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Chawki Salhi : Algérie. L’état de siège

Article de Chawki Salhi paru dans Inprecor, n° 332, du 7 au 20 juin 1991, p. 28


A trois semaines des premières élections législatives pluralistes, le président Chadli Benjedid décrète l’état de siège, change de chef de gouvernement et reporte le scrutin sine die. Pourtant, quelques jours auparavant, tout semblait aller au mieux pour le régime.

Le porte-parole du Parti socialiste des travailleurs (PST) qui, dès l’annonce de l’état de siège s’est prononcé contre cette mesure, nous envoie une première réaction.

L’OUVERTURE politique concédée à la révolte d’octobre 1988, élargie par la détermination du mouvement populaire, avait été mise à profit par le gouvernement pour légitimer des transformations économiques nécessaires et satisfaire le Fonds monétaire international (FMI) ainsi que les créanciers impérialistes (1) : suppression du monopole d’Etat sur le commerce extérieur ; agrément à l’installation des concessionnaires étrangers (Fiat, Peugeot, etc.) ; refonte du système fiscal et dévaluation importante du dinar provoquant une baisse massive du revenu de la population ; mise en faillite progressive des entreprises d’Etat. Le contentement impérialiste est à la mesure des prêts italiens, japonais ou français qui font passer la dette de 26 à 36 ou 40 milliards de dollars — de quoi permettre au régime en banqueroute de passer l’échéance électorale.

Au niveau politique, le régime, ébranlé par la jeunesse du mouvement d’octobre 1988, avait tardé à se remettre en selle ; les mouvements sociaux et démocratiques avaient été contenus, leur mobilisation empêchée ou dispersée, leur structuration retardée par un arsenal légal contraignant et une lutte de tous les instants. Les intégristes, épargnés par cette répression, avaient offert, à partir de quelques mosquées, une direction de rechange au mouvement populaire.

La stratégie du pouvoir pour les municipales du 2 juin 1990, proposant le vote du Front de libération nationale (FLN), comme seul recours face à l’épouvantail intégriste, s’était retournée contre ses auteurs. Et le Front islamique du salut (FIS) avait bénéficié d’un vote sanction, s’assurant le contrôle de la quasi totalité des villes du pays. Mais c’était une victoire à la Pyrrhus : empêtrés dans une gestion sans espoir des municipalités asphyxiées par la crise du logement, du chômage massif et la pénurie organisée des crédits d’Etat, les intégristes ont perdu la confiance de leur électorat. La guerre du Golfe les a vus dans un retournement spectaculaire prendre, le 17 janvier 1991, la direction du mouvement populaire contre Bush, après avoir tenté de défendre les Saoudiens — leur surenchère militariste a manqué de crédibilité et leurs contradictions les ont achevés.

L’épreuve suivante était la grève gé­nérale des 12 et 13 mars 1991, contre la vie chère, appelée par l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) et suivie à 95 %, que le FIS a cru pouvoir igno­rer et combattre ; celle-ci sonnait le glas de son hégémonie.

Désenchantement de l’électorat FIS, influence du Front des forces socialistes (FFS) d’Aït Ahmed réduite à la Kabylie, poids électoral marginal de l’ancien président Ahmed Ben Bella, absence d’alternative ouvrière ou même populiste : Chadli précipite les échéances et fixe au 27 juin les élections législatives anticipées. Le scrutin à deux tours permet au FLN de jouer le « sauveur de la nation » face au « péril intégriste ». Un découpage scandaleux — qui donne 21 députés à 1,8 millions d’Algérois et 84 au même nombre d’habitants de wilayas où le FLN est majoritaire — est quand même peaufiné.

Le FIS tarde à comprendre qu’il est piégé ; il menace de grève générale ; le FLN le met au défi, sûr de l’échec de cet appel dans un contexte de scepticisme, et de prise de distance à l’égard du jeu dérisoire des partis sans prise réelle avec le vécu de la majorité de la population. La grève, décidée pour le 25 mai, est un échec patent : les grévistes se comptent par unités ou par dizaines dans des usines de plusieurs milliers de travailleurs ; les commerçants ne ferment pas en masse pour exprimer peut-être leur dépit face à la concurrence des « marchés islamiques » ; les manifestants sont peu nombreux — quelques centaines de personnes, manifestation centrale de 3 à 7 000. Le FIS mise alors sur les manifestations de fin de journée, qui permettent de rallier des non-grévistes : il occupe les places des grandes villes.

Brutalement, au dixième jour, la jeunesse entre en scène, par solidarité devant les gaz lacrymogènes, mais aussi parce qu’il n’y a aucun autre rendez-vous donné pour exprimer le rejet du régime. Ce sont les jeunes non barbus qui résistent et installent des barricades dans plusieurs quartiers ; mais le mouvement est loin de l’envergure du 5 octobre 1988, limité à quelques quartiers d’Alger, et rejeté par une part importante de l’opinion publique qui craint les intégristes.

Un profond malaise

Le malaise est grand ; les masses pardonneront difficilement aux « démocrates », obnubilés par leur campagne électorale, leur absence, et aux révolutionnaires leur impuissance.

Malgré l’état de siège, Chadli promet que l’ouverture démocratique sera maintenue ; il s’est même engagé à instaurer un gouvernement de coalition (en regardant, évidemment, du côté du Rassemblement culturel démocratique — RCD organisation d’implantation kabyle proche du pouvoir — et des libéraux) pour contenir le mécontentement populaire, et pouvoir donner quelques années de plus à son régime. Même s’il semble évident que le pays ne devrait pas retourner à la situation d’avant 1988, le malaise de la population persiste ; c’est une profonde instabilité qui va perdurer.

Si la direction du FIS est aujourd’hui la plus présente et la plus reconnue dans le mouvement de contestation — ce qui n’était absolument pas le cas en octobre 1988 —, même si elle ne l’organise pas concrètement, une partie importante de l’opinion prend ses distances par rapport aux intégristes. L’état de siège est accueilli de façon contradictoire par les Algériens : s’ils s’opposent à la répression, certains sont aussi soulagés et pensent que la situation sera plus stable. Un profond désarroi demeure, face au monopole détenu par les intégristes sur la protestation et à l’absence d’alternative.

Alger, 6 juin 1991
Chawki Salhi


1) Voir Inprecor n° 312 et n° 322 du 29 juin 1990 et du 18 janvier 1991.

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