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Chawki Salhi : Algérie. Les crimes de la « démocratie »

Article de Chawki Salhi paru dans Inprecor, n° 346, du 14 au 27 février 1992, p. 36


Au lendemain de la démission de Chadli, les intégristes du Front islamique du salut (FIS) avaient le profil bas, et la direction Hachani n’a finalement eu aucune peine à convaincre sa base de l’inutilité de s’affronter au nouveau pouvoir – la leçon de juin 1991 avait été bien apprise (1). M. Boudiaf, installé par l’armée à la tête du Haut comité d’Etat, dans le rôle du « sauveur de la nation », annonçait alors que les partis ne seraient pas interdits, pas même le FIS. Mais l’étau se resserrait sur les intégristes : chaque déclaration grandiloquente était suivie d’arrestations ; les meetings-prières du vendredi était progressivement empêchés. Alors que la consigne était de ne pas donner prétexte à l’interdiction du FIS, la riposte est venue des jeunes des quartiers.

Au NOM du FIS et de la dawla islamique (l’Etat islamique), les jeunes se sont mis à harceler les barrages de police pour marquer leur refus du quadrillage policier, du filtrage humiliant qui interdisait aux « barbus » de circuler en bus ou en taxi les vendredis. On est très vite passé des tirs de sommation aux tirs à balles réelles pour les jeunes.

Contrairement à juin 1991, la répression, cette fois bien plus meurtrière, ne provoque pas la solidarité populaire. Les jeunes étaient à l’initiative des incidents, ils ouvraient le cycle de la violence alors que les masses populaires se résignaient et appréhendaient la guerre civile.

Pourtant, de vendredi en vendredi, les incidents ont changé le climat et ont enlevé à Boudiaf son seul argument sur la sécurité. Le FIS s’est alors enhardi et a envisagé, pour le vendredi 7 février 1992, une mobilisation générale. Il est significatif que les incidents les plus importants aient eu lieu à Batna (capitales des Aurès), suite à une rumeur sur des désertions d’unités militaires dans cette région.

Rien à perdre… que la vie

Et on a vu alors se généraliser les incidents à travers tout le pays, se multiplier les morts et les blessés. Il ne s’agit pas d’une insurrection concertée, mais de la généralisation de révoltes locales contre la présence policière.

Des jeunes non intégristes sont l’avant-garde et la chair à canon ; les « barbus » restent néanmoins discrets. Ce qui frappe, c’est la banalisation de la mort ; les jeunes chômeurs partent au combat sans armes et la fleur à la bouche. Ils n’ont rien à perdre que la vie. La révolte contre l’injustice sociale qui les frappe a su trouver une direction, le FIS, un drapeau, l’ « Etat islamique ». Mais le FIS est aux abonnés absents et n’organise en rien ces manifestations qui se font en son nom.

Le dimanche 8 février, alors que le pays avait repris son calme, l’état d’urgence a été proclamé pour douze mois – au même moment, les barrages étaient levés dans les villes. On attendait plutôt l’ « état d’exception », non pour réprimer – le nouveau pouvoir disposant de tous les moyens pour cela – mais pour permettre à Boudiaf de légiférer sans l’Assemblée nationale. Les experts du pouvoir n’en sont pas encore là de leurs réflexions. Pour l’instant, ils s’occupent d’interdire le FIS, comme si on pouvait effacer un phénomène politique de cette ampleur par une décision administrative et quelques arrestations. Le FIS est certes apparu impuissant à diriger la révolte, mais pour lui arracher l’hégémonie au niveau populaire, il faudrait une alternative politique. Pour l’instant, nombreux sont ceux qui accordent un délai à Boudiaf, malgré ses prestations télévisées plutôt ternes, car il s’agit du dirigeant du déclenchement de la guerre de libération du 1er novembre 1954 – mais de 1954 à 1992 l’eau a coulé sous les ponts…

Après trente années d’exil, Boudiaf n’a ni expérience politique, ni connaissance du pays. Piètre orateur, ce n’est pas non plus un intellectuel ; inconnu des jeunes, il ne dispose que de son titre de propriétaire de la lutte de libération nationale. Mais si la situation se stabilise, si une relance économique même modeste est engagée, ce projet bonapartiste a alors des chances – l’état d’urgence de douze mois n’est-ce pas aussi un clin d’œil aux banquiers occidentaux qui rechignent à renégocier la dette extérieure, à investir dans le pétrole, dans une Algérie déstabilisée à l’avenir incertain ?

La fiction démocratique

Pour l’instant, l’état d’urgence signifie perquisitions libres, réunions publiques ou grèves sous haute surveillance – les cheminots qui, en ce moment, dans leurs assemblées générales, sont en train de voter la grève pour exiger des hausses de salaires, seront sûrement les premières victimes de ces mesures d’intimidation.

Bien sûr, la fiction démocratique continue, les partis ne sont pas interdits. Même si le pouvoir peut parvenir à contenir la révolte générale programmée par le FIS, le vendredi 14 février, s’il n’émerge pas d’alternative politique au FIS, quel barrage de gendarmes pourrait s’opposer au retour de bâton et à un nouveau raz-de-marée intégriste, plus légitime encore après l’arrêt des élections et l’état d’urgence ?

Alger, 12 février 1992
Chawki Salhi


1) Sur les événements de juin 1991, voir Inprecor n° 332, 333 et 334 des 7 juin, 21 juin et 7 juillet 1991. Voir Inprecor n° 344 et 345 des 20 décembre 1991 et 17 janvier 1992.


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