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Coups de feu dans le Hainaut, où s’affrontent là aussi M.N.A. et F.L.N.

Article paru dans le quotidien Le Monde, le 5 septembre 1957

Comme les couches de charbon qu’ils arrachent au sous-sol, on rencontre les musulmans de part et d’autre de la frontière.

C’est dans ce paysage au crayon noir, sous ce ciel que strient de toutes parts, dans un hallucinant graphisme, les câbles des treuils, les lignes à haute tension et les filins d’acier, qu’est venu se déverser le trop-plein de la misère méridionale.

Les Italiens ont bien voulu descendre dans les puits où les gens d’ici répugnaient à s’engouffrer, puisqu’on ne dénombre que quarante-neuf mille Belges sur un effectif de cent treize mille travailleurs de fond et qu’on ne les rencontre presque plus aux tréfonds, au bout des dernières galeries effleurées par les veines. Mais les Transalpins ont laissé trop des leurs dans la fosse commune de Marcinelle et dans d’autres puits, au hasard des accidents. Alors certains sont partis de ce pays qu’ils pensaient quitter plus tard avec des liasses de billets et, au bout du long voyage, un lopin de terre. D’autres que l’on attendait n’ont plus voulu s’aventurer dans ces mines dont la presse romaine dénonçait les méthodes de travail périlleuses. On pensait qu’aux Italiens succéderaient des Espagnols. Il vint surtout des Portugais. L’obscurité des mines et ce ciel à peine moins sombre… : ils repartirent, sans prendre le temps de dénouer les ficelles qui entouraient leurs valises de bois. Arrivèrent alors, Dieu sait pourquoi, des Grecs. Plusieurs contractèrent la tuberculose en quinze jours, d’autres n’étaient, selon les Belges, que des malades imaginaires n’appréciant de la Wallonie que les avantages de la Sécurité sociale et les chauds cafés où jouer inlassablement aux cartes.

Et finalement, de plus loin au sud, ce furent des Nord-Africains qui s’avancèrent en groupes compacts sur le carreau des mines, où certains d’entre eux travaillaient déjà, puisque les quelques victimes françaises de Marcinelle étaient des musulmans.

Le long des rues sans fin

Le concours des Nord-Africains est donc devenu indispensable aux Charbonnages belges, contraints de faire appel à la main-d’œuvre étrangère. On rencontre certes quelques musulmans dans la capitale, où les plus hardis des Bruxellois découvrent le couscous, et l’on peut encore en croiser à Liège. Mais c’est dans le pays noir du Hainaut, où il n’y a ni villes ni villages mais un interminable étirement de maisons de brique aux murs d’usine, qu’ils se sont presque tous fixés. Dans le Borinage, encerclé de terrils que l’on découvre du haut du plateau de Jemmapes, dans le bassin du Centre, dans la région de Charleroi plantée de cheminées, se sont disséminés cinq mille Nord-Africains, peut-être six mille. Ceux-là résident en Belgique, le long des rues sans fin qui mènent, d’un cahot de tramway à l’autre, de Quiévrain à Quaregnon et de Binche à Châtelineau. Mais d’autres, dont on ne peut songer à évaluer le nombre, viennent ici, et parfois s’y attardent : travailleurs frontaliers ou simples titulaires d’une carte d’identité française qui permet à chacun de passer, sans but défini, de Condé-sur-l’Escaut à Bon-Secours ou de Jeumont à Erquelines. Sur les trottoirs des villes-frontières, contre les murs, la densité des Algériens attroupés est parfois surprenante.

Les Belges étaient satisfaits de la présence des mineurs nord-africains, mieux adaptés que les Portugais, plus endurants que les Grecs, moins ombrageux que les Siciliens, dont certains aiguisaient des cornes de vache pour s’en servir comme poignards…

Une prospérité nouvelle

Travailleurs, honnêtes, discrets, tels apparurent les musulmans à leurs camarades et aux techniciens. Jamais on n’eut à déplorer avec eux de débits de droit commun.

De leur côté les Algériens se sont plu à reconnaître qu’ils avaient trouvé en Belgique, au prix d’un dur et parfois périlleux travail, des conditions de vie supérieures à celles que leur offraient la terre natale et même la métropole. Aucun d’entre eux ne perçoit un salaire mensuel inférieur à 60 000 francs français, et plusieurs  » travailleurs à veines « , gagnent 100.000 francs.

Le socialisme belge a su créer un réseau d’œuvres profitables à l’ensemble des ouvriers de toutes nationalités : des cités décentes, des coopératives, des mutuelles, des Maisons du peuple, avec leurs salles de spectacles, leurs lieux de réunion, et leurs cafés où l’on aperçoit un peu partout, sur les murs, la physionomie rubiconde et réjouie de bourgmestre que M. Van Acker, président du conseil, offre aux consommateurs prolétariens Aussi les émigrés algériens ont-ils trouvé une prospérité nouvelle et – pour peu que la femme soit Belge – un confort douillet, petit-bourgeois.

Les célibataires, qui constituent la grande masse, sont tous plus ou moins unis par de subtils cousinages de  » çofs  » kabyles ou de douars oranais. Ils fuient généralement le cosmopolitisme des foyers collectifs, que l’on appelle assez tristement des  » phalanstères « , et les cités ouvrières où l’on croise, comme dans une rue de Catalnisetta, des Siciliennes aux voiles noirs, pour loger à cinq ou six dans des maisons qu’ils ont louées.

À l’arrière-plan : le Congo

Les Belges n’accordaient jusqu’à ces derniers temps qu’une attention distraite aux événements d’Algérie. Le gouvernement de M. Van Acker n’a jamais cessé d’observer  » dans la neutralité  » une attitude nettement favorable à la France. Les dirigeants socialistes belges manifestent ainsi leur approbation de la politique menée ou appuyée par la S.F.I.O.

On trouve surtout chez eux, à l’arrière-plan, le souci de préserver le Congo d’un déferlement nationaliste. Des speakers de la radio du Caire s’adressent en dialecte swaheli aux tribus kivu. À l’O.N.U., Irakiens et Syriens ont mis en cause la gestion du Congo devant la commission des renseignements sur les territoires non autonomes. Entre cette offensive panarabe qui menace leur colonie et l’assaut lancé contre la France le 1er novembre 1954 les gouvernants bruxellois ont établi une corrélation qui les a incités – autant que la promesse d’une Eurafrique – à soutenir la politique française dans les conciles internationaux.

Les syndicats d’inspiration socialiste n’ont pas adopté dans l’ensemble une attitude forte différente. Ils n’ont pas observé sans malaise l’orientation que les syndicats américains, africains et asiatiques ont donné à la Confédération internationale des syndicats libres, à laquelle ils adhèrent, et dont le siège, notons-le, se trouve à Bruxelles. Ils- ont mal supporté qu’à la conférence des syndicats africains, qui se déroula au Ghana, des orateurs aient dénié à M. Louis Major le droit de représenter, en sa qualité de blanc, le Congo noir.

Ces considérations ne sont pas étrangères au refus que les dirigeants de la Fédération générale du travail de Belgique, au demeurant soucieux de se cantonner dans de strictes activités syndicales, ont opposé à la constitution au sein de leur organisation d’une section proprement algérienne. Des membres du F.L.N. s’en montraient partisans. Après quelques réunions où il fut apparemment plus question de la  » lutte du peuple algérien pour sa libération  » que des problèmes intéressant les charbonnages, les syndicalistes belges mirent fin à l’expérience. Les Algériens eurent l’habileté de ne pas insister et adhérèrent, à titre individuel, à la F.G.T.B. Et les chefs syndicaux, qui ont souvent un aspect prospère d’industriels, se plaisent à souligner l’assiduité que ces adhérents apportent à renouveler les timbres de leur cotisation et à assister aux réunions communes.

Les nationalistes semblaient avoir discerné les avantages qu’une telle attitude leur procurerait, car s’ils avaient pris conscience de la réserve des dirigeants politiques et syndicaux ils avaient pu mesurer aussi la sympathie de militants dont l’hebdomadaire la Gauche, (organe de la minorité du parti socialiste) traduit assez bien les sentiments  » anticolonialistes « .

Les premiers morts

Les mineurs nord-africains, qui bénéficiaient d’un préjugé favorable, auraient pu longtemps conserver avec les autorités belges des relations normales s’ils avaient d’abord su maintenir la paix entre eux. Mais le Mouvement national algérien et le Front de libération nationale les ont contraints à tomber dans leur mêlée ou à en subir les contrecoups. Car les adversaires ne se bornent pas à s’affronter en France, dans un champ clos. Débordant la frontière, ils ont engagé le combat sur le sol belge.

Ce furent d’abord, la nuit tombée, des coups de poing furtifs entre groupes d’ordinaire calmes, puis des coups de couteau, enfin des coups de revolver. On avait oublié la mort de Lamri Maache, à Souvret, au mois de novembre 1956. Celle de Saïd Mohamed Chekir, lui aussi tué par des coreligionnaires à Quiévrain, vient d’éveiller brutalement une attention que les détonations des revolvers avaient déjà alertée à Quaregnon et à Jemmapes. Et voici que Moussa Zaiter, sur le point d’être arrêté, attaque à Bernissart les gendarmes aux képis de grenadiers. On dit même que des magistrats de Mons auraient reçu des lettres les menaçant de représailles s’ils continuaient à se mêler d’affaires ne les regardant pas. On appréhende en tout cas un interprète arabe, que l’on soupçonne d’avoir écrit ces lettres.

Deux Algériens seulement ont jusqu’ici payé de leur vie l’impitoyable antagonisme des deux organisations nationalistes, mais de Mons à Charleroi on déplorait déjà au début du mois d’août quelque trente agressions quand des attentats ont encore été commis à Châtelet, puis à Wasmes, puis à Elouges, puis à Dour…

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