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Les luttes de classes en Algérie

Tract diffusé en Algérie à la fin de l’année 1965 et reproduit dans Internationale situationniste, n° 10, mars 1966, p. 12-21


On pourrait croire que le nouveau régime algérien s’est donné pour unique tâche de confirmer l’analyse sommaire que l’I.S. a présentée de lui, dès les jours qui suivirent son putsch inaugural, dans l’Adresse aux révolutionnaires que nous avons alors publiée à Alger. Liquider l’autogestion, c’est tout le contenu du boumediennisme, c’est sa seule activité réelle ; et elle commence à l’instant même où l’État, par le déploiement de la force militaire qui était sa seule cristallisation achevée sous Ben Bella, son seul organisme solide, a proclamé son indépendance en face de la société algérienne. Les autres projets de l’État, la réorganisation technocratique de l’économie, l’extension de la base de son pouvoir, socialement et juridiquement, dépasse les capacités de la classe dirigeante actuelle dans les conditions réelles du pays. La foule des indécis, qui n’avait pas été les ennemis de Ben Bella mais ceux qu’il a déçus, et qui ont attendu pour juger le nouveau régime sur ses actes, peuvent voir que finalement, ce régime ne fait rien, excepté son acte constituant la dictature autonome de l’État, qui est du même coup sa déclaration de guerre à l’autogestion. Même énoncer des accusations précises contre Ben Bella, ou l’abattre publiquement, semble être au-dessus de ses forces pour une longue période. Le seul reste de «socialisme» professé en Algérie est précisément ce noyau du socialisme renversé, ce produit de la réaction générale dans le mouvement ouvrier même que la défaite de la révolution russe a légué comme modèle positif au reste du monde, y compris à l’Algérie de Ben Bella : la contre-vérité policière du pouvoir. C’est ainsi que l’ennemi politique n’est pas condamné pour ses positions réelles, mais pour le contraire de ce qu’il a été ; ou bien même il se dissout soudainement dans un silence organisé, il n’a jamais existé, ni pour le tribunal ni pour l’historien. Et c’est ainsi que Boumedienne, un des principaux responsables depuis toujours du fait que l’autogestion algérienne n’est qu’une caricature de ce qu’il lui faut être, la traite officiellement de «caricature» afin de la réorganiser autoritairement. Au nom d’une essence de l’autogestion idéologiquement garantie par l’État, Boumedienne rejette les manifestations réelles ébauchées de l’autogestion.

Le même renversement de la réalité détermine la critique boumedienniste du passé. Ce que l’on reproche à Ben Bella d’avoir fait, et poussé jusqu’à la démesure, c’est précisément ce qu’il n’a pas fait, ce qu’il avait à peine feint de vouloir entreprendre : la libération des femmes ou l’appui effectif aux luttes d’émancipation en Afrique, par exemple. La base des mensonges du régime actuel sur le passé, c’est son unité profonde avec le passé. La classe dominante n’a pas changé en Algérie, elle se renforce. Elle reproche à Ben Bella d’avoir mal fait ce qu’il a seulement simulé, un révolutionarisme qu’elle veut maintenant se passer de simuler. La classe dominante algérienne, avant comme après le 19 juin, est une bureaucratie en formation. Elle poursuit sa constitution en changeant partiellement le mode de répartition politique du pouvoir. Certaines couches de cette bureaucratie (militaire, technocratique) prennent la prééminence sur d’autres (politique et syndicale). Les conditions fondamentales restent d’une part la faiblesse de la bourgeoisie nationale, d’autre part la pression de masses paysannes et ouvrières misérables, dont une partie, lors de la fuite de l’ancienne classe dominante (européenne) a conquis le secteur autogéré. La fusion de la bourgeoisie algérienne et de la bureaucratie dans la possession de l’État est plus facile avec les nouvelles couches dominantes que Boumedienne exprime, et de plus cette évolution s’accorde mieux avec la région du marché mondial capitaliste à laquelle l’Algérie est liée. En outre les couches bureaucratiques dominantes avec Ben Bella étaient moins capables d’une lutte ouverte contre l’exigence des masses. Ben Bella et l’équilibre social instable, qui fut le résultat provisoire de la lutte contre la France et les colons, s’en vont ensemble. Au moment où elles se sont vues supplanter, les couches bureaucratiques antérieurement prédominantes (dirigeants de la Fédération F.L.N. du Grand-Alger, Union Générale des Travailleurs Algériens) ont hésité, puis se sont ralliés parce que leur solidarité avec l’ensemble de la bureaucratie étatique l’emportait naturellement sur leurs liens avec la masse des travailleurs. Le syndicat des travailleurs de la terre, dont le congrès six mois auparavant avait adopté les thèses les plus radicales sur l’autogestion, s’est rallié le premier.

Parmi les forces bureaucratiques émargeant au pouvoir avec Ben Bella, deux couches à la fois ennemies et apparentées, avaient un statut particulier : le parti communiste algérien et les étrangers gauchistes qui s’étaient placé au service de l’État algérien, ceux que l’on a appelé les «pieds-rouges». Ceux-là n’étaient pas tant au pouvoir que prétendants au pouvoir. Parente pauvre du pouvoir mais guettant son héritage, l’extrême-gauche de la bureaucratie possédait auprès de Ben Bella un titre de représentation des masses : elle ne tenait pas son mandat des masses, mais de Ben Bella. Elle rêvait de remplacer un jour un monopole, et aussi bien contre les masses, ce pouvoir que Ben Bella partageait encore de tous côtés. Comme Ben Bella personnellement était son seul accès au pouvoir présent et sa principale promesse d’avenir, la seule garantie de tolérance envers elle (son Soekarno), l’extrême-gauche bureaucratique a manifesté pour sa défense, mais d’une manière incertaine. De même qu’elle assiégeait respectueusement l’État, elle s’est placée sur le terrain de l’État pour s’opposer à la modification défavorable du rapport étatique des forces. Ici encore, la critique boumedienniste contre ces éléments, qualifiée globalement d’étrangers, au nom d’une spécificité algérienne du socialisme, est entièrement fausse. Loin de «faire de la théorie pour la théorie» (El Moudjahid du 22-9-65), les pieds-rouges représentaient un mélange épuisé de nullité théorique complète et de tendances contre-révolutionnaires inconscientes ou sciemment dissimulées. Loin de vouloir «expérimenter» aventureusement en Algérie des utopies extraordinaires, ils ne possédaient en bien propres que des erreurs ou des mensonges qui avaient mille fois fait leurs preuves en tant que tels. Les meilleures idées révolutionnaires des pieds-rouges n’étaient pas inadaptées parce que venues de trop loin mais parce que répétées beaucoup trop tard. Ce n’est pas une question de géographie, mais d’histoire.

Encore plus à part, et plus radical, dans l’extrême-gauche du pouvoir benbelliste, Mohamed Harbi était le penseur de l’autogestion, mais il ne l’était que par la grâce du Prince, dans les bureaux du pouvoir. Harbi s’était élevé au point le plus haut atteint par la pensée révolutionnaire algérienne : jusqu’à l’idée de l’autogestion, mais aucunement jusqu’à sa pratique conséquente. Il a bien compris sa notion mais pas encore son être. Harbi était, paradoxalement, le théoricien gouvernemental de l’autogestion, ou plutôt son poète de cour : au-dessus de la pratique, il chantait l’autogestion plus qu’il ne la pensait. L’État de l’autogestion, ce monstre logique, avait ainsi dans Harbi sa mauvaise conscience et son luxe. Les chars de Boumedienne dans les rues ont signifié une rationalisation de l’État, qui veut désormais s’affranchir des paradoxes dérisoires de l’équilibre benbelliste, et de toute mauvaise conscience, être un État simplement. On a vu alors que Harbi, n’avait pas envisagé auparavant la défense de l’autogestion par elle-même, sur son propre terrain, mais seulement par la médiation de Ben Bella. Mais si Harbi ne comptait que sur Ben Bella pour défendre l’autogestion, sur qui comptait-il donc pour défendre Ben Bella ? Le penseur de l’autogestion était protégé par Ben Bella, mais qui protégerait son protecteur ? Il croyait que Ben Bella, incarnation de l’État, resterait universellement accepté en Algérie, alors que lui, Harbi, n’en acceptait pourtant que le «bon côté» (la reconnaissance formelle de l’autogestion). Le processus réel a donc avancé par son mauvais côté : les forces qui tenaient le raisonnement inverse sur Ben Bella étaient plus capables d’intervention. Ben Bella n’était pas la résolution des contradictions algériennes, mais leur couverture provisoire. L’histoire a montré que Harbi, et tous ceux qui pensaient comme lui, se trompaient. Il leur faut maintenant radicaliser leurs conceptions s’ils veulent combattre efficacement la dictature boumedienniste ; réaliser l’autogestion.

La chute de Ben Bella est une date dans l’écroulement des illusions mondiales à propos de la version «sous-développée» du pseudo-socialisme. Castro reste sa dernière vedette. Mais déjà, lui qui fondait légitimement l’inutilité des élections sur le fait que le peuple était armé, exige que l’on restitue toutes les armes, et sa police les récupère (Reuter, 14-8-65). Déjà son lieutenant Guevara s’en va, sans qu’une seule explication soit fournie aux masses à qui ces hommes avaient demandé une aveugle confiance personnelle. En même temps, les Algériens qui font chez eux l’expérience de la fragilité du socialisme benbelliste découvrent par la même occasion ce que valait la sollicitude du prétendu «camp socialiste» pour leur cause : les États chinois, russe, cubain, et Nasser en prime, font naturellement assaut d’amabilités pour le régime de Boumedienne. Les révolutions dans les pays sous-développés échoueront toujours piteusement tant qu’elles admettront, et relèveront pour leur compte, un modèle existant de pouvoir socialiste, parce qu’ils sont tous manifestement faux. La version officielle émiettée russo-chinoise et la version «sous-développée» de ce socialisme se garantissent et s’admirent réciproquement, et se garantissent réciproquement la même issue. Le sous-développement de la théorie révolutionnaire, dans le monde entier, est le premier sous-développement dont il faut maintenant sortir.

Les luttes internes de la bureaucratie algérienne, pendant la guerre et dans la période 1962-1965, ont pris la forme de luttes de clans, de rivalités personnelles, d’inexplicables dissentiments entre leaders, d’obscurs renversements d’alliances. Ceci était la filiation directe des conditions régnant dès avant l’insurrection, autour de Messali Hadj. Non seulement toute théorie en était absente, mais l’idéologie même était sommaire et embrouillée, tout restait à la surface de la vie politique du pays, dans les nuages où se meut l’État. Depuis le 19 juin, c’est une autre période qui s’ouvre : celle de l’affrontement entre la classe dominante et les travailleurs, et ceci est le mouvement réel qui donne les conditions et le besoin d’une théorie. Dès le 9 juillet, une réunion de délégués de 2 500 entreprises autogérées, tenue à Alger sous la présidence du ministre de l’Industrie Boumaza, faisait entendre à ce ministre son exigence de l’autogestion comme principe intangible, et une série de critiques concernant toutes le rôle de l’État en tant que limitation de ce principe. Les délégués «ont mis en cause la multiplicité des tutelles (préfectures, ministères, parti), et dénoncé le non-paiement des dettes de l’État et la lourdeur de la fiscalité ; des délégués ont également évoqué le problème des licenciements, les exigences “draconiennes” des fournisseurs étrangers, ainsi que le rôle paralysant de la douane.» (Le Monde, 10-7-65).

Ces délégués savaient de quoi ils parlaient. En effet, dès la déclaration du 19 juin, où le mot «autogestion» ne figurait pas, le pouvoir préparait «l’assainissement» de la situation économique, par le renforcement du contrôle étatique et la formation accélérée des «cadres». Il entendait faire payer vite, en location-vente, tous les logements indûment occupés (qui sont plus de 100 000) ; récupérer l’argent «volé à l’État» dans les entreprises autogérées ; parer à l’usure du matériel mal entretenu ; régulariser toutes les saisies illégales opérées par les masses au départ des Français. Depuis, en dépit du fait que l’autogestion est justement la forme sous laquelle peut être le mieux surmonté le paralysant respect de la propriété (personnelle ou étatique) qui a tant nui au mouvement ouvrier, on ne cesse de reprocher aux travailleurs du secteur autogéré, qui attendent leurs salaires non payés sur plusieurs mois de retard, de voler une grande partie de leur propre production. Le but le plus urgent de l’État algérien, qui a déjà un nombre suffisant de soldats et de policiers, c’est de former 20 000 comptables par an.

La lutte centrale, sourde et ouverte, s’est déclenchée tout de suite entre les représentants de la classe dominante et les travailleurs, justement sur le problème de l’autogestion. Les déclarations «rassurantes» de Boumaza ou de Boumedienne ne trompaient personne. Le «malaise syndical», qu’évoquait Le Monde du 3 octobre, est l’euphémisme qui désigne la résistance du seul bastion de la révolution socialiste en Algérie — le secteur autogéré — contre les dernières opérations de l’hégémonie bureaucratique-bourgeoise. Les dirigeants syndicaux eux-mêmes ne pouvaient garder le silence : leur statut officiel, en tant que représentants des travailleurs auprès de l’État, et leur statut social, en tant que gauche de la classe dirigeante, étaient en cause. Les articles de Révolution et Travail du mois de septembre, où se mêlaient les revendications réelles des travailleurs («À travers notre misère, c’est l’autogestion qui est humiliée.») et l’inquiétude croissante des dirigeants syndicaux («accord sur les analyses faites dans la déclaration du 19 juin», mais dénonciation des technocrates et économistes), reflètent exactement cette situation où une série de luttes, verticale ou horizontales, se superposent. L’insistance de plus en plus pesante sur «l’anarchie économique», qu’il faut traduire toujours par autogestion, les mesures juridiques, dont les journaux parlent moins, contre le secteur autogéré (obliger les entreprises autogérées à payer l’impôt en retard) et la restitution de l’usine «Norcolor» à son ancien propriétaire, montrent à ces dirigeants «travaillistes» que bientôt ils n’auront plus de place dans l’appareil dominant. Déjà, les nouveaux prétendants sont là : la «ruée vers le pouvoir des éléments louches», dont s’indigne Révolution et Travail, traduit le glissement à droite de la classe dirigeante. Les techno-bureaucrates et les militaires ne peuvent avoir pour alliés que les représentants de la vieille bourgeoisie traditionnelle. Au moment où les officiers, dans le style des armées sud-américaines, accèdent au standing bourgeois (tout le monde connaît leurs «BMW» achetées dédouanées et avec 30% de réduction), toute une foule de bourgeois algériens prenant la piste du patron de «Norcolor», retournent au pays en attendant de recouvrer leurs biens saisis «dans des conditions parfaitement illégales par des personnes peu scrupuleuses» (Boumaza). L’augmentation rapide des prix des produits alimentaires s’ajoute à tous ces défis. Les travailleurs, parfaitement conscients de ce processus, résistent sur place : les grèves répétées dans les usines Renault, les grèves des Messageries, des téléphones, des employés d’assurance, les manifestations des ouvriers non payés de la Mitidja, sont une ébauche d’un mouvement de colère qui, s’il s’affirme avec conséquence, est capable de balayer tout le régime actuel.

Incapables de dominer un seul de leurs problèmes, les dirigeants réagissent pas des colloques affolés tenus en permanence, par la torture en permanence dans leurs prisons, par les dénonciations du «relâchement des mœurs». El Moudjahid (7-12-65) attaque «le sentimentalisme érotique d’une jeune génération sans engagement politique», et le juste point de vue de tous ceux qui «ont tenté de rejeter une religion représentée comme frein à leur goût du plaisir et à une émancipation considérée sous l’angle de la jouissance, et de considérer l’apport de la civilisation arabe comme un retour en arrière». Ce n’est pas sur un autre ton que le pouvoir, à Washington et à Moscou, a le regret de faire savoir qu’il retire sa confiance à la jeunesse. Et après quelques mois, le nouveau régime rivalise avec Ben Bella dans la manifestation la plus dérisoire de son islamisme : la prohibition de l’alcool.

L’opposition présente à la dictature boumedienniste est double : d’un côté, les travailleurs se défendent dans les entreprises (autogérées ou non), ils sont la contestation réelle impliquée dans les faits. D’un autre côté, les gauchistes de l’appareil F.L.N. essaient de reformer un appareil révolutionnaire. La première tentative de l’Organisation de la Résistance Populaire, dirigée par Zahouane et soutenue par les staliniens français, s’est manifestée seulement après six semaines par une déclaration creuse qui n’analysait pas plus le pouvoir actuel que les moyens de s’y opposer. Son deuxième appel fut adressé à la police algérienne, dont on escomptait le soutien révolutionnaire. Le calcul était faux puisqu’avant la fin de septembre cette police avait arrêté Zahouane et démantelé son premier réseau clandestin (Harbi avait été lui-même arrêté dès le mois d’août). L’O.R.P. poursuit son activité, commençant à obtenir des cotisations des ouvriers algériens en France (pour Ben Bella), et ralliant la majorité des dirigeants étudiants. La rencontre ultérieure de l’appareil clandestin ou émigré et de la lutte des travailleurs algériens, à la faveur d’une prochaine crise économico-politique en Algérie, est le but de cet appareil. Dans cette perspective léniniste, il se présentera, avec ou sans le drapeau de Ben Bella, comme la solution de rechange au pouvoir boumédienniste.

Qu’est-ce qui va empêcher, cependant, la constitution d’un appareil de type bolchevik, recherché par tant de militants ? Le temps passé depuis Lénine — l’échec de Lénine —,  la dégradation continuelle et étalée du léninisme, qui se traduit tout de suite par le fait que ces gauchistes se mélangent et s’opposent en nuances de toutes sortes : khrouchtchevo-brejnevistes, prochinois, sous-togliattistes, purs et demi-staliniens, toutes les nuances trotskistes, etc. Tous refuseront, et seront forcés de refuser, de trancher clairement le problème essentiel sur la nature du «socialisme» (c’est-à-dire du pouvoir de classe) en Russie et en Chine, et par conséquent aussi en Algérie. Ce qui est leur faiblesse principale pendant la lutte pour le pouvoir est aussi la principale garantie de leur rôle contre-révolutionnaire s’ils accèdent au pouvoir. Ces gauchistes vont se présenter comme la suite de la confusion politique personnalisée de la période précédente, alors que la lutte de classe réelle en Algérie a maintenant clôt cette période. Leur doute sur Ben Bella étaient imbriqués à leurs doutes sur le monde (sur le socialisme), et continuent après Ben Bella. Ils ne disent pas tout ce qu’ils savent, et ils ne savent pas tout ce qu’ils disent. Leur base sociale et leur perspectives sociales, c’est ce secteur bureaucratique défavorisé par le changement d’assiette du pouvoir, qui veut ressaisir sa place. Voyant qu’ils ne peuvent plus espérer dominer le pouvoir, ils se tournent vers le peuple, pour dominer son opposition. Bureaucrates nostalgiques ou bureaucrates en rêve, ils veulent opposer «le peuple» à Boumedienne, alors que Boumedienne a déjà montré aux masses l’opposition réelle du bureaucrate d’État et du travailleur. Mais la pire misère de leur bolchevisme, c’est cette éclatante différence : le parti bolchevik ne savait pas quel pouvoir bureaucratique il allait instituer, alors que ceux-ci ont déjà pu voir, dans le monde et chez eux, ce pouvoir bureaucratique dont ils veulent la restauration, plus ou moins épurée. Les masses, si elles ont la parole, ne choisiront pas cette bureaucratie corrigée, dont elles ont déjà expérimenté l’essentiel. Les intellectuels algériens qui ne se rallient pas au pouvoir ont encore le choix entre la participation à cet appareil ou la découverte d’une liaison directe avec le mouvement autonome des masses. Mais tout le poids de la petite-bourgeoisie algérienne (commerçants, petits fonctionnaires, etc.) se portera normalement au secours de la nouvelle bureaucratie technocratico-militaire plutôt qu’en faveur des gauchistes bureaucratiques.

La seule voie du socialisme, en Algérie et partout, passe par «un pacte offensif et défensif avec la vérité», selon le mot d’un intellectuel hongrois de 1956. L’Adresse de l’I.S., là où elle a pu être lue en Algérie, a été comprise. Là où existent des conditions pratiques révolutionnaires, aucune théorie n’est trop difficile. Un témoin de la Commune de Paris, Villiers de l’Isle-Adam, notait : «Pour la première fois on entend les ouvriers échanger leurs appréciations sur des problèmes qu’avaient abordés jusqu’ici les seuls philosophes.» La réalisation de la philosophie, la critique et la reconstruction libre de toutes les valeurs et les conduites imposées par la vie sociale aliénée, voilà précisément le programme maximum de l’autogestion généralisée. En contrepartie, des militants gauchistes de l’appareil nous disent que ces thèses sont justes, mais que l’on ne peut pas encore tout dire aux masses. Ceux qui raisonnent dans une telle perspective ne voient jamais venir ce temps et, en fait, travaillent à ce qu’il ne vienne jamais. Il faut dire aux masses ce qu’elles font. Les penseurs spécialisés de la révolution sont les spécialistes de sa fausse conscience, ceux qui s’aperçoivent ensuite qu’ils ont fait tout autre chose que ce qu’ils croyaient faire. Ce problème est ici aggravé par les difficultés propres aux pays sous-développés, et par la faiblesse permanente de la théorie dans le mouvement algérien. Cependant, la frange proprement bureaucratique est infime dans l’opposition actuelle, mais par son existence même comme «direction professionnelle» elle constitue une forme dont le poids s’impose et détermine le contenu. L’aliénation politique est toujours liée à l’État. L’autogestion n’a rien à attendre des bolcheviks ressuscités.

L’autogestion doit être à la fois le moyen et la fin de la lutte actuelle. Elle est non seulement l’enjeu de la lutte, mais sa forme adéquate. Elle est elle-même son instrument. Elle est pour elle-même la matière qu’elle travaille, et sa propre présupposition. Elle doit reconnaître totalement sa propre vérité. Le pouvoir de l’État formule le projet, contradictoire et ridicule, de «réorganiser l’autogestion» ; c’est, en fait, l’autogestion qui doit s’organiser en pouvoir, ou bien disparaître.
 

L’autogestion est la tendance la plus moderne, la plus importante, apparue dans la lutte du mouvement algérien, et c’est aussi ce qu’il y a de moins étroitement algérien. Son sens est universel. Au contraire de la caricature yougoslave que Boumedienne veut rallier, et qui n’est qu’un instrument semi-décentralisé du contrôle étatique («Il nous faut, avoue littéralement Boumedienne pour Le Monde du 10 novembre 1965, décentraliser pour mieux contrôler les entreprises autogérées.»), un niveau inférieur de l’administration centrale ; au contraire du mutuellisme proudhonien de 1848 qui cherchait à s’organiser en marge de la propriété privée, l’autogestion réelle, révolutionnaire, ne peut qu’être conquise en abolissant par les armes les titres de propriété existants. Son échec à Turin, en 1920, est le prélude à la domination armée du fascisme. Les bases d’une production autogérée en Algérie se sont formées spontanément, comme dans l’Espagne de 1936, comme à Paris en 1871 dans les ateliers abandonnés par les Versaillais, là où les propriétaires avaient dû laisser la place à la suite de leur défaite politique : dans les biens vacants. Ce sont les vacances de la propriété et de l’oppression, le dimanche de la vie aliénée.

Cette autogestion, du seul fait qu’elle existe, menace toute organisation hiérarchique de la société. Elle doit détruire tout contrôle extérieur, parce que toutes les forces extérieures de contrôle ne concluront jamais la paix avec elle comme réalité vivante, mais tout au plus avec son nom, avec son cadavre embaumé. Là où il y a autogestion, il ne peut y avoir ni armée, ni police, ni État.

L’autogestion généralisée, «étendue à toute la production et à tous les aspects de la vie sociale», c’est la fin du chômage qui concerne deux millions d’Algériens, mais c’est aussi la fin de la société ancienne sous tous ses aspects, l’abolition de tous ses esclavages spirituels et matériels, et l’abolition de ses maîtres. L’actuelle ébauche d’autogestion ne peut être contrôlée d’en dessus que parce qu’elle accepte d’exclure au-dessous d’elle les couches majoritaires des travailleurs qui n’y participent pas, ou les sans-travail ; et parce que dans ses entreprises mêmes elle tolère la formation de couches dominantes de «directeurs» ou professionnels de la gestion, issus de la base ou détachés par le pouvoir étatique. Les directeurs sont le virus étatique, à l’intérieur de ce qui tend à nier l’État, ils sont un compromis ; mais le temps du compromis est passé, et pour le pouvoir de l’État, et pour le pouvoir réel des travailleurs algériens.

L’autogestion radicale, la seule qui puisse durer et vaincre, refuse toute hiérarchie en elle-même et hors d’elle ; elle rejette également par sa pratique toute séparation hiérarchique des femmes (séparation esclavagiste hautement admise par la théorie de Proudhon comme par la réalité arriérée de l’Algérie islamique). Les comités de gestion, ainsi que tout délégué dans des fédérations d’entreprises autogérées, doivent être révocables à tout instant par leur base, cette base incluant évidemment la totalité des travailleurs, sans distinguer des permanents et des saisonniers.

Le seul programme des éléments socialistes algériens est la défense du secteur autogéré, pas seulement comme il est, mais comme il doit devenir. Cette défense doit donc opposer à l’épuration menée par le pouvoir une autre épuration de l’autogestion : l’épuration par sa base, contre ce qui la nie de l’intérieur. De l’autogestion maintenue et radicalisée peut  partir le seul assaut révolutionnaire contre le régime existant. En avançant le programme de l’autogestion des travailleurs augmentée quantitativement et qualitativement, on demande à tous les travailleurs de prendre directement en mains la cause de l’autogestion comme leur propre cause.  Exigeant non seulement la défense mais l’extension de l’autogestion, la dissolution de toute activité spécialisée qui ne relève pas de l’autogestion, les révolutionnaires algériens peuvent montrer que cette défense n’est pas l’affaire des seuls travailleurs du secteur provisoirement autogéré, mais de tous les travailleurs, comme seul mode de libération définitive. Ils montrent ainsi qu’ils luttent pour une libération générale et non pour leur propre domination future en tant que spécialistes en révolution ; que la victoire de «leur parti» doit être également sa fin en tant que parti.

Comme premier pas, il faut envisager la liaison des délégués de l’autogestion, entre eux et avec des comités d’entreprises qui prépareront l’autogestion dans les secteurs privé et étatique ; transmettre et publier toutes les informations sur les luttes des travailleurs et sur les formes d’organisation autonome qui y apparaissent, étendre et généraliser ces formes en tant que seule voie de contestation profonde. En même temps, par les mêmes relations et publications clandestines, il faut développer la théorie de l’autogestion et ses exigences, dans le secteur autogéré lui-même et devant les masses d’Algérie et du monde. L’autogestion doit devenir la solution unique aux mystères du pouvoir en Algérie, et doit savoir qu’elle est cette solution.

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