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D’où vient le poids du clergé iranien ?

Article paru dans Le Prolétaire, n° 277, 18 novembre-1er décembre 1978, p. 1-2.

En une quinzaine d’années, l’économie iranienne a été successivement entraînée par le sabre dans la tourmente de la transformation des campagnes, puis littéralement happée par le tourbillon d’un développement industriel exponentiel permis par l’accroissement vertigineux de la rente pétrolière. Le coup de frein brutal mis à cette course délirante dont tous les membres étaient maintenus ensemble par la poigne de «l’armée la plus moderne du monde», devait projeter le pays dans une crise sans précédent. Cette crise a mis en mouvement des masses humaines immenses, révélant le décalage extrême entre le modernisme économique importé grâce à un Etat totalitaire et puissamment centralisé, agent d’un industrialisme généralisé, et une arriération sociale qui n’a pu encore être dépassée.

Comment expliquer sinon, le poids d’un clergé qui comme les ayatollahs et les mollahs de l’Eglise chiite, peut se mettre à la tête d’un soulèvement gigantesque comme celui qui a secoué l’Iran ces derniers mois ?

Même avec tous les moyens potentiels dont dispose le capital en Iran, il n’a pas réussi encore à se débarrasser de son compromis avec le clergé : l’Etat massacre les foules, mais n’ose pas toucher aux prêtres qui sont à leur tête, ou s’il le fait c’est par inadvertance. En un seul jour, le 5 juin 1963, les obus et les mitrailleuses fauchèrent 4.000 manifestants, mais l’ayatollah Khomeiny fut simplement exilé en Turquie, puis en Irak, d’où il a continué à haranguer la foule. Selon les organisations iraniennes à l’étranger, on aurait compté dans les derniers mois 15.000 morts et 100.000 prisonniers, mais Reza Pahlavi se garde bien de toucher aux ayatollahs parce qu’ils sont les seuls qui puissent ne pas déclarer la guerre sainte, alors même que beaucoup le demandent.

La position de ceux (parmi lesquels de soi-disant marxistes) qui s’efforcent de sauver quelques aspects «progressifs» de l’ «Eglise» chiite est ridicule. Les prêtres de mosquée, les mollahs, sont souvent à la tête des manifestants : c’est cependant davantage pour réfréner les «excès» que pour les conduire à la révolte. Sûr de son impunité, le prédicateur Rohani peut bien traiter Reza Pahlavi de «chien» ; mais l’empereur a beau jeu de lui rappeler que les prêtres sont furieux parce qu’il leur a ôté des terres et des privilèges (pour les accorder à la bourgeoisie «agraire», naturellement).

D’où vient ce poids du clergé ? Naturellement son influence s’explique facilement sur les masses paysannes et miséreuses, illettrées, dans un pays où 46% de la population vit de l’agriculture, ainsi que sur les grandes masses de la population urbaine : commerçants et employés des bazars, artisans et domestiques, ouvriers du bâtiment, de l’artisanat et de l’industrie, non encore organisés, chômeurs, toute cette foule bigarrée non encore stabilisée et dont la plus grande partie, tout juste expropriée de ses terres ou de son atelier, est encore liée par mille fils à la paysannerie et à la petite bourgeoisie.

Surtout, le clergé, même après que ses attaches à la propriété foncière aient été modifiées par la réforme agraire – ce que nous essayerons d’évaluer dans un prochain article – reste entièrement lié au monde des bazars, sortes de corporations de commerçants-usuriers qui tiennent les centres villes.

Selon Le Monde diplomatique de juillet, les mollahs avaient, avant la création d’une administration publique par Reza chah, des mandataires qui recevaient des mains des chefs des corporations le khoms qui était égal au cinquième des bénéfices tandis qu’ils recevaient des paysans et des nomades une autre contribution appelée zakat. Quelles que soient les institutions qui subsistent aujourd’hui, il est en tout cas clair que le bazar finance directement le fonctionnement des mosquées et des écoles coraniques, tandis que le clergé chiite redistribue une partie de ses revenus sous forme de dons aux familles les plus démunies : il sert en quelque sorte de caisse de chômage et de secours.

Dans ce système dont il reste à apprécier l’évolution exacte, la mosquée est le véritable forum et le mollah, qui n’est pas inséré dans un système semblable à la hiérarchie ecclésiastique dont le curé est chez nous le premier échelon, mais qui est, au moins formellement, supposé choisir lui-même son «guide de la foi» ou ayatollah, doit tenir compte de l’état d’esprit du bazar.

Or le bazar a un poids économique important. Comme on peut le lire dans un article du Financial Times du 12-9-78, les bazars, qui fonctionnent sur la base du système du comptoir et de l’usure, sont probablement responsables de 30% de toutes les importations du pays et de davantage encore pour les denrées et biens de consommation. De plus, leur réseau qui s’étend à l’échelle du pays contrôle bien les 2/3 du commerce de gros en province : d’après une autre source, ils contrôlent aussi économiquement les nomades (voir Problèmes économiques du 3-5-78).

Toujours selon le Financial Times, ce qui a fait dans ces dernières années le plus grand mal aux bazars a été moins la concurrence des supermarchés que l’urbanisme sauvage et le percement de grandes avenues. A l’avenir, conclut-il, «un système bancaire plus strict et plus contrôlé pourra graduellement tarir les sources de crédit des bazars et en gripper les rouages».

En attendant, ils sont restés le centre de la vie sociale et politique des larges masses urbaines, qui ont tout naturellement trouvé à leur tête les mollahs et les ayatollahs, quand elles se sont cabrées contre l’accentuation de la misère, sous l’effet de la contraction du marché.

Dans d’autres conditions, une telle direction n’aurait été que provisoire, comme cela avait été le cas dans la Russie de 1905 avec les popes. Les larges masses entrent en effet tout naturellement en mouvement avec leurs vieux réflexes, leurs vieilles idéologies, et c’est seulement la lutte qui éveille en elles l’instinct façonné par leurs nouvelles conditions d’existence. La rapidité avec laquelle elles peuvent, dans le cours même du mouvement, se débarrasser des vieilles habitudes qui se révèlent désormais comme autant d’entraves à leur lutte, dépend d’un côté du degré de leur entraînement réel dans la vie nouvelle et, de l’autre, du travail effectué par une force politique qui les éduque dans ce sens et leur permette de se regrouper au moment de l’épreuve.

Or, de ce point de vue, tant le libéralisme bourgeois du Front national que la gamme des démocrates et populistes petits-bourgeois, dont les plus radicaux se prétendent même «marxistes», au lieu de favoriser cette évolution en s’opposant au Clergé, vénèrent Khomeiny et ses collègues comme des «révolutionnaires» et se sont complètement subordonnés à eux. Ce faisant, ils ont livré le mouvement à la force qui domine nécessairement le monde au bazar tant que ce dernier n’a pas opéré sa scission sur des intérêts de classe.

Et à quelle force ! Non pas même cette bourgeoisie entreprenante, industrielle, capable d’initiative historique, apte à rompre au moins en partie avec le passé : celle-là n’a trouvé qu’une trop faible place à l’ombre d’un Etat industrialiste et omniprésent, et ses élans sont sans doute émoussés par l’effet corrupteur de la rente pétrolière, pour l’ivresse de laquelle elle s’est empressée de livrer tous ses droits politiques au chah et à ses protecteurs anglais puis américains. Non, la bourgeoisie dont il s’agit n’est pas une force tournée vers l’avenir : c’est la bourgeoisie et la petite bourgeoisie commerçantes (sans parler des liens du clergé avec la propriété foncière qui restent à étudier ainsi que la nature de cette propriété foncière elle-même), chaotiquement ballotées entre l’alliance avec l’autoritarisme honni sous le robinet de la manne pétrolière et la dispute avec lui pour préserver ses privilèges patriciens ; c’est la force la plus inconséquente et la plus vile qui soit, à laquelle seule l’alliance avec le chiisme millénaire peut donner l’illusion d’une continuité dans les idées ; en réalité ce n’est même pas une force : c’est une absence totale de capacité historique à défendre, ne disons pas les intérêts des larges masses plébéiennes et à plus forte raison prolétariennes, mais les siens propres.

Le prolétariat lui, n’a pas encore fait entendre sa propre voix : il est encore trop jeune, trop dispersé, encore saoulé par le tourbillon vertigineux qui l’a arraché à son lopin de terre et le transbahute de chantier en usine. Mais ces mois de révolte lui ont du moins donné ‘l’occasion de se mettre en marche : il a commencé à utiliser massivement la plus élémentaire de ses armes spécifiques, la grève et à défendre ses propres intérêts, distincts de ceux des autres classes.

On mesure ici peut-être encore plus tragiquement que partout ailleurs les terribles conséquences de la contre-révolution stalinienne quand on considère la formidable énergie sociale qui se volatilise et se désintègre sans produire le moindre effet. A la différence de la Russie du début du siècle où, en naissant, le prolétariat put immédiatement s’assimiler la formidable expérience de son aîné européen – au point de lui servir d’exemple -, être guidé dans ses premiers pas par le Parti et brûler ainsi les étapes historiques, ici, non seulement le magnifique moteur du Parti n’est pas là, mais le poids de l’ennemi est si grand qu’il a rendu impuissantes toutes les autres forces historiques.

Toute la société frappée d’une impuissance inouïe face à l’Etat et à son armée dressée par l’impérialisme a besoin du prolétariat pour avancer. L’attente sera sans doute longue et difficile. Mais le prolétariat est la seule classe qui puisse aller de l’avant sans jamais regarder en arrière.

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