Article paru dans Le Prolétaire, n° 224, du 10 au 23 juillet 1976, p. 4
Après la période des « cent fleurs » version Boumediène, le pays a été appelé le 27 juin à plébisciter la « charte nationale » qui fixe la « stratégie» du « socialisme algérien ».
Inutile de dire que, dans ce « socialisme », le prolétariat doit bien se garder de revendiquer une place dirigeante. Pour les rêveurs qui s’imaginent que seul le prolétariat est porteur de la société sans classes dont le marxisme enseigne qu’il doit ouvrir la voie en se constituant d’abord « en classe, c’est-à-dire en parti politique», puis « en classe dominante» assumant sa dictature de classe, la « charte nationale » répond, du haut de la suffisance que donne un rempart de prétoriens bien armés : « Dans l’étape actuelle que traverse le Tiers Monde, ce n’est pas le prolétariat numériquement faible ou pratiquement inexistant – qui institue le socialisme, c’est l’édification du socialisme, qui ne fait qu’un avec l’édification de la nation, son industrialisation et sa modernisation, qui assure l’émergence du prolétariat ».
Il n’est pas manière plus cynique de dire aux prolétaires et aux semi-prolétaires qui ont été la piétaille de la lutte pour l’indépendance : « Ne vous occupez pas de politique, laissez-nous faire, nous, gens instruits en socialisme national ! » D’ailleurs la « charte nationale » insiste : « Les travailleurs ont un rôle décisif à jouer dans le développement de la Révolution car ils contribuent d’une manière déterminante à la consolidation des assises économiques du socialisme ». Certes. « Chaque travailleur apportera sa contribution au progrès de la Révolution. Son engagement révolutionnaire se traduira d’abord par le renforcement de la productivité ». Bref, « taisez-vous, ou ne parlez que pour bénir vos dirigeants bien intentionnés et au demeurant profondément pieux, et… produisez ! ».
Voici le sens de toute cette mobilisation qui a pris l’allure d’une discussion politique où il a fallu enrober ces thèmes du lait de la révolution et du miel de l’Islam.
L’Algérie est à l’heure des grandes mobilisations. Après la grande campagne d’excitation chauvine sur le Sahara, voici maintenant celle sur la « charte nationale ». Que peut cacher ce besoin de la clique dirigeante de mener une agitation publique, alors que, depuis onze ans, elle a tout mis en oeuvre pour faire taire le moindre sentiment politique afin de mettre le pays au travail ? Indéniablement le souci de se préserver quelques privilèges au moment où la contestation gagne du terrain dans les classes dirigeantes (voir le retour des vieux dirigeants dépassés sur la scène politique) et la tentative peut-être de se donner un appui populaire dans les disputes. Mais surtout, tout ce flot de démagogie est une tentative pour endiguer un mécontentement social grandissant, aggravé par une crise agraire inouïe qui provoque l’abandon massif des terres et des cultures tandis que la disette gagne les campagnes, et par la perspective du retour des émigrés frappés par la crise et la discrimination dans les pays européens.
Un exemple de ce mécontentement. Fin mai, à Aïn Beida, dans les Aurès, ont eu lieu de véritables émeutes populaires. A la suite d’un match de football où la police est intervenue, des milliers de personnes ont pris d’assaut, pendant des heures, l’usine de textile au cri de « nous voulons du travail ». Le palais de justice et le commissariat ont été incendiés. Des appartements de policiers ont été dévastés, des camions et des motos de la police incendiés. Après avoir libéré les détenus, la foule a saccagé la prison. Tard dans la nuit du dimanche 23 mai, la foule tenait tête aux forces de répression, soutenues par des détachements de gendarmerie, de police et de militaires venus de Batna, de Constantine et de toute la région. Le lendemain, régnait dans la ville une atmosphère de grève générale spontanément déclenchée, et une marche silencieuse de protestation et de deuil fut organisée, raconte le PRS dans un rapport dont des extraits ont été publiés dans Libération du 16 juin.
Quelques jours plus tard, les travailleurs de l’université d’Alger se mettaient en grève ainsi que ceux de la SONELEC de Oued-Smar Alger, en dépit de l’interdiction de la grève dans le secteur public.
Des signes avant-coureurs de nouvelles tempêtes s’accumulent en Algérie mais, là, aussi, pour tirer parti des événements qui se préparent — et quels qu’en soient les délais — il importe de séparer le plus nettement possible les intérêts du prolétariat et de la masse considérable des paysans pauvres de ceux des autres classes. Il devient aussi urgent, sur cette base, de tirer un bilan des luttes non seulement de l’indépendance mais aussi de la période qui a suivi.