Il est vrai que l’irrédentisme arabe à l’égard d’Israël, si justifié qu’il ait été à l’origine, a été poussé à des extrémités absurdes. Il est vrai qu’il est couvé, maintenu par des forces réactionnaires qui s’en servent dans des buts sans rapport avec les intérêts profonds des masses arabes. Il est vrai que le nationalisme arabe a eu ses fantoches, manipulés derrière les rideaux par des puissances impérialistes et des intérêts de classes ou personnels. Mais il est vrai aussi qu’on ne luttera pas contre ces phénomènes déplaisants en exaltant le nationalisme juif ou israélien, sous ses aspects les plus déplaisants, y compris les raids de représailles massifs condamnés par les Israéliens les plus courageux, qu’ils soient de gauche ou simplement qu’ils y aient été poussés par une conscience délicate comme les religieux ou les bourgeois de l’Ihud.
Il est vrai donc qu’il y a des forces progressistes en Israël et qu’on ne doit pas les insulter, ni rejeter leur alliance, ni les ignorer prudemment, comme le font la plupart du temps les leaders arabes du Moyen-Orient, des fascistes aux communistes, mais ce n’est pas une raison pour transformer Israël en Etat socialiste. Il est bien vrai aussi, comme le dit Abdel Kader, que la révolution algérienne nous offre l’espoir d’une attitude plus juste dans cette terrible question, une attitude enfin internationaliste, que cet internationalisme soit prolétarien, socialiste ou tout ce qu’on voudra.
Les rapports judéo-arabes nourrissent une effroyable, une sinistre dialectique. L’installation du Yishouv dans une terre, objet de légitimes revendications d’un nationalisme arabe non encore manipulé mais correspondant à des aspirations profondes, a dressé de plus en plus l’une contre l’autre les deux ethnies. Le conflit limité à la Palestine jusqu’en 1947 est devenu mondial. L’Etat d’Israël a cherché des appuis parmi tous les Juifs du monde. Les Juifs du monde, même sans intérêt pour le sionisme, sensibilisés par une vague de persécutions atroces, ont senti une fibre vibrer à cet appel. Aux yeux des Arabes, partout, malgré les déclarations anti-sionistes des dirigeants juifs des pays arabes en particulier, ils ont paru de plus en plus des alliés, des complices, des frères de leurs ennemis. Ce qu’étaient en fait certains d’entre eux. D’où des actes d’hostilité, un pas- sage de plus en plus large de l’antisionisme à l’antijudaïsme. D’où réaction en chaîne des Juifs attaqués et de plus en plus acquis à l’arabophobie répandue par des milieux intéressés.
C’est par ce mécanisme infernal que les rapports judéo-arabes dans les pays arabes, bons à l’origine, se sont détériorés. Des Juifs installés sur ces terres depuis des siècles, parfois depuis
toujours, parlant arabe, se pensant arabes, se sont de plus en plus sentis traités en étrangers soupçonnés de collusion avec les ennemis sionistes et avec les impérialistes. Ulcérés, ils ont adopté les positions qu’on leur accusait de prendre, ont tendu à justifier a posteriori les soupçons dirigés contre eux.
C’est le grand honneur de la révolution algérienne, et cela A.R. Abdel Kader le montre bien, d’avoir pris une position de principe extrêmement ferme sur la question, d’avoir revendiqué les Juifs d’Algérie comme Algériens à part entière, d’avoir refusé autant que possible la solution de facilité consistant à diriger contre eux la judéophobie à relents médiévaux des masses en la renouvelant à partir de l’anti-sionisme qui soufflait d’Orient, que leurs alliés et frères arabes d’Orient leur proposait avec insistance. Malheureusement, le problème était encore plus difficile qu’ailleurs à cause du terrain préparé par le décret Crémieux, à cause de l’assimilation politique et culturelle des Juifs d’Algérie à l’ethnie algéro-européenne, pourtant férocement antisémite. Dans cette situation terriblement difficile, il ne faut pas s’étonner des réactions des Juifs d’Oran, du moins d’une partie d’entre eux que l’on espère minime.
Je ne pense plus que le socialisme, que la gestion collective de l’économie, résout automatiquement les problèmes nationaux, les luttes entre nations. Lénine ne le pensait pas non plus, je l’ai montré ailleurs. Du moins il supprime des facteurs puissants qui contribuent à les perpétuer. Les rapports judéo-arabes ne sont guère encourageants et n’ont pas l’air d’évoluer vers le mieux. Mais il faut lutter contre le courant le plus absurde des haines, la haine nationale et raciale. Si mal inspiré que me paraisse le plus souvent son livre, A.R. Abdel Kader a eu le mérite et le courage très grands d’être du côté arabe, parmi les premiers à prendre position clairement, publiquement contre cette évolution désastreuse. Il a suivi le chemin des révolutionnaires juifs russes qui (c’était là l’option fondamentale qui opposait déjà dans les cafés suisses Trotsky et Weizmann) (7) avaient choisi de faire prévaloir la cause du progrès de l’humanité sur une cause étroitement nationale. Ce choix fondamental, espérons que d’autres le feront après lui …
Maxime RODINSON
(1) Rabi, « Une voix arabe »…, La Terre retrouvée, 30 année, n° 19, 1er juillet 1961.
(2) S.D. Goitein. Juifs et Arabes, Paris, Ed. de Minuit, 1957 (Coll. «Aleph ») ; L. Poliakov, De Mahomet aux Marranes, Paris, Calmann-Levy, 1961 (Coll. « Liberté de l’Esprit »).
(3) Maxime Rodinson, « Sionisme et socialisme », Nouvelle critique, n° 43, février 1953.
(4). A. Ruppin, The Jews in the modern world, 1934, trad. fr. Les Juifs dans le monde moderne, Paris, Payot, 1934.
(5) D. Ben Gourion, Selections, New York, Labor Zionist Organisation of America Poale Zion, 1948.
(6) Effectivement de gauche d’ailleurs et même communisant. A propos d’un prétendu vol mystérieux de documents chez sa veuve, l’Humanité du 23 février 1949 disait que sa fidélité à la résistance et à la démocratie était bien connue.
(7) Ch. Weizmann, Trial and Error, London 1949 ; cf. W.E. Rappard, A la mémoire de Chaim Weizmann, Neufchâtel, La Baconnière, 1953.

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.