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Un ouvrier tunisien de 24 ans témoigne : « Je croyais que la France était un pays démocratique »

Textes parus dans Tout !, n° 8, 1er février 1971, p. 10 et 2


Rachid a eu difficilement son certificat d’études. Il a ensuite voulu entrer dans une école d’agriculture. Mais les sommes que l’on demandait étaient bien trop élevées pour que son père, maçon en chômage, puisse payer. N’étant pas boursier, il s’est retrouvé à 14 ans sur le marché du travail.

Avant de s’embarquer pour la France, il fera cinq métiers différents : tour à tour, il sera charpentier à l’Office national de pêche, stagiaire non rémunéré au dépôt de la municipalité de Tunis, puis pendant quelques mois, mécanicien. Cette situation ne durera pas longtemps car le patron de Rachid refusait de le payer. Après être resté quelque temps chômeur, il sera embauché comme mécanicien sur un chalutier. Payé en fonction de la pêche, il aura des fins de mois difficiles.

« J’AI SIGNE SANS LA LIRE »

Un jour, Hamadi – un ami d’enfance qui travaille à Toulon – me propose de venir le rejoindre. Je fais mes papiers et m’embarque pour Toulon. Arrivé là, je retrouve mon copain. Il m’aide à trouver du travail : pendant deux semaines, je travaille dans le bâtiment à 3,20 F de l’heure. Comme le patron ne voulait pas me déclarer, je suis parti. »

A Grenoble – nouvelle étape – Rachid restera une semaine sans travail avant qu’un autre copain l’aide à entrer – après bien des difficultés chez A. Il doit alors signer un contrat d’un an.

« A ce moment-là, ce qui m’intéressait, c’était les sous, le travail. Le patron m’a rempli une fiche d’embauche. J’étais content. J’ai signé sans la lire. »

Le contrat indiquait que Rachid était engagé comme maçon sur un chantier en ville. En fait, il travaillait à 8 km de la ville. Il voulut réclamer sa « prime de panier ». Le patron refusa. Au bureau de la main d’œuvre, on lui expliqua qu’en signant son contrat, Il avait – de fait – donné son accord pour travailler selon les conditions du patron.

« Alors, ajoute Rachid, je suis obligé de travailler comme ça (il baisse la tête) ». Pendant presque un an, il travaillera à 4,15 F de l’heure dans un chantier où la plupart des ouvriers étaient des immigrés.

270 HEURES PAR MOIS

Rachid est ensuite embauché chez L. : « Le directeur m’a appelé et m’a demandé ce que je faisais comme travail. Je lui dit : « Je ne t’embauche pas, il faut que tu sois manœuvre. » J’ai fini par accepter. En hiver, s’il y a des intempéries, je gagne 600 F. En été, je bosse jusqu’à 270 heures par mois ; je touche alors 1 260 F. »

Question : Que penses-tu de la France ?

« Le travail de la mer et celui du bâtiment, ce n’est pas la même chose. Ici, je travaille tellement que je ne trouve pas. Je temps de laver mon linge. A la fin du mois, je croyais avoir gagné beaucoup. J’ai trouvé 1 260 F dans mon enveloppe : c’est incroyable ça : 270 heures de boulot pour une somme pareille ! »

« Les Algériens gagnent mieux parce qu’ils ont une carte de résident et non pas un contrat comme nous. »

« Tu sais, sur le chantier, il y avait des étudiants qui luttaient avec nous. Nous étions quatre sous contrat. Les autres, ce sont des Algériens bien payés. A nous quatre, nous ne sommes rien du tout. On mène des luttes, mais ça ne donne rien. Le matin, les étudiants se présentaient avec des fiches (tracts). Le patron a eu une fiche. Il a pris peur et nous a augmenté. Mais pas tous : certains n ont pas été augmentés car le patron divise ainsi les travailleurs. »

« On a fait encore des luttes. C’est moi le délégué. Les étudiants m’ont fait voir comment on fait des grèves. J’ai vu des films sur les grèves à Citroën en 1968. Après ils m’ont demandé ce que j’en pense. Moi, personnellement, – leur ai-je dit – je ne peux faire des grèves, mais avec les autres, il faut voir.

Les copains à qui j’ai expliqué comment faire grève m’ont répondu : « avec les gosses, ils ne pouvaient pas, s’ils restaient trois jours sans travail, ils perdent leur salaire ».

FATIGUE COMME NOUS

« J’ai dit aux étudiants que ce n’est pas la peine de faire des histoires, les autres ne sont pas d’accord pour faire grève. »

« Normalement, un étranger n’a pas le droit de faire grève parce qu’il est sous contrat. En fait, j’ai relu mon contrat. Il n’y a rien d’écrit de tout ça. Mais les autres ont peur. »

« A l’usine, il y a des ouvriers qui sont copains avec les étudiants. Les étudiants nous ont dit : « Nous, on a fait notre possible. » Moi, je leur ai dit : « Je vous remercie tous. »

« Question politique, moi ça ne m’intéresse pas. Ce que je veux, c’est travailler tout le temps car, ici, même si le patron m’exploite, et me vole, c’est toujours mieux qu’en Tunisie. Quelques fois, j’ai le temps de m’amuser, mais quand par exemple je travaille le samedi, je ne sors pas le dimanche car je dois laver mon linge, je dois cuisiner ; sans ça, qui le ferait ?

Question : Comment voyais-tu la France avant de partir ?

« Je croyais qu’il y avait des droits, que c’était un pays démocratique. Les copains nous racontaient que c’était bien, nous envoyaient des photos.

Il y a un copain qui m’a envoyé une lettre pour me demander si j’avais une place pour lui. Je lui ai répondu : « Si tu veux venir, tu dois faire attention car tu vas être fatigué. Quand il a reçu ma lettre, il n’a pas voulu me répondre : il croyait que je ne voulais pas le recevoir. Je l’ai rencontré à Toulon et je lui ai dit : « Puisque tu es venu en France, tu vas être fatigué comme nous. »

– recueilli à Grenoble –


Courrier critiques diffusion

Un frère algérien

ILS ARRIVENT CES RATONS (1)

Je suis Algérien, j’ai 28 ans, je parle quatre langues, diplômé comptable et soudeur. Je suis en France depuis cinq ans, j’ai dû, dès mon arrivée dans ce pays, faire des travaux les plus pénibles, les plus sales. Si je ne suis pas tombé malade, c’est grâce à ma volonté et mon courage de vouloir réussir dans la vie.

Durant tout ce temps, j’ai voyagé dans beaucoup de pays, j’ai côtoyé des gens de toutes nationalités et de tendance politique, mais la seule prononciation du mot « ALGERIEN » faisait fuir certains. Parmi les Algériens il y a des intellectuels, des politisés, sachant vivre, ce ne sont pas des sauvages. (1)

Alors, je demande à tous les gens de bonne volonté. qu’ils sachent qu’un Algérien est un être humain. Qui a des coutumes et des traditions, mais il est l’égal de tous les autres gens du monde.

Z. M.

(1) Expression du journal « Minute ».

FRERE IMMIGRE

Je comprends ta douleur,
Je l’ai subie.
Tu vis dans la misère.
Je te comprends.

Loin de ton pays
Tu vis atrocement.
Mais quel que soit ton mal
Nous l’endurons, aussi
Nous briserons cette chaîne
Lutte à côté de tes frères,
Sans distinction de couleur, de race, religion
et nous serons vainqueurs.

Frères, luttons ensemble ;
La marche est longue,
Tous ensemble, main dans la main,
Toujours en avant.
Levons haut l’étendard rouge
La liberté des ouvriers.
Notre appel sera soutenu

Z. M


A propos de l’alpha.

SALUT

Je viens de lire dans le « TOUT » n° 4 un article sur l’alphabétisation avec lequel je ne suis pas entièrement d’accord. Si j’ai bien compris votre pensée, vous dites : avant d’apprendre le français à un immigré, il faut d’abord lui faire comprendre qu’il faut qu’il lutte contre le capitalisme. Premier problème : comment le faire comprendre à ceux qui ne comprennent même pas le français ? Il faut bien d’abord le leur apprendre. Et puis je ne suis pas d’accord avec la méthode. Je pense qu’il faut d’abord leur apprendre à lire, écrire et parler le français et ensuite discuter avec eux politique de façon à ne pas tomber dans l’endoctrinement bête et sectaire.

Et je ne vois pas en quoi aller à l’inconnu dans les bidonvilles enseigner le français à des immigrés, c’est briser une partie de leur révolte. Expliquez-moi car vous ne démontrez rien du tout et ne donnez aucun exemple. Bien au contraire, moi je pense que leur apprendre le français c’est leur donner une arme pour se défendre contre la surexploitation qu’ils subissent de la part de la bourgeoisie. A partir du moment où un immigré sait lire sa feuille de pale, il pourra se rendre compte lui-même de son exploitation, par exemple Il verra qu’à travail égal il gagne moins qu’un ouvrier français. A partir de cette expérience concrète qu’il aura découverte lui-même (avec l’aide des militants qui lui apprendront le français) alors sa révolte éclatera. S’il peut discuter avec des militants français et lire des journaux révolutionnaires, sa révolte grandira. Je peux vous citer l’exemple d’un immigré à qui on a appris le français, puis on a discuté avec lui sur des tas de problèmes politiques. Maintenant il s’est inscrit au P.C.M.L.F. Ce n’est peut-être pas la meilleure solution de s’inscrire au P.C.M.L.F. mais au moins il est dans la lutte.

Je pense que tout militant qui se lance dans l’alphabétisation doit lire absolument les écrits de Paul Fraire sur l’éducation et l’alphabétisation où il explique qu’il faut que la prise de conscience de l’immigré se fasse en même temps que l’alpha, à l’aide de l’alpha, en partant de faits précis qu’ils vivent tous les jours et en discutant avec eux.

Le problème c’est que l’alphabétisation doit absolument se poursuivre par une prise de conscience de l’immigré qu’il doit lutter contre le capitalisme. C’est à partir de l’alpha et de discussions sur leur vie, leur travail, etc., que doit naître la prise de conscience et la révolte.

Un autre problème se pose. Les immigrés sont soumis à une répression pire qu’envers les gauchistes. Si on lance des immigrés dans la politique, dans la révolte et la lutte contre le capitalisme, la répression peut être terrible envers eux et deux fois plus grave ; Il s’agit de les en informer très précisément avant de les embarquer dans une affaire comme la nôtre. Il faut les en avertir car on a trop souvent tendance à se servir d’eux comme des objets bons pour la lutte. Car a-t-on le droit d’attirer sur eux (en leur faisant prendre conscience de leur exploitation) une répression qui peut leur être fatale sous prétexte qu’ils doivent lutter contre le capitalisme. Tout cela demande réflexion et surtout une grande prudence.

J’en ai assez dit. J’espère que vous ferez connaitre mon opinion aux lecteurs de « TOUT » et qu’une discussion s’engagera sur ce problème important.

Bien amicalement

Lyon, le 5 Janvier 1971

GILLES

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