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Islam et socialisme étatique, un difficile équilibre : l’Algérie

Article paru dans Courant alternatif, mensuel édité par l’Organisation communiste libertaire, n° 37, juin 1984, p. 12-13.

 

 

A l’heure où il devient de bon ton de parler de la « montée de l’intégrisme musulman » – même C.A. s’y met – il convient d’être prudent dans l’analyse d’un phénomène qui nous est très étranger. Deux dangers : le premier, la généralisation : puisqu’il y a montée de l’intégrisme musulman, la montée serait le fait de tous les pays islamisants ; le second, le manque de rigueur dans la définition du mot « intégrisme ». L’intégrisme n’est pas la pratique ou la présence d’une religion ; il s’agit bien de fanatisme et de sectarisme. En ce sens, l’Algérie me parait une situation particulière dans le monde musulman ; situation intéressante à étudier, tout en restant prudent quant à l’analyse très fragile puisque sujette à remise en question permanente (l’Algérie n’est pas à l’abri d’une flambée d’intégrisme).

 

En Algérie, l’intégrisme est présent dans nombre de conversations, dans nombre d’articles d’El Moudjahid (le quotidien du pays, porte parole du parti et du gouvernement). Il est vécu – majoritairement – comme un danger à éviter, une calamité à détourner. Et pourtant, à l’observateur européen arrivant pour la première fois dans ce pays, l’Islam parait tellement présent qu’il peut se croire en plein intégrisme. C’est que la révolution algérienne s’est appuyée sur l’Islam pour solidariser les résistants et qu’elle continue à l’utiliser pour unifier le pays derrière le chef de l’Etat (Boumedienne était le champion de cette tactique, Chadli, avec plus de modération due au « relâchement » des mœurs a bien suivi son exemple, au mieux des intérêts du parti).

Une religion déjà ancrée dans les habitudes et les mœurs est le meilleur ciment qu’un gouvernement totalitaire, centralisé, puisse rêver. L’Islam, depuis des siècles, à toutes ses structures en place d’un bout à l’autre du pays ; ce qui est un avantage énorme qu’aucun régime politique ne peut espérer mettre en place dans un pays aussi immense que l’Algérie et aux différences si importantes d’une population à l’autre.

Le socialisme, déclarant dès l’indépendance l’Islam religion d’état, a totalement récupéré à son avantage ces structures religieuses :

_ Les imams (prêtres de l’Islam) sont payés par l’état et restent ainsi sous son contrôle

_ l’état participe à la construction des mosquées.

_ les sermons du vendredi (jour saint chez les musulmans) sont établis, pour tout le pays, par le ministère des affaires religieuses à Alger.

Du temps de Boumedienne, le texte, mot à mot, en était rédigé, maintenant, depuis Chadli, le thème seul en est défini.

_ les « chefs religieux » d’ancestrales familles (surtout dans le Sud), dont l’autorité est reconnue par les populations, ont été récupérés par les structures du parti (les Français l’avaient déjà fait, nommant à des postes relais de l’administration locale ces autorités religieuses ; on trouve actuellement élus des A.P.C. (Assemblées Populaires Communales : conseils municipaux) des hommes de ces grandes familles dont le pouvoir et l’autorité sur les populations s’appuient depuis des générations sur un ancêtre « saint » (marabout).

Ces hommes sont totalement inféodés au parti (dont ils reprennent le discours) qui leur garantit des revenus sans travailler (parle biais de responsabilités sociales et politiques) et assurent en retour auprès des populations locales l’autorité du parti.

Il faut, par exemple, fréquenter l’un de ces élus pour comprendre le mécanisme et l’intelligence du pouvoir d’Alger qui a su asseoir ainsi son autorité jusqu’au fin fond du pays. Ce même élu, membre d’une grande famille ayant plusieurs saint dans ses ancêtres est membre de l’A.P.C., président de l’U.N.J.A. (Union Nationale des Jeunes Algériens) qui encadre toute la jeunesse, ne travaille pas, jouit d’un respect de la part de la population qu’aucun wali (préfet) envoyé par Alger n’aura jamais et préside aux fêtes religieuses locales. Il est le relais parfait pour Alger.

Alger a bien compris tout l’intérêt qu’il a à utiliser la religion, tout d’abord pour qu’elle ne lui échappe pas et ne soit pas un outil de l’opposition (comme en Pologne ou en Afghanistan), ensuite parce qu’elle est le meilleur moyen d’unifier le pays. Il faut lire El Moudjahid pendant le Ramadan : c’est l’exaltation permanente des valeurs religieuses ; tout le pays est solidaire dans la difficulté (!). C’est le meilleur moment pour comprendre les liens étroits entre le pouvoir politique et la religion. Aucun élu, aucune personnalité sociale ou politique n’enfreindra publiquement la loi du Ramadan, quitte à manger et boire en cachette chez soi. Même ceux qui ne faisaient pas Ramadan du temps de l’occupation française le font maintenant.

Et c’est là que l’observateur étranger et trop rapide parlera d’intégrisme alors qu’il n’en est rien. Par exemple, dans le même temps où El Moudjahid galvanise la population pour faire ensemble, derrière le chef de l’état, le Ramadan, il critique sévèrement des intégristes musulmans morts de soif en Tunisie.

La situation de la femme est aussi un bon exemple de ce difficile équilibre entre religion et intérêt de l’état. En période de construction du pays, le gouvernement avait besoin de femmes au travail (dans la santé, l’enseignement) ; le parti a besoin de femmes relais pour expliquer sa politique aux autres femmes. C’est ainsi que s’est créée l’U.N.F.A. (Union Nationale des Femmes Algériennes) où l’on rencontre des militants socialistes qui s’appuient sur le Coran pour étayer les thèses de libération (relative) des femmes. Par exemple, nulle parti, le Coran n’interdit la contraception (il interdit l’avortement) et ces militantes l’expliquent quotidiennement à des mères de famille nombreuses. Ce qui est tout à fait dans l’intérêt du gouvernement puisque la démographie est trop importante et coûte cher à l’état.

Face à ce difficile équilibre dont sont bien convaincus les membres du parti, les responsables à tous les échelons du pays, il existe la menace réelle de l’intégrisme. Il se manifeste régulièrement (on en trouve le récit dans la presse française) et est lié au mouvement dans le reste du monde musulman.

Plusieurs manifestations extrêmement violentes de l’intégrisme ont eu lieu dans tout le pays agressant aussi bien ce qui lui parait contraire à l’Islam que le gouvernement lui-même. On a vu apparaître dans les rues, depuis quelques années, des sœurs et des frères musulmans (reconnaissables à leur habillement). Des cassettes de discours intégristes circulent dans les lycées, importées par les professeurs d’arabe des autres pays auxquels l’Algérie a dû faire appel dans le cadre de l’arabisation (la généralisation de l’enseignement en langue arabe). Face à ce danger essentiellement politique, l’état a très vite réagi par trois moyens :

_ la répression

_ la récupération

_ des mesures préventives.

La répression a été la première riposte. Les meneurs se sont retrouvés en prisons (même des imams y sont allés et y sont encore). L’armée a été envoyée contre les manifestants intégristes. On ne sait pas tout de ces répressions parfois très violentes ni du nombre exact d’emprisonnés. En 81, je suis arrivée à El Oued, petite oasis paisible au sud de Constantine. Quelques jours auparavant, une manifestation de plusieurs centaines de lycéens totalement fanatisés, avaient mis le feu au bordel de la ville, jeté les prostituées dedans, tué le placier du marché et attaqué le commissariat. L’armée était arrivée et avait expédié sur le champ 500 lycéens dans un ancien camp de concentration des français, en plein désert, reconverti en prison. J’ai eu beau chercher l’information dans El Moudjahid, à la télé, personne n’en a parlé. C’est le secret total sur ces affaires ; seules les plus importantes sont connues.

La récupération : certains meneurs intégristes, après un petit purgatoire en taule, se sont vus promus à des postes de responsabilité administrative et politique, restant ainsi inféodés au parti par le biais d’avantages et de privilèges extrêmement enviés. Chadli a même pris dans son gouvernement un intégriste notoire se donnant ainsi l’image du libéralisme et désamorçant l’impact de cet homme (il a d’ailleurs fait de même avec le mouvement berbériste).

Des mesures préventives. Un exemple, Boumedienne, à une époque où l’intégrisme n’était pas encore une menace mais où il y avait nécessité à utiliser la religion pour asseoir son pouvoir, avait entrepris la construction d’un immense institut coranique à Alger. Il se rendit vite compte qu’allaient se retrouver là, par centaines, des étudiants théologiens, qui, de discussions religieuses, pourraient bien en arriver à s’organiser contre le gouvernement. Il a donc rapidement transformé l’institut coranique en fac de sciences et Chadli a maintenu ce choix.

Cet article est très bref et ne saurait faire le tour de la question ; il se veut uniquement une information face à une tendance française à généraliser la montée de l’intégrisme dans le monde. L’Algérie n’est pas intégriste, quelques mouvements fanatiques la secouent de temps en temps ; par contre, elle est très religieuse et les manifestations de la religion sont omniprésentes pour l’observateur européen : les gens font la prière, le muezzin rythme la vie du pays, les références à l’Islam sont permanentes dans les médias, il est bien rare que toute discussion (dans quelque milieu que ce soit) n’aborde à un moment ou à un autre les questions religieuses ; l’interprétation du Coran donne lieu à des échanges passionnés entre les Algériens qui y consacrent beaucoup de temps.

Un ami, journaliste à El Moudjahid, à qui je demandais pourquoi cette omniprésence de l’islam dans un pays en pleine construction socialiste, me répondit :

« dans le temps (du temps de l’occupation française, puis des débuts de l’indépendance), les gens ne pensaient qu’à survivre ; ils crevaient de faim, n’avaient rien ; la religion les soutenait mais n’était pas leur principale préoccupation ; ils n’avaient pas le temps de se consacrer aux rites religieux : ablutions, prières… Maintenant, tout le monde a ce qu’il lui faut au niveau de sa survie. Les gens ne travaillent que huit heures par jour ; il leur reste beaucoup de temps pour les loisirs ; nous ne sommes pas encore assez riches pour que les loisirs soient développés, alors les gens ont le temps de penser à la religion, de la pratiquer, de discuter pendant des heures sur telle ou telle interprétation d’un verset du Coran. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les enfants, à l’école, étudient le Coran. Ils en sont imprégnés et l’enseignent à leurs parents qui n’ont pas toujours eu le temps ni le loisir d’étudier la question ».

 

T.

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