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Le 17 octobre 1961

Article signé Andrée L. paru dans Le Marxiste-Léniniste, n° 46, novembre-décembre 1980

MEMOIRE

Nous publierons désormais sous cette nouvelle rubrique, MEMOIRE, des textes sur les évènements, dans l’histoire, dont le mois écoulé avant la sortie du ML marque l’anniversaire, qu’ils soient des témoignages, comme celui-ci, ou des éléments d’histoire, en repérant les origines et l’avenir.

Que notre mémoire soit ainsi un modeste hommage aux peuples révoltés depuis l’origine des temps de classe, et, à travers la reconnaissance de leur lent et difficile parcours vers le communisme, fonde aussi une tranquille certitude sur notre cause.


LE 17 OCTOBRE 1961

Le 17 Octobre 1961, je ne savais pas même que c’était le 17 Octobre. J’avais 18 ans, j’étais dans une organisation de jeunesse du P.C.F., étudiante, sortant de l’atmosphère ouatée de l’enfance que prolongent les familles aimantes et aisées, et je me promenais dans la rue.

Le quartier latin alors était une petite province. On allait de librairie en librairie comme à gué à travers un ruisseau. Place du Panthéon, ce n’était pas la maison des grands hommes sur quoi se portait le regard, mais sur la tourelle ridicule de béton bâtie à la hâte qui abritait un flic tremblant autour de sa mitraillette. A l’intérieur du commissariat c’était, on le savait, le trou noir, traversé par les cris des torturés algériens. On avait honte et haine d’être français et on était fier d’être algérien au moins par le quart de naturalisation que donnait le fait d’être pour la lutte d’indépendance. Déjà devant le P.C.F. qui ne faisait rien, et pire encore, des intellectuels, des militants avaient pris parti. Déjà la jeunesse étudiante se mobilisait. Mais ce jour-là il n’y avait aucun de ceux-là. Devant le métro Saint-Michel, le café la Boule d’Or, comme je débouchais de la rue Gît-le-Cœur, je vis ce que je n’avais jamais vu : un peuple entier, qui marchait dans le silence, portant des enfants dans les bras, contre l’épaule, à la main. Tout ce qui fait qu’un peuple est un peuple, des femmes des hommes des enfants. Tout ce qui fait qu’un peuple est un peuple : un visage. C’était le visage algérien aux pommettes hautes sur lesquelles chaque jour les crosses de fusils s’abattaient sans le vaincre.

Mais ce jour-là, à cette heure là encore, il semblait qu’il n’y avait personne. Personne, pas de flics, pas de crosse, tant, fleuve sortant de la terre, du métro, venus là par les ponts, affluant, puissants, silencieux, ces hommes et ces femmes prenaient tout. Les gens qui s’arrêtaient, les rares français, regardaient leurs frères humains. Bien sûr il y avait ceux qui étaient pour l’indépendance, pour les Algériens, mais cette force de masse c’était cela la fraternité. Ils défilaient et j’ai encore l’impression qu’ils n’allèrent pas plus loin que la place Saint-Michel, tant chaque fois que le cortège avançait il était remplacé par un cortège plus nombreux. Et le silence qui les entourait, qui était celui de notre honte et de leur force, celui aussi de l’alliance possible pour qui sait s’insurger, ce silence – ils défilaient en silence dans le seul bruit familier des enfants – était comme une image pour toujours.

La manifestation continuait, et sur son pourtour on apprenait qu’elle sortait des bidonvilles, des hôtels, des parcages, que l’ordre du FLN avait été suivi. On savait, on sentait au fur et à mesure que ces milliers sortaient de terre qu’ils sortaient de là d’où ils combattaient, de là d’où ils souffraient, mangeaient à peine à leur faim sous la menace de l’arrestation et de la torture. Et que ce qu’ils osaient c’était plus que cette sortie sur Paris, c’était plus que de faire venir dans le centre de ce Paris bourgeois, à la fois provincial et cossu, les damnés des barrières, c’était plus que de faire envahir Paris par les pauvres et les opprimés. C’était une nouvelle libération de Paris, sa véritable libération son envahissement par le peuple, un peuple, quand celui de France faisait défaut. C’était aussi que la guerre qui faisait de chaque partisan un puits clandestin, de chaque organisation, un réseau caché, qui dissimulait la force unie de tous, était ce jour là vaincue par le peuple. Ce que le FLN faisait là en pleine guerre était d’affirmer que déchiré, combattant, dispersé, un à un, il était capable de se réunir, d’exister.

C’est cette existence là que vers 20 heures la police tenta d’assassiner.

J’étais sur place. Je n’avais pas bougé. La nuit tombait. Je ne sais pas comment cela arriva. Tout ce que je sais c’est que soudain un homme courut et que sur la tête de l’enfant qu’il portait dans les bras un gourdin s’abattait. Je sais que la Seine devint noire. Que les flics jetaient les hommes dans le fleuve. Je sais que tous couraient et que le fascisme français avait cours. Je sais qu’ils tuaient, je sais que les Algériens donnaient tout à leur cause et même la mort. Place Saint-André des arts, un car ouvert comme un étal de boucherie dégoulinait de sang. On jetait dedans des corps blessés, des visages ouverts là où la vie ne les ouvrait pas. Il y avait visible par la porte du car un monceau d’hommes à demi morts, et leurs yeux disaient forts et vivants qu’ils ne le seraient jamais. Nous commencions à hurler. Les flics foncèrent sur nous, le car démarra mal fermé emportant sa cargaison de chair fière.

Andrée L.