Article paru dans Le Prolétaire, n° 297, 6 au 19 octobre 1979, p. 1-4
La bourgeoisie algérienne semble avoir bien préparé sa rentrée sociale. Elle ne pouvait s’en dispenser, tant la situation est en train de s’aggraver. En effet, selon un document officiel du ministère du travail, le nombre de grèves serait passé de 99 en 1973 à 332 en 1977, dont 203 dans le secteur « privé » et 129 dans le secteur « socialiste », avec une participation totale de 48.093 travailleurs. Il a indéniablement été encore plus élevé en 1978 (1).
Mais ce sont surtout les luttes qui ont précédé et accompagné le ramadan qui ont poussé la bourgeoisie à réagir brutalement. « L’ordre et la discipline doivent être réinstaurés dans les lieux de travail et dans les rues. Démocratie ne signifie pas anarchie, gaspillage et laisser-aller ni l’impunité » : c’est ainsi que le quotidien officiel El Moudjahid du 4-9-79 commente les mesures prises par le gouvernement algérien pour venir à bout des « délinquants, vagabonds, parasites, oisifs, spéculateurs et trafiquants en tous genres ».
El Moudjahid du 5-9 se permet d’écrire cyniquement : « les tribunaux auront beaucoup de « clients » » par suite de l’application de la nouvelle réglementation concernant la procédure de « flagrants délits ». Le même jour, une dépêche de l’agence officielle APS décrivait en ces termes cette grande opération de « choc psychologique » – comme on l’a officiellement nommée : « toutes les rues de la capitale sont arpentées par de jeunes agents frais émoulus des écoles de police qui, en équipes de deux, ont commencé à rappeler aux citoyens les règles élémentaires du civisme ». A cet effet, des camps de travail vont être ouverts à Médéa, Tiaret et Laghouat, comme au bon vieux temps de la colonisation !
Il est intéressant de rappeler aussi que cette campagne répressive vient juste après l’inauguration du soi-disant « printemps » du régime de Chadli. En effet, après la levée des mesures d’assignation à résidence qui touchaient les leaders de l’« opposition libérale » et la libération des officiers qui avaient participé à la tentative de putsch de décembre 1967, le gouvernement algérien a décidé en juillet dernier d’« élargir » l’ancien président Ben Bella.
Si l’on fait abstraction des querelles intestines qui opposent certaines fractions bourgeoises, il n’est pas difficile de discerner, derrière la « libéralisation » de Chadli, une convergence de plus en plus nette de l’Algérie avec les appétits des puissances occidentales, notamment avec l’impérialisme français. Celui-ci ne peut que favoriser l’unification des classes dominantes afin d’éviter toute déstabilisation qui risquerait de nuire à ses intérêts stratégiques et économiques, très importants dans la région. Doit-on rappeler à l’occasion ce que disait Yahiaoui, réputé comme le plus « dur » dans l’équipe actuellement au pouvoir : « L’Algérie est prête à entreprendre avec la France une action commune pour le rétablissement de la tranquillité, de la sécurité et de la stabilité dans la région méditerranéenne » ? (Le Monde du 7-7).
Evidemment, la bourgeoisie algérienne tente de justifier sa campagne d’« assainissement » au nom de la « tranquillité » et de la « sécurité » du « citoyen en général ». Mais les travailleurs ne doivent pas se laisser prendre dans ce piège. Le problème de l’hygiène existe effectivement et demande des solutions urgentes. Cependant, on aurait tort de croire que l’Etat lance ses flics et ses gendarmes pour « redresser » la situation sanitaire. Il suffit de se poser la question : pourquoi n’embauche-t-on pas des chômeurs pour renforcer les services de nettoyage de la ville ? Il est clair que l’Etat préfère faire appel à la « mobilisation » et au « travail volontaire et gratis » du vendredi plutôt que de verser des salaires supplémentaires !
Le problème du marché noir existe également et les travailleurs en font les frais. Mais il est criminel de confondre les mandataires et autres intermédiaires avec les enfants qui sont obligés de vendre des petites choses pour survivre et souvent pour faire survivre leurs parents réduits à la misère ; et surtout d’oublier que la plus grande responsabilité dans les pénuries incombe à la bourgeoisie et à son Etat incapables de révolutionner le secteur agricole, qui se contentent de réformettes quand ils ne s’intéressent pas exclusivement aux produits exportables qui rapportent des devises.
Certes, les « fléaux sociaux » qui provoquent l’indignation hypocrite de la bourgeoisie ont pris des proportions inconnues jusqu’ici. Cependant, il suffit de voir la condition qui est faite à ces enfants et à ces jeunes rejetés de l’école et du travail et contraints de vagabonder et de voler pour assurer leur existence, pour se convaincre de tout le cynisme dont fait étalage la bourgeoisie à cette occasion. Au demeurant, les plus gros voleurs, parasites, spéculateurs et trafiquants en tous genres », ce sont avant tout les bourgeois et tous ces cadres supérieurs qui vivent grassement en parasites sur le corps exsangue des classes laborieuses.
Ce qui inquiète la bourgeoisie dans la misère, ce ne sont pas les souffrances de la classe ouvrière et des masses prolétarisées, c’est la révolte que le cynisme avec lequel les classes dominantes considèrent ces souffrances peut provoquer.
Tout ceci explique largement que le quadrillage des quartiers populaires, la présence systématique de flics et de gendarmes à tous les coins (arrêts des bus, grands magasins, marchés, cinémas, etc.), les contrôles d’identité dans les rues sont destinés avant tout à intimider ceux qui sont susceptibles de se révolter, c’est-à-dire les prolétaires et les autres couches opprimées de la population.
Pour preuve, qu’on se pose la question : est-ce un hasard si le secteur des postes est le premier touché par l’application de ce vaste plan d’« assainissement » ? Quand on sait que les bourgeois sont encore marqués par la grève générale des postiers des 16 et 17 juillet de cette année qui revendiquaient une augmentation uniforme de salaire de l’ordre de 500 dinars, on ne s’étonnera pas que le ministre des P et T, le colonel Zerguini, ait convoqué une réunion avec tous les responsables des bureaux de poste et des centres téléphoniques le 3 septembre. Cette réunion devait avoir lieu au début de l’année prochaine, mais elle a été avancée en raison de « l’acuité de la situation qui prévaut dans le pays » ! Le ministre s’est plaint de l’« absence d’autorité » qui aurait causé selon lui ce « relâchement qui a gagné même le secteur des postes et télécommunications aux traditions saines et solides ». A la fin, il s’est prononcé contre tout « sentimentalisme, démagogie ou populisme dans les relations professionnelles ».
En commentant l’« élargissement » de l’ancien président Ben Bella, nous disions dans un tract reproduit dans El-Oumami n° 5 (juillet 79) : « Le « printemps » que Chadli a prétendu inaugurer n’est qu’une « réconciliation nationale » entre toutes les forces bourgeoises soucieuses de conserver l’Ordre social existant et qui se préparent à reléguer au second plan leurs divergences secondaires au cas où se dessinerait une menace sérieuse de la part des masses exploitées. Les luttes sporadiques mais vigoureuses que les ouvriers ont dû mener ces dernières années pour défendre leur pouvoir d’achat ainsi que la menace d’un retour massif des émigrés ont donné, comme on peut s’en apercevoir, l’occasion aux classes dominantes et à leurs représentants politiques de tirer la sonnette d’alarme […]. Les classes dominantes essayent de resserrer leurs rangs pour nous taper dessus plus fort encore ». Il est aisé aujourd’hui de voir que cela ne s’est malheureusement que trop vite réalisé.
La leçon que les travailleurs doivent en tirer, c’est celle de la nécessité de se préparer et de s’organiser pour pouvoir affronter un ennemi de classe qui, là aussi, renforce de plus en plus son Etat.
(1) De plus le nombre de chômeurs est extrêmement élevé : 2,4 millions actuellement au moins, ce qui à l’échelle de la France correspond à 7 millions de chômeurs.