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Larbi Hamdane : Algérie, planification et deuxième réforme agraire

Article de Larbi Hamdane paru dans Quatrième Internationale, n° 44, juillet 1970, p. 39-46


Plan Quadriennal et « Révolution Agrai­re » sont certainement les deux mesures les plus importantes prises par le régime issu du coup d’Etat du 19 juin 1965. Le Plan Quadriennal 1970-1973 est la première tentative de réelle planification de l’économie algérienne : le Plan Triennal qui l’a précédé ne fut en fait qu’une vague programmation indicative, permettant de récolter l’appareil statistique nécessaire au lancement de la planification, mais qui n’arriva aucunement à réduire la pagaille bureaucratique qui règne dans le secteur industriel. La « Révolution Agraire », dont un « Projet de Charte » très imprécis et restant au niveau des principes a été publié en avril, innove également : les Dé­crets de mars 1963 sur l’Autogestion, première Réforme Agraire, n’avaient touché que le secteur dit « moderne », c’est-à-dire les terres ayant appartenu aux colons (1/3 de la surface cultivable, les meilleures terres, les plus profondes et les mieux situées, faisant vivre 1/6 de la population agricole) ; mais ils avaient laissé intact le secteur dit « traditionnel», qui fait vivre les 5/6 de la population agricole.

Qualifier a priori ces mesures de « démagogiques » et en rester là est donc inadmissible ; attitude subjective qui d’ailleurs, avant le 19 juin, aurait poussé des camarades à leur donner immédiatement le qualificatif de « révolutionnaires ». Elles ne doivent pas non plus être isolées de leur contexte social et politique : elles ont leur fondement objectif dans la nature de l’Etat et des dirigeants actuels. Comprendre la raison d’être du Plan et de la « Révolution Agraire » nécessite une analyse de l’Etat algérien, et, parallèlement, l’étude de leur contenu et de leur modalités d’application et de réalisation éclaire la nature de l’Etat (1).

I. – LE PLAN QUADRIENNAL 1970 – 1973

Le Plan Quadriennal est placé dans un cadre général où l’année charnière est 1980. A cette date, l’indépendance économique devrait être atteinte, un emploi durable devrait être fourni à l’ensemble de la population active masculine. Il s’agit de passer, au cours de la décennie 1970-1980, « d’une économie à héritage colonial à une économise nationale, moderne et indépendante » (2). Pour la période 70-73, le Plan fixe un taux de croissance moyen annuel de la production intérieure brute de 9 %.

Un principe fondamental régit le Plan. L’industrialisation est placée au tout premier rang des facteurs de développement, mais sa croissance dépend de celle de l’agriculture. L’objectif fondamental, le processus moteur reste l’industrialisation, mais, d’un côté, une part de son financement, en plus des hydrocarbures, devra venir de l’agriculture ; de l’autre, cette dernière devra fournir les produits nécessaires à l’alimentation de la population urbaine et des travailleurs de l’industrie (3). C’est d’ailleurs surtout ce second aspect que le Plan quadriennal considère comme le plus important : construire « une agriculture dont la principale vocation sera d’alimenter une population sans cesse croissante, elle-même appelée à se tourner de plus en plus vers les villes et les centres industriels » (4). L’agriculture constitue également un débouché important pour l’industrie, particulièrement pour les moyens de production d’origine industrielle (engrais, machines, outillages). La stratégie de développement comporte donc une interaction secteur agricole – secteur industriel, où l’industrie est la pièce maîtresse, dictant ses volontés à l’agriculture (5).

Cette dépendance de l’agriculture est illustrée par l’accentuation prévue de la disparité villes-campagnes (6), plus précisément le renforcement de l’opposition entre certaines classes ou couches sociales, urbaines par leur activité (bureaucratie, bourgeoisie commerçante, bourgeoisie « traditionnelle » c’est-à-dire propriétaires terriens investissant dans l’immobilier) d’une part, et, d’autre part, le prolétariat, lui aussi urbain, et la paysannerie.

Ainsi, dans la lutte contre le sous-emploi, tout l’effort est porté sur les différentes branches de l’activité urbaine : dans les activités directement productrices (production matérielle autre qu’agricole), le plan prévoit une augmentation de 82 % de l’emploi actuel total ; mais, dans l’agriculture, le taux de sous-emploi théorique devrait diminuer de seulement 7 % (de 49 % à 42 %). D’autre part, le Rapport général reconnaît que « l’évolution notable des revenus » (amélioration de l’ordre de 10 % dans la période) sera « cependant bien loin de se traduire avec la même intensité pour l’ensemble de la population ». La disparité ville-campagne dans l’affectation des emplois nouveaux, se retrouve dans l’augmentation des revenus : « La quasi-totalité des revenus créés le seront dans les villes principalement au bénéfice des catégories de population qui ont déjà un niveau de vie relativement satisfaisant par rapport à celui des populations rurales et même de certaines catégories déterminées des villes » (7). Le Rapport général ne précise évidemment pas lesquelles. Dans l’agriculture les revenus augmenteront de 10 %, de même que la population, par contre ceux de la population urbaine augmenteront de 37 % pour une population croissant de 18 %. Et le Rapport général de considérer qu’il s’agit là de « distorsions qu’engendre automatiquement l’édification économique du pays dans cette phase » et d’annoncer une vague politique de redistribution des revenus (programme d’aide aux populations les plus pauvres, « devant être » appuyé par une politique « cohérente » d’encadrement des revenus de l’ensemble de la population…).

Jusque-là, le schéma semble « pur », sans faille. Il en va tout autrement pour obtenir une agriculture docile, réalisant immédiatement et sans broncher les objectifs que lui fixe le Plan. Le secteur industriel dans son état actuel, peut s’adapter facilement à une planification très centralisée ; c’est même dans cette « docilité » de l’industrie que réside le principal atout du Plan quadriennal. Docilité pour deux raisons : d’une part, il n’y a pratiquement plus d’autogestion dans ce secteur, bien plus de 80 % des entreprises sont nationalisées, « Toutes les industries se trouvent actuellement sous le contrôle de l’Etat » dit Boumediène au Premier Séminaire sur la « Révolution Agraire » (8). L’autonomie de gestion ayant disparu, le principe de la décision centralisée peut être généralisé. D’autre part, la docilité est assurée par la reprise en main depuis le Troisième Congrès par le Parti (F.L.N.) de tout l’appareil syndical (U.G.T.A.) (9).

Le code des investissements promulgué après le coup d’Etat permet également d’espérer une certaine tranquillité dans le secteur industriel privé. Il a « ouvert le secteur industriel à l’épargne privée » (Algérie-Actualité, n° 217, 14-20 décembre 1969). Le secteur privé ne regroupe que des industries de transformation finale, dépendant ainsi des industries lourdes dont les sociétés nationales ont le monopole.

Cette « tranquillité » dans le secteur industriel, dont un des principaux piliers est la reprise en main de l’appareil syndical, n’est pas si facile à obtenir dans l’agriculture où, pour lui faire jouer son rôle d’assise du développement industriel, le « secteur socialiste » (secteur autogéré et coopératives d’anciens Moudjahi­dine) est considéré comme « l’avant-garde » du monde agricole. « Le secteur socialiste et l’autogestion sont des instruments privilégiés. C’est aussi dans ce secteur que les résultats escomptés sont les plus grands » (10). De même El Moud­jahid du 31 mars écrit bien plus catégoriquement : « Celui-ci [le secteur socialiste agricole] doit répondre avant tout aux aspirations et aux exigences nationales, être prêt à répondre aux impulsions du pouvoir central qui se fait l’interprète des intérêts nationaux, en les canalisant et en les dé­finissant ». Nous reviendrons sur une des implications de ce rôle privilégié (dans les résultats escomptés, donc dans les inves­tissements) du secteur socialiste : rien, ou presque (si ce n’est des « plans spéciaux » et des campagnes sporadiques de prêts aux petits fellahs) n’est prévu pour le secteur traditionnel. Mais sans aller jusque-là, le rôle d’avant-garde donné au secteur socialiste contient, au premier abord, une contradiction.

Aucun problème pour les coopératives d’anciens Moudjahidine [anciens combattants de la guerre de libération], bien au contraire le régime a intérêt à les développer ; de tout le secteur agricole elles sont certainement les éléments les plus fidèles. Le pouvoir n’oublie jamais de leur lancer de nombreuses fleurs ; ainsi, lors des Assises nationales du Secteur socialiste agricole, tenues pendant les premiers jours d’avril, la résolution politique adoptée, notant que « le Président du Conseil de la Révolution… a montré l’importance que re­vêt l’institution des coopératives d’anciens moudjahidine et leur intégration au sein du secteur socialiste agricole », insiste sur « la communauté d’intérêts entre les coopératives agricoles de production des anciens moudjahidine et les exploitations autogérées » et affirme « que le travail des anciens moudjahidine dans les coopératives agricoles de production est le prolongement du combat révolutionnaire mené hier dans les djebels ». Dans ces coopératives, les directives venues d’en haut, c’est-à-dire de la Direction générale du Plan, ne devraient pas rencontrer d’obstacles, de même que dans les Coopératives de l’Armée (A.N.P.) qui se développent actuellement.

Il en est tout autrement du secteur autogéré. Même si l’ « autogestion » d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle que les travailleurs avaient créée d’eux-mêmes dès l’indépendance, même s’il n’y a plus participation réelle des ouvriers agricoles à l’organisation de la production, la gestion administrative décentralisée des domaines subsiste. Le Plan quadriennal, au niveau des principes, ne part d’ailleurs pas en guerre contre cette décentralisation, tout en la replaçant dans le cadre de la planification centralisée de l’économie : « L’unité de production a tous les pouvoirs de déci­sion en matière de gestion courante de l’entreprise dans le cadre de la réglementation… » (11). En fait, il risque d’y avoir deux premiers obstacles à la bonne marche du Plan quadriennal. D’une part, au niveau des simples rouages de l’économie : les planificateurs peuvent demander à un domaine autogéré de supprimer tant d’hectares de vigne, et les travailleurs de ce domaine refuser en arguant que, suivant leur comptabilité, ils seraient alors déficitaires. Directeur de l’exploitation, c’est-à-dire représentant de l’Etat, et travailleurs entreront en conflit, le premier ne pouvant, théoriquement du moins, « se substituer aux organes de l’autogestion qui déterminent seuls les orientations et les objectifs de l’unité de production dans le cadre de la planification nationale » (12). En réalité, organes de l’autogestion et objectifs de la planification seront souvent en désaccord. Ce qui nous ramène au second point, plus politique : la résistance aux directives venues d’en haut, sans jamais les consulter, des travailleurs du secteur autogéré qui ne sont pas des fonctionnaires et ne veulent pas le devenir. Car la réalisation complète du « rôle d’avant-garde » du secteur auto­géré nécessite en fait la suppression totale de l’autogestion. Il n’en restera qu’une relative autonomie dans l’application de tout ce qui a été décidé d’en haut, les travailleurs ne participant aucunement à l’élaboration de ces décisions. C’est ce qu’affirme la citation précédente ; tirée du Rapport général, en parlant de « gestion courante ». Gestion décentralisée et planification impérative centralisée du secteur autogéré passent donc par la suppression de toute participation des travailleurs à l’élaboration des décisions. Leur rôle est d’obéir, un point c’est tout.

Revenons au secteur traditionnel. L’agriculture bénéficie déjà de seulement 15,5 % des investissements du Plan 70-73, dont moins de 25 % sont destinés au « secteur pauvre » (13). Algérie et Développement n’hésite pas à affirmer que « le secteur traditionnel » bénéficiera des actions les moins directement « productives ». Or le secteur traditionnel, avec des moyens de production archaïques, sur des terres pauvres, aux fortes pentes, irrégulièrement arrosées, non irriguées, fait « vivre » 5/6 de la population agricole, soit 6,4 millions, près de la moitié de la population totale de l’Algérie (13,2 millions). D’autre part, dans le secteur traditionnel, les inégalités sociales sont très accentuées : 25 % de la surface cultivable sont détenus par 3 % seulement du total des exploitants, et 10 % par plus de la moitié des exploitants, soit 52,7 %. Les Décrets de mars 1963 sur l’auto.gestion n’avaient résolu que la contradiction « coloniale » au sein de l’agriculture algérienne, mais non la contradiction « nationale » : une féodalité règne dans les campagnes. C’est d’ailleurs ce qu’affirme la Charte d’Alger : « La mise en autogestion des terres de colonisation a permis de jeter les bases de la construction d’un pays socialiste et de relancer la production agricole au lendemain de l’indépendance, mais n’a pas permis de résoudre le problème des terres détenues par les grands propriétaires algériens ».

II. – LA « REVOLUTION AGRAIRE »

La « Révolution Agraire », deuxième Réforme agraire algérienne, directement liée, greffée au Plan quadriennal, qui n’a pratiquement rien prévu pour les masses algériennes les plus démunies, devient ainsi une nécessité politique et économique pour la classe dirigeante. Il lui faut à tout prix éviter que le Plan se heurte à une crise politique et économique.

Nécessité politique.Le Plan n’avait presque rien prévu pour l’amélioration du sort de la catégorie la plus importante de la population algérienne. Ceux qui ont payé le plus lourd tribut durant la guerre de libération, ceux qui ont pris les armes les premiers et dont la situation n’a pas changé depuis 1962, ne seraient probablement pas restés muets très longtemps. Nous verrons plus bas s’ils seront les vrais bénéficiaires de cette seconde Réfor­me agraire, qui certes amènera des transformations profondes dans les campagnes, mais au profit de qui ? De toute façon, cette Réforme agraire n’est pas « révolutionnaire », en ce sens qu’elle n’est pas le produit de la volonté consciente d’une avant-garde, mais une nécessité impérieuse pour le régime s’il veut rester en vie. Celui-ci n’obéit pas à de quelconques aspirations révolutionnaires ou socialistes, mais à son instinct politique de conservation.

Les Décrets de mars 1963 n’étaient d’ailleurs pas, eux non plus, « révolution­naires » : ils ratifiaient et légalisaient ce qui existait déjà. « … spontanément, sur tout le territoire national, sans attendre de directives, tant il ne faisait aucun doute que leur action était légitime, les masses paysannes les plus disciplinées ont pris possession naturellement des terres qu’elles n’ont jamais considérées comme ne leur appartenant pas » (14). C’est aussi ce qu’affirment des brochures officielles de 1963 : « Les travailleurs ont eux-mêmes et spontanément mis en place la gestion collective. Spontanément, c’est-à-dire sans pression aucune d’une force extérieure ou du sommet » (15). « … Les travailleurs prirent en main les unités de production. Leur initiative permit le démarrage de l’économie nationale. Elle fut légalisée et réglementée par les historiques décrets de mars… » (16). Réglementation dont d’ailleurs un des principaux méfaits fut la mise en place d’un immense appareil bureaucratique et tentaculaire, l’Office National de la Réforme agraire (O.N.R.A.).

La « Révolution agraire » étant tout d’abord un impératif politique pour le pouvoir, ce dernier veille à en contrôler l’application à tous les niveaux, de façon à écarter tout risque de débordement. Ainsi, le rôle prépondérant du Parti est-il sans cesse mis en avant dans le « Projet de Charte » : (Le F.L.N.) intervient à tous les niveaux d’exécution de la Réforme agraire (17) … Garant d’une juste application de la politique du Pouvoir révolutionnaire dans ce domaine.

Nécessité économique. — Il se trouve, dit Boumediène le 25-5-70, que la Révolution agraire, en plus de son caractère évident d’objectif de masse, d’objectif révolutionnaire, est également une nécessité économique ». Pour l’instant, elle n’est pas prépondérante : l’application de la Réforme n’est en effet prévue que pour la fin du Plan quadriennal (18). Pourtant, elle est, en dernière instance, la plus importante. Politiquement, il s’agissait de calmer ou de prévoir le mécontentement qui couvait dans les campagnes. Économiquement, il en va tout autrement : l’opération devient dix fois plus payante pour le régime. Tout le contenu de la « Révo­lution agraire » cherche à intégrer le secteur traditionnel, secteur marginal où règne une économie de subsistance, à la stratégie économique du pouvoir. Nous avons vu que le rôle d’avant-garde du monde agricole dévolu au secteur socialiste ne permettra pas d’atteindre tous les objectifs demandés à l’agriculture, si ce n’est sans heurts. Il est donc important de faire jouer le secteur traditionnel dans ce processus où le but final est la création d’un marché intérieur stable, assise nécessaire à l’industrialisation. Et nous sommes alors ramenés à la même question : à qui profite l’industrialisation ? Cette « nécessité économique » a deux aspects :

1. Premier aspect : Tout d’abord le sec­teur traditionnel est en pleine stagnation : « … d’une part, nombre de propriétaires ne cultivent pas eux-mêmes leurs terres… d’autre part, ces propriétaires absentéistes s’intéressent rarement à l’amélioration des conditions de production agricole… Enfin, pour tous les exploitants qui cultivent moins de 10 hectares, il est clair que tout progrès individuel est impossible » (19). Il n’est pas tellement reproché aux « gros propriétaires absentéistes » d’exploiter des ouvriers agricoles sur leurs terres, mais de les exploiter de façon non rentable. La justification sociale vient après, le critère est avant tout l’efficacité économique. Certes il existe « une véritable exploitation du petit fellah par le gros propriétaire foncier et l’absentéiste abusif », mais, surtout, « incapable de mettre ses terres en valeur », le gros propriétaire pratique alors une agriculture extensive. En outre, ses profits ne sont même pas mis au service du développement, car, le plus souvent, gaspillés dans des opérations de spéculations immobilières et commerciales ou dans des dépenses à la fois ostentatoires et futiles » (20). Ah ! s’il investissait ses capitaux dans des activités industrielles, directement productives, au lieu de se perdre dans des spéculations immobilières… Nous tombons ainsi au cœur du problème : la « Révolution agraire » n’est rien d’autre que la manifestation des contradictions existant entre Capitalisme d’Etat en pleine croissance et propriétaires terriens (21). El Moudjahid du 27 mai continue sur le même mode que Révolution africaine : « … il s’est avéré que beaucoup de nos concitoyens, propriétaires de grosses exploitations, ne faisaient pas tout ce qu’ils devraient pour en tirer le maximum de façon à réaliser des productions compatibles avec les efforts de développement engagés par le pays, alors qu’une importante main-d’oeu­vre rurale demeurait sans occupation… ». Les deux premières mesures de la « Révolution agraire » coulent alors de source : supprimer l’absentéisme (nationalisation des terres des absentéistes, limitation de la propriété — aucun chiffre n’a encore été avancé), parce que c’est un frein économique ; et redistribuer les terres de façon à rendre leur exploitation plus rentable. L’abolition de l’absentéisme « permettra de faire travailler beaucoup plus de paysans sans terres, et d’arrêter la fuite des capitaux qui allaient vers le tertiaire » et la limitation de la propriété « ne manquera pas d’avoir des répercussions bénéfiques sur la production » (22).

2. Deuxième aspect : C’est l’agrandissement du marché intérieur. La citation suivante résume admirablement bien ce point, et même les précédents : « … à l’effort d’industrialisation du pays est lié un effort de satisfaction des besoins alimentaires du pays, ce qui signifie, entre autres choses, qu’il faut sortir de l’économie de subsistance la grande masse des petits fellahs en les intégrant dans les circuits monétaires, en les faisant participer au progrès technique, en les faisant participer à l’effort de développement du pays dans des structures de coopération. C’est donc d’une véritable révolution agraire dont l’industrialisation a besoin ; celle-ci y trouve doublement son compte puisque la fin progressive de l’isolement des campagnes reculées lui ouvre de nouveaux marchés, y compris pour les biens de production agricole (engrais, produits chimiques de traitement, engins de traction, etc.) » (23). Le tout est alors de trouver la structure qui permette le contrôle du secteur traditionnel ; le système des coopératives est évidemment le mieux adapté, il évitera au pouvoir les difficultés qu’il rencontre avec l’autogestion, il s’accommodera facilement d’une planification centralisée. Cette troisième mesure de la « Révolution agraire » est bien le but final visé et, par son intermédiaire, la suppression de la marginalité du secteur traditionnel. Il y aura ainsi « intérêt et pour le paysan pauvre (qui ne recevra aucune aide de l’Etat s’il ne s’intègre pas à la coopérative) et pour l’Etat (marché intérieur vital pour l’industrialisation, faite au profit de… « l’Etat ») d’organiser le secteur traditionnel en coopératives » (24).

La « Révolution agraire » n’est donc pas, au départ, lancée au nom de la « révolution sociale », de « l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme », etc. ; elle est au contraire présentée comme une condition « sine qua non » à la réussite de l’industrialisation. Industrialisation qui ne se fait même plus dans le cadre d’un prétendu « secteur socialiste autogéré », mais dans celui de « Sociétés nationales », propriétés de l’Etat. Or la nationalisation n’a jamais été en soi une mesure socialiste.

III. – CAPITALISME D’ETAT ET PROPRIETAIRES TERRIENS

La « nécessité sociale » de la Révolution agraire est ajoutée en dernier lieu, couvrant les vraies raisons qui ont poussé le régime sur cette voie, et lui permettant d’apparaître plus révolutionnaire que jamais. Certes l’aspect anti-propriétaire de cette mesure est réel ; les semaines qui suivirent la parution du projet de Charte le prouvèrent : en certains lieux des « troubles » ont éclaté dans les campagnes, les petits paysans étaient soulevés par les propriétaires (25) qui leur affirmaient que la « Révolution agraire » allait supprimer la propriété, prendre les propriétés des « absents » qui ne les exploitent pas, etc., tout en renforçant leur argumentation de citations de versets du Coran (26). La propagande sur l’aspect social de la réforme fut renforcée et un « Séminaire sur la Révolution agraire » fut organisé, auquel assistaient 300 « cadres », c’est-à-dire les représentants de la bureaucratie et de la technocratie qui, avec l’armée et le soutien de la bourgeoisie, gouvernent l’Algérie. Bou­mediène y prononça un important discours, qui montre les limites de la « Révolution agraire ».

Tout en partant en guerre contre « les confréries maraboutiques et autres charla­tans » (27), il affirme : « Il n’est point dans notre intention d’accaparer des terres, ni de sanctionner certaines personnes aisées parmi les habitants des campagnes ». Il ne s’agit pas d’un recul face à la pression des propriétaires : Boumediène, dans son discours, ne change rien au contenu de la « Révolution agraire », mais tente de la présenter comme une chose naturelle, lente, non brutale, bref « non révolutionnaire ». « Il est donc établi qu’il s’agit pour nous d’une affaire normale, à l’instar des préoccupations constantes de toutes les révolutions. Il est même arrivé… que des révolutions d’essence bourgeoise aient inscrit dans leur programme la réalisation d’une « réforme agraire » dans le seul but de gagner à leur cause l’adhésion des masses déshéritées et des fellahs ». Pourquoi vous affoler, même les bourgeois parlent de « réforme agraire » ? C’est donc la méthode douce, persuasive qui est choisie ; l’opposition brutale aux propriétaires est, dans la mesure du possible, rejetée. Cette attitude correspond d’ailleurs à la ligne générale du pouvoir, qui, malgré ses déclarations — surtout au niveau international — très révolutionnaristes, est fondamentalement réformiste : « La Révolution, dit Boumediène dans le même discours, est l’affaire de générations successives, elle obéit à des options réfléchies, elle doit s’étaler dans le temps, respecter des étapes… » Cette « méthode douce » se traduit également par le choix de l’indemnisation comme un principe immuable de la « Ré­volution agraire ».

Opposition limitée aux propriétaires qui se retrouve dans l’utilisation fréquente de l’argument selon lequel l’unique responsable de toutes les inégalités sociales à la campagne est le colonialisme. « Il existait déjà avant 1830 (28) une répartition inégale des terres. Cependant, c’est la colonisation qui est la seule cause principale des distorsions actuelles. D’une part, en effet, l’objectif constant a été de confisquer les terres algériennes au profit des colons européens…, (d’autre part) la politique coloniale a sans cesse cherché à s’appuyer sur des notables, chargés du rôle d’intermédiaire entre l’administration coloniale et la population. Ces notables se sont fait souvent payer leurs services soit par des attributions de terres, soit par légalisation de leur prise de possession de terres collectives. D’autres profitant de leur position privilégiée dans le système, faisaient des bénéfices dans le commerce avec les occupants et pouvaient ainsi acheter des terres à leurs compatriotes ruinés » (29).

Certes, la colonisation est à l’origine de la division de l’agriculture algérienne en deux secteurs : les paysans algériens, leurs terres confisquées, ont été refoulés dans les régions les plus pauvres, dans les montagnes ; c’est à cause de la colonisation qu’homme et terre ne sont plus « en face » l’un de l’autre : trop de population sur les terres les plus pauvres et inversement. Certes, la colonisation a renforcé le pouvoir des notables collaborateurs, en augmentant leur richesse et en leur donnant des terres. Mais ces « notables » ne sont pas tombés du ciel, leur pouvoir reposait, lorsque les armées de Bugeaud sont arrivées, sur « quelque chose ». Leur pouvoir reposait déjà sur la propriété foncière et sur l’exploitation de fermiers et d’ouvriers agricoles. Le raisonnement suivant, dont est très féru Kaïd Ahmed — le socialisme « spécifique » algérien ne serait que « le retour à celui de la communauté villageoise du moyen-âge arabe où l’égalité régnait » — tend à présenter l’Algérie d’avant la colonisation comme un paradis et la féodalité — ou plutôt les « gros propriétaires » — comme une excroissance coloniale, totalement étrangère à la société algérienne ; la colonisation a détruit « l’équilibre préexistant » (30).

La « Révolution agraire » va objectivement bouleverser les structures actuelles de la plus grande partie des campagnes algériennes. Faut-il alors la soutenir en arguant que « le capitalisme (d’Etat) est un progrès objectif », etc. Cette position est à peu de choses près celle du Parti de l’Avant-Garde socialiste (P.A.G.S.) (31). Ce point de vue, avancé par de fieffés stali­niens, est en fait tout ce qu’il y a de plus social-démocrate et réformiste : « Pour faire la révolution, il faut attendre que toutes les conditions soient réunies or, l’une de ces « conditions » est l’existence d’un prolétariat. Il faut donc attendre qu’il y ait en Algérie un prolétariat fort et nombreux. L’industrialisation qui va dans cette direction doit être soutenue, ainsi que toutes les autres mesures qui en dépendent. Il faut que celle-ci se réalise pour que le divin enfant, sauveur de tous les exploités puisse naître ». Attentisme, intégration dans le système, consolidation du système pour que, le jour J venu, on appuie sur le bouton « Révolution ». Et encore, ce serais même aller trop vite car « contraire ment… à certains opposants irresponsables téléguidés par des services étrangers, qui rêvent de nouveaux putschs et d’attentats qui risqueraient de jeter l’Algérie dans de nouvelles aventures sanglantes dont les impérialistes sauraient naturellement tirer parti, le P.A.G.S. est fermement attaché à une solution pacifique et constructive à la crise ouverte par le coup d’Etat du 19 juin » (32). Pour nous, au contraire, dans la lutte qui se joue actuellement entre capitalisme d’Etat et propriétaires, nous ne soutiendrons aucun partenaire ; les conditions et la situation des classes paysannes exploitées changeront certes, mais l’exploitation, elle, demeurera. Il n’y a pas d’étapes nécessaires et obligatoires pour passer au socialisme : féodalisme, puis capitalisme et enfin… socialisme. Bien au contraire, il est possible de passer « directement » du mode de production féodal au socialisme. Et ceci même si l’avant-garde est surtout constituée de paysans : la position de classe prolétarienne d’un mouvement ne réside pas dans le nombre de ses militants ouvriers, mais dans le sens, le but fixé à la lutte : la construction du socialisme, le passage à un mode de production supérieur. Avoir une « position de classe prolétarienne », c’est préjuger du sens de la lutte (33).

La « Révolution agraire » est avant tout une nécessité pour la réalisation de l’industrialisation de l’économie algérienne, faite dans le cadre de « Sociétés nationales » appartenant à « l’Etat » (34). Les travailleurs ne « participent » aucunement à la gestion des entreprises, de la production. Les nationalisations ont été réalisées soit contre des entreprises autogérées, soit contre des sociétés étrangères, … mais dans ce cas avec fréquemment des indemnisations substantielles. L’Etat, organisme d’oppression d’une classe par une autre, n’est pas celui de la bourgeoisie algérienne, trop faible politiquement et socialement (35). Peu importe, elle n’en soutient pas moins le pouvoir actuel qui a envers elle une attitude conciliante, lui permettant, selon la formule du Code des investissements, de « subsister décemment. » Elle exercé aussi un poids politique sur d’autres couches « supérieures » de la société.

L’Etat est aux mains d’une part de la bu­reaucratie d’Etat, dont le maillon le plus sûr se retrouve aujourd’hui dans le F.L.N. et d’autre part des couches supérieures de l’armée. Boumediène, dans son discours fondamental sur la « Révolution agraire » déjà cité, l’a répété lui-même plusieurs fois : « Nous sommes tous des travailleurs. Le fonctionnaire qui accomplit sa tâche bureaucratique est un travailleur, tout comme l’officier et le permanent du Parti. Chacun vit des fruits de son labeur et de ses efforts quotidiens. Telle est la société que nous édifions », et il termine en demandant « à tous les cadres et en particulier aux cadres du parti, des organisa­tions nationales et de l’Armée nationale populaire de se mobiliser pour la concrétisation de cet objectif sacré [La Révolution agraire]. »

Le Plan quadriennal 1970-1973 et la Révolution agraire » provoqueront de profonds bouleversements au sein de l’économie algérienne, particulièrement dans les campagnes du secteur dit traditionnel. Le pouvoir ne pourra peut-être pas contrôler cette opération qu’il veut payante, les transformations économiques et sociales. qui se dérouleront soit en profondeur, soit au grand jour, pourraient courir plus vite que lui. Hélas aucune avant-garde marxiste révolutionnaire algérienne ne pourra en tirer profit, puisqu’elle n’existe pas encore. A moins que ces bouleversements ne lui fassent voir le jour.

Alger, le 5 juin 1970.


(1) Les quelques éléments qui sont dégagés progressivement et regroupés brièvement à la fin de l’article sur la nature de l’Etat demeurent très insuffisants. Une analyse de la genèse de l’Etat algérien de 1954 à 1962 et surtout pendant la période 62-65 reste à faire.

(2) Rapport Général-Plan 1970-1973 : Préambule.

(3) Pour que l’on puisse toujours l’exploiter, il faut bien que le prolétaire puisse entretenir sa force de travail.

(4) El Moudjahid, 31-3-70.

(5) Le principe en soi peut être très valable, mais il faut à chaque foie poser la même question : à qui profite l’Industrialisation, le développement, etc. ?, et ne pas tomber dans le piège stalinien où développement de l’économie et développement du socialisme sont confondus.

(6) Dans La nature de l’Etat soviétique (classique « Rouge » n° 2, p. 51), Trotsky note que la bureaucratie soviétique est le produit de contradictions sociales dont, en premier lieu, l’opposition ville-campagne. On retrouve la même observation pour la bureaucratie algérienne.

(7) Rapport Général, p. 138.

(8) Certains retinrent même que le secteur industriel autogéré regroupe seulement 15 000 ouvriers, soit 6 % de la classe ouvrière algérienne.

(9) Le 1er mai 1970, des papillons de toutes les couleurs, lancés d’hélicoptères sur Alger, affirmaient : « L’U.G.T.A organisation de masse du F.L.N. ».

(10) Algérie et Développement, 1, janvier-février 1970 (p. 20).

(11) Rapport Général, p. 146.

(12) Ordonnance du 30 décembre 1968 sur l’autogestion.

(13) Rapport Général, p. 46

(14) El Moudjahid, 27-5-70. Ce qui signifie que le principe de l’indemnisation est un principe contre-révolutionnaire, puisque ce sont les vrais propriétaires qui récupèrent leurs terres. Or il a été admis dès le départ comme un principe immuable de la « Révolution Agraire ».

(15) Document sur l’autogestion, Ministère de l’Information, 1963, p. 28.

(16) Comprendre l’autogestion. F.L.N.. 1963, p. 12.

(17) Bien que le titre soit « Projet de Charte de la Révolution Agraire », seule l’expression « Réforme Agraire » est employée dans le texte.

(18) Bien que le processus semble s’accélérer après les manifestations « montées par les propriétaires », qui ont eu lieu le mois dernier dans les campagnes. Cf. plus bas.

(19) Projet de Charte : Est considéré absentéiste « tout propriétaire qui ne travaille pas personnellement ses terres et possède des sources de revenus suffisants autres qu’agricoles », « Les terres des propriétaires absentéistes seront nationalisées et leur exploitation confiée aux travailleurs qui s’y trouvent et aux paysans sana terre qui vivent dans la même commune ». Cas où la règle ne sera pas appliquée :
— « Propriétaires de superficies trop étroites qui ont été amenés, du fait de leur bas niveau de vie, à rechercher de nouveaux revenus notamment par l’émigration. »
— « Propriétaires qui ont dû abandonner leurs terres par suite de la guerre. »
— « Propriétaires se trouvant dans l’incapacité de travailler la terre. »

(20) Révolution Africaine, organe central du F.L.N., 23/29-5-70.

(21) En ce sens le régime de Boumediene est « progressiste » de même que le capitalisme marque un « progrès » par rapport au féodalisme. Mais nous verrons que pour nous là n’est pas la question.

(22) El Moudjahid, 28-5-70.

(23) El Moudjahid, 31-5-70.

(24) Révolution Africaine, 23/29-5-70.

(25) Il y a également l’hostilité du petit fellah à aller dans des coopératives où il sent qu’il aura peu ou pas de pouvoir de décision.

(26) Il affirme parallèlement sa foi « en la religion qui a été révélée pour éliminer l’esclavage et l’exploitation ». L’Islam est religion d’Etat en Algérie.

(27) Les Frères musulmans n’ont pas disparu : il y a quelques mois fut arrêtée une « bande de fanatiques » (El Moudjahid) qui se faisait appeler les  djounouds [soldats] d’Allah », ayant parmi ces maîtres à penser un professeur arabisant de l’Université d’Alger.

(28) Année de la colonisation de l’Algérie.

(29) Projet de Charte.

(30) Cf. Révolution Africaine, 23/29-5-70. Le même raisonnement se retrouve dans la brochure du F.L.N. de 1965 déjà citée à propos de l’autogestion : « aboutissement d’une mentalité collective naturelle », « caractéristiques de la Nation Algérienne », « principe recommandé par l’Islam ».

(31) Ex-Organisation de Résistance Populaire (O.R.P.). Le P.A.G.S. regroupe les militants du Parti Communiste Algérien (P.C.A.). aligné de A à Z sur Moscou. Il soutient « toutes les tendances progressistes au sein du pouvoir » (aile gauche, aile droite, etc., savant jeu d’équilibre), appuie totalement la « Révolution Agraire » et le Plan Quadriennal, propose un Front Unique Démocratique et Populaire des forces progressistes, agit au sein du F.L.N., etc.

(32) Henri Alleg : L’Algérie 7 ans après : socialisme ou capitalisme, in Economie et Politique, n° 185, décembre 1969. Article qui, par ailleurs, contient parfois de bonnes analyses descriptives de l’économie algérienne.

(33) Cf. le brochure de Le Duan, Secrétaire du Parti des Travailleurs du Vietnam, commentée par le camarade Bertrand dans « Rouge » (« Le rôle de la classe ouvrière et les tâches des syndicats à l’étape actuelle »,. Hanoï 1969), où le mythe d’une « révolution vietnamienne paysanne » est détruit.

(34) Et également. dans le cadre des Sociétés mixtes (capitalisme d’Etat, capital étranger). Ainsi, le 5-6-70 un accord portant sur la création d’une Société Algérienne de Services Pétroliers a été conclu entre la Sonatrach (Société Nationale de Transport et de Commercialisation des Hydrocarbures. Etat dans l’Etat) et le groupe américain « Petroleum and Minerais Group-Dresser » 51 % du capital sera détenu par le Sonatrach, 49 % par Dresser.

(35) Bourgeoisie traditionnelle (vivant dans les villes et investissant dans des spéculations immobilières), bourgeoisie industrielle, bourgeoisie commerçante : les catégories sont variées. Ainsi Boume­diene déclare-t-il dans son discours déjà cité sur la « Révolution Agraire » : « … certains frères (I) possèdent des propriétés rurales et vivent cependant dans les villes en tant que fonctionnaires d’un certain niveau, ou en tant que commerçants ou propriétaires industriels« . On voit même ici la liaison entre certains secteurs de la bureaucratie et les propriétaires terriens.

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