Article de Mohammed Harbi paru dans Critique Communiste, n° 91, décembre 1989, p. 19-20
LE PROBLEME conjoncturel d’autoriser ou non le voile à l’école entraîne des réponses qui peuvent être contraires sur la base de principes identiques. Ce qui les distingue, c’est la stratégie la plus efficace pour soustraire les enfants à l’influence du prosélytisme des islamistes.
Les divers courants dont les islamistes se réclament prônent l’autoritarisme sous toutes ses formes et refusent que la pensée fasse appel à ses propres ressources pour aborder les problèmes de notre temps. Ils s’estiment seuls dépositaires du patrimoine musulman et considèrent ceux qui n’acceptent pas leur credo comme des carencés et des impurs. Partout où ils sévissent, en Iran, au Soudan, en Egypte, les autres religions ne trouvent pas grâce à leurs yeux, à plus forte raison l’athéisme.
Personnellement, si j’ai pris parti pour l’application stricte des règlements de l’école laïque, qui n’est pas à mes yeux une école totalement neutre, je peux comprendre certains arguments de ceux qui ont une position différente de la mienne. J’évalue différemment l’importance que peut avoir le laxisme à l’égard d’un islamisme peu menaçant en France dans l’écho qu’il a en pays d’islam. C’est une erreur de ramener la question du voile à l’observance de la tradition et de ne pas voir qu’elle est une résultante de l’idéologie islamiste. Cette question qui ne se posait pas il y a quelques années, en France, comporte plusieurs aspects.
TROIS ASPECTS DE LA QUESTION
Le premier est la volonté des islamistes de dresser un véritable mur pour singulariser les musulmans dans l’espace français. Les techniques utilisées à cet effet sont identiques à celles des mouvements fascisants : disqualification de tout ce qui est externe au groupe d’appartenance, diffusion d’une idéologie du pur et de l’impur, recours à une argumentation qui préserve les adeptes de toute épreuve de réalité. On évite de discuter toute opinion divergente en jetant préalablement le discrédit sur celui qui l’exprime et en le désignant comme infidèle, juif, chrétien, communiste, athée, agent de l’Occident, etc.
Le souci d’ériger la différence en norme est clairement énoncé dans une brochure du docteur Hassan Amdouni sur le hijab de la femme musulmane (1) : « Celui qui s’habille comme tel groupe particulier est considéré comme adepte de ce groupe ; s’il prétend le contraire, qu’il cesse de chercher à leur ressembler. »
Cette attitude a pour corollaire la démonstration ostentatoire de l’appartenance à l’islam et la mise en oeuvre du principe de la censure des comportements. Cette logique mène droit à la formation d’une unité close et crée des inhibitions à une véritable expérience de la relation à autrui. L’intégration n’apparaît plus dès lors comme un moyen d’échapper à l’exclusion sociale, mais comme une rupture, un éloignement vis-à-vis de la communauté et de la famille, une trahison.
Le second aspect est la réaffirmation des principes du patriarcat, le rejet de la mixité et le contrôle physique des femmes qui ne sont pour les hommes que sexe. Il suffit de savoir regarder autour de soi pour se rendre compte que les drames consécutifs au contrôle physique des femmes sont multiples : fugues, ruptures avec les familles, expéditions des candidates au mariage mixte de l’autre côté de la Méditerranée, tentatives de suicide, etc.
Le troisième aspect est l’occultation des principes de la jurisprudence musulmane selon lesquels la valeur de la nécessité doit être supérieure à celle de l’interdit religieux. L’application de cette règle millénaire dispenserait les écolières musulmanes de l’obligation de porter le voile en classe. C’est dire que les refus de se plier aux règles de l’école laïque ont d’autres visées que la sauvegarde de la religion. L’islamisme ne menace pas la France, il menace les immigrés qu’il invite à se fermer à leur environnement. Il leur donne en compensation une convivialité hiérarchique vécue sur le modèle familial et au prix du sacrifice de toute pensée personnelle. Ce qui me semble le plus grave c’est que l’islamisme, par son caractère messianique, peut être la cause d’une perte de sens du réel et alimenter le racisme anti-arabe. Ce racisme est porté par toute une histoire (guerre d’Algérie, conflit du Moyen-Orient, etc.). Il est difficile de le circonvenir à court terme. Son éradication sera le fruit d’un effort lent et pénible, toujours renouvelé. Devons-nous par complaisance compromettre cette tache et laisser le rejet se développer jusqu’à l’insupportable ? La logique du combat contre l’exclusion sociale avancera, non par la défense sans condition des immigrés, mais par l’alliance avec ceux qui parmi eux luttent pour les valeurs démocratiques et savent par expérience que la famille est souvent un lieu de domination et de conditionnement psychologique des enfants. Ne donnons pas aux parents un blanc-seing sur leur progéniture, ne leur concédons pas les moyens d’imposer la coutume dans les espaces que la loi publique leur a laissés.
DES PRÉOCCUPATIONS DIVERSES
Les arguments dans le débat sur le voile ont traduit des préoccupations diverses. Les Eglises et le Rabbinat y ont trouvé prétexte à la réaffirmation commune des exigences tribales contre les principes mêmes d’une citoyenneté. On peut se demander légitimement si leur souci était l’islam ou les intérêts de leurs propres boutiques.
Dans le même ordre d’idées, les stratégies politiciennes à l’intérieur de l’espace français se sont donné libre cours. Sans méconnaître leurs visées et sans y être indifférent, je n’en parlerai pas.
La réaction des jeunes issus de l’immigration qui croient voir dans l’opposition au voile une manifestation des nostalgiques de la colonisation, une résurgence des préjugés à l’égard des Arabes, mérite réflexion. Mais, s’il ne s’agit pas seulement d’une analyse qui appelle l’histoire au secours pour développer une vision manichéenne de l’autre, pourquoi ignorer les positions des anticolonialistes admirables d’hier ? La fonction cachée de cette analyse, qui recèle des éléments de vérité, ne serait-elle pas de préserver le consensus au sein d’une communauté travaillée aussi et surtout par l’action d’organisations et d’Etats méfiants ou hostiles à l’égard de l’intégration ? Ceux qui pensent se créer à l’occasion de ce débat une clientèle, en caressant dans le sens du poil une communauté qu’ils connaissent mal, ne voient pas les effets auxquels les mène la défense d’une spécificité qui saura, si elle triomphe, se donner d’autres porte-parole. La mode des identités est un piège pour les classes exploitées. Comme le notait avec pertinence René Gallissot, « une habileté toute politicienne consiste à faire croire que la solution des conflits « ethniques », qui sont sociaux et politiques, se trouve dans le dialogue des cultures, la cohabitation des communautés ».
Certains intervenants, à la suite d’Etienne Balibar, considèrent que l’affaire des foulards fournit à l’opinion occidentale un moyen de se persuader de sa propre supériorité, donc de l’infériorité des autres. Soyons sérieux. Au XIIe siècle, déjà, le philosophe Ibn Rushd (Averroès) établissait un lien entre le déclin des Etats islamiques et le statut des femmes : « Dans ces Etats, écrit-il, on ne connaît pas la capacité des femmes, parce qu’on ne les prend que pour la procréation. On les met donc au service de leurs maris… » Le service des maris, des pères, des frères, voilà le sens réel du voile, que les hommes de gauche devraient méditer.
Enfin, au niveau plus profondément théorique, il faut en revenir à ceux qui continuent d’interpréter des problèmes politiques et culturels exclusivement comme un épiphénomène renvoyant au statut économique. On sait, toutes les enquêtes le montrent, que l’exclusion sociale a des effets dramatiques et rend ses victimes plus sensibles aux idéologies de type communautaire. Ce qu’on sait moins, c’est que l’éducation donnée dans les langues et cultures d’origine n’a pas de caractère laïque et est souvent assurée par des enseignants de formation religieuse.
Il faut faire en sorte que les immigrés sortent des ghettos et veiller à ce que les islamistes ne leur en créent pas d’autres.
(1) Hassan Amdouni, le Hijab de la femme musulmane, Bruxelles, éditions Robert Louis, 1989, p. 31.
2 réponses sur « Mohammed Harbi : Le linceul de la liberté »
Merci beaucoup pour le partage de ce texte éclairant.
Merci pour votre commentaire ! Il faut surtout saluer la lucidité de Mohammed Harbi.