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Les Algériens dans la rue

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 24, décembre 1960, p. 1-2


Ça y est : les algériens sont descendus dans la rue. Pendant six jours les manifestations sa succèdent. Au prix de leur vie, désarmés, ils affrontent les mitraillettes des policiers et des paras, les revolvers des ultras. Ils tombent par dizaines, par centaines, mais brandissent toujours les drapeaux blanc-vert, réclament l’indépendance.

Le misérable décor de la « fraternisation » monté par les comédiens du 13 mai s’effondre définitivement. Le monde entier, y compris la population française qui se bouchait les oreilles, entend haut et fort ce que chaque algérien gardait jusqu’ici dans son cœur. Pour le crier, ils payent de leur sang. Mais ils le crient.

Les projets de De Gaulle : l’Algérie domestiquée, « satellite » du capitalisme français, s’effondrent aussi. Ce que les paysans et les travailleurs algériens veulent ce n’est ni « l’accès plus large aux fonctions publiques », ni « l’Exécutif Algé­rien » ni même une « République algérienne » bâtarde dont le seul contenu serait la participation de la bourgeoisie algérienne aux bénéfices des entrepreneurs français. Ce qu’ils veulent c’est détruire les privilèges des « pieds noirs », cesser d’être des inférieurs, avoir le droit de s’organiser, de s’exprimer, de diriger eux-mêmes leurs propres affaires ; c’est récupérer les terres, les mines, les usines où ils sont exploités ; c’est transformer l’Algérie de fond en comble. Et, pour cela, il leur faut l’indépendance.

La majorité de la population européenne, elle, veut tout le contraire : cantonner « la racaille » dans les bidonvilles, conserver les privilèges, les emplois, les terres, les bénéfices. Et elle sait que seule la force, c’est-à-dire l’Armée, l’occupation militaire, peut maintenir ce système colonial. Elle a donc manifesté contre toute mesure, même superficielle, qui risquerait de faire bouger cette société fondée sur la terreur. L’incroyable férocité des braves français tuant à coups de pied des arabes désarmés, la haine répugnante des femmes françaises criant aux parachutistes : « allez-y tirez, tuez-les, tuez-les tous ! », ne sont que l’aveu de LEUR PEUR, la peur de ceux qui ont opprimé, exploité, méprisé les « bicots » pendant des générations et qui maintenant craignent de tout perdre. La courage, l’organisation et le sens politique des manifestants algériens, en revanche, sont les signes authentiques de la volonté de se libérer et de la farouche détermination de ceux qui n’ont rien à perdre.

L’intervention des masses algériennes dans les villes ouvre une nouvelle phase de la guerre d’Algérie, car seule une politique de répression brutale et massive pourrait empêcher cette intervention de continuer. Or, une telle politique signifierait pratiquement le retour à l’ère Massu, au pouvoir des parachutistes. Pour De Gaulle et la bourgeoisie française ce serait se fermer définitivement toute issue. Mais si la répression n’est pas menée jusqu’au bout, la lutte des algériens ira an s’amplifiant.

De Gaulle peut encore tergiverser. Il peut maintenir le référendum, essayer de réprimer les ultras pour faire passer sa « solution » d’Algérie satellite, aient dans ses projets dont personne ne veut : ni les algériens ni les ultras. Pas pour longtemps. L’heure de la vérité est arrivée. Ou le capitalisme français reconnaîtra le droit des algériens à l’indépendance, engagera des négociations avec le F.L.N. ou la guerre d’Algérie deviendra définitivement l’affaire exclusive de l’Armée, des colons et de ceux qui les soutiennent en métropole.

Parce qu’ils crient « indépendance ! », des ouvriers, des petits marchands, des jeunes filles, des écoliers tombent sous les balles et les coups de crosse à la Casbah d’Alger. En France les travailleurs se taisent, les partis et organisation syndicales dits représentatifs publient des communiqués de presse. Que faut-il donc que les algériens fassent pour provoquer un mouvement de solidarité de la classe ouvrière française ? Six ans de répression, de tortures, de camps de concentration, ce n’était pas suffisant… Maintenant ils sont descendus dans la rue pour que le monde entier les voie. Avec des bouts de bois face aux fusils-mitrailleurs. Ils se dressent contre le même régime qui, sous d’autres formes, opprime et exploite les travailleurs français. Mais des jeunes travailleurs français sous l’uniforme participent sinon aux massacres du moins à la répression, aux quadrillages, pendant que leurs frères, leurs pères, leurs amis, en France, ne font rien.

Les mots, les pétitions, les communiqués indignés ça peut donner bonne conscience à certains. N’empêche, se contenter de cela C’EST DE LA LACHETE. Et la lâcheté — avec ou sans excuses — ça se paye.

Si la classe ouvrière française ne sait pas se mobiliser pour faire cesser cette guerre, pour obliger le gouvernement et la bourgeoisie à en accepter la seule issue possible : l’indépendance de l’Algérie, elle aura subi une grave défaite et il lui sera beaucoup plus difficile, demain, de s’opposer au renforcement de son exploitation, à la dictature de plus en plus cynique du patronat, au contrôle de plus en plus serré de l’Etat sur la vie de chaque travailleur.

Dans les entreprises, dans les facultés, dans les quartiers, tous ceux qui veulent agir — travailleurs, étudiants, militants politiquas et syndicaux — doivent se regrouper, diffuser des tracts expliquant le sens de la lutte des algériens, dénonçant le référendum-plébiscite, invitant à l’action contre la guerre ; ils doivent exiger des organisations dites « représentatives » la convocation immédiate de manifestations de masse et, partout où ils le peuvent, susciter eux—mêmes des actions, même limitées.

La seule solution à la guerre d’Algérie c’est l’indépendance.

Le seul moyen d’imposer cette solution est, en France, l’action commune des travailleurs et des étudiants.

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