Article paru dans Le Prolétaire, n° 390, mars-avril 1987, p. 8
Au mois de novembre de l’année passée une succession de luttes ont éclaté en Algérie, mettant en exergue une fois encore la férocité répressive de l’Etat soit-disant « socialiste ». L’origine du conflit est d’une part le projet de loi visant à introduire deux nouvelles épreuves au baccalauréat, à savoir l’éducation religieuse et l’éducation politique, et d’autre part les conditions de vie déplorables dans les écoles et universités (manque d’eau, absence de transport, pénurie de logement, manque de matériel, etc.)
Cette nouvelle loi exprime la volonté de l’Etat depuis le congrès du FLN en 1980 de reprendre en mains les organisations de masse du parti ainsi que l’enseignement pour faire face à l’agitation ouvrière et estudiantine qui ne cesse de secouer l’ordre social depuis une dizaine d’années. En effet, après avoir été sous la tutelle de la bourgeoisie nationale durant toutes les années de lutte nationale et durant les années de construction et de stabilisation du nouvel Etat national algérien, la classe ouvrière, et particulièrement les jeunes générations qui n’avaient pas ou peu connu la période d’avant 1962, reprit le chemin de la lutte de classe et, particulièrement dès 1977 (1), n’a cessé d’année en année d’augmenter sa pression sur l’Etat et la bourgeoisie.
Le congrès de 1980, qui se déroulait sur le fond de la crise capitaliste internationale et en particulier de la crise pétrolière, fut la reconnaissance de la faillite du « socialisme à l’algérienne » mis à l’oeuvre par Boumedienne et basé sur l’utilisation de la rente pétrolière pour construire une industrialisation centrée sur de grandes unités modernes de production. L’expérience se solda en effet par un échec complet car cette industrialisation sensée faire prendre l’envol d’une large industrie et développer l’exportation, s’affirma être un poids mort et inerte, ce qui du point de vue capitaliste est bien la pire des catastrophes. La seule conséquence « dynamique » de l’orientation Boumédienne n’aura pas été économique mais sociale. Face aux nécessités de l’accumulation capitaliste qui ne peut suivre un cours accéléré que dans la sphère de la production industrielle, tout le poids et les priorités de l’investissement se sont portés sur l’industrie. Le capitalisme algérien créait du même coup la nécessité d’une immense armée de réserve d’où il pouvait puiser les forces de travail nécessaires à la réalisation de plus-value. Boumédienne traduisit ces nécessités objectives du développement capitaliste par l’abandon de la production agricole nationale et par l’importation agro-alimentaire systématique pour assurer, mal, l’approvisionnement des villes.
Le résultat aura été un abandon accéléré des campagnes et un exode général vers les villes des petits paysans dans l’espoir d’un travail salarié. Cet exode, s’il fournissait au capital son armée de réserve, a eu pour conséquence un gonflement et une concentration des masses prolétarisées dans les villes qui se solda – en l’absence de tout investissement dans le bâtiment – par une incroyable pénurie de logement renforçant les conditions de vie misérable des masses algériennes.
Le faible taux de productivité de l’industrie conjuguée à l’exode vers les villes des populations de la campagne et à une forte démographie n’a pas permis au capitalisme algérien d’amortir le coup fatal de la baisse du pétrole ni de fournir du « travail pour tous » comme ne cessaient de le prétendre les idéologues du « socialisme à l’algérienne ». Les émeutes de la faim au début des années 80 qui ont éclaté dans toute l’Afrique du Nord ont acculé l’Etat algérien à modifier l’orientation de l’investissement capitaliste, à la fois pour se protéger des formidables révoltes des masses laborieuses et pour augmenter la productivité industrielle et donc le taux de profit.
La crise capitaliste et ses conséquences sur les conditions de vie du
prolétariat, mais aussi de toute autre couche laborieuse, fut à l’origine des grandes vagues de lutte en 1980 que l’Etat mis sur le compte des courants nationalistes berbéristes mais qui en réalité révélèrent l’existence d’un vaste mouvement de classe.
Aujourd’hui la baisse du cours mondial du pétrole tarit la source miraculeuse de devises alors que d’une part l’industrie est incapable d’exporter et de créer des emplois et que d’autre part les importations de produits agroalimentaires ne cessent d’augmenter pour faire face à la carence du secteur agricole. La révision de la Charte nationale établie en 1976 sous le règne de Boumédienne reflète un retour aux dures réalités capitalistes qui sanctionnent impitoyablement toute politique économique capitaliste qui tenterait d’y échapper par quelques subterfuges. A l’apologie du centralisme économique succède avec Chadli celle de la petite entreprise « créatrice d’emploi » et de la relance de l’agriculture par une sorte de koulakisation des campagnes que devrait permettre techniquement un vaste effort de construction de retenue d’eau pour l’irrigation des terres.
L’industrie et l’agriculture sont donc maintenant ouvertes à l’investissement privé et l’équipe Chadli espère ainsi trouver à l’industrie d’Etat une concurrence salvatrice « dynamisante » ! L’Algérie est « à l’heure des managers » comme disent les bourgeois, au même titre que l’URSS. Pour nous communistes ces mutations économiques ne sont que l’expression du pourrissement capitaliste qui pousse la concurrence à l’extrême et non pas celle d’une nouvelle ère de prospérité.
Cette nouvelle économie politique décentralisatrice (même si l’ouverture au secteur privé est encore limitée) s’accompagne par contre d’un renforcement central de l’Etat et de son contrôle sur toutes les organisations de masses que dirige le FLN, telles que l’UGTA, l’UNJA, etc. et dont l’objectif est de pouvoir appliquer l’offensive bourgeoise pour accroître sur le prolétariat la pression de la politique de rigueur. L’ordre social est donc nécessaire pour au moins deux raisons fondamentales. La première, nous l’avons vu, consiste à assurer au capital les meilleures conditions sociales d’exploitation du prolétariat, et la seconde a trait au rôle régional de leadership que tient à jouer l’Algérie et notamment à l’assurance de pouvoir être en tête de liste des pays d’Afrique du Nord qui tentent de pénétrer et d’exploiter les potentialités du marché d’Afrique centrale (2). (Le marché centre africain est en effet un marché idéal pour le capitalisme algérien qui doit s’essayer à l’exportation de produits industriels manufacturés).
Mais c’est toujours le prolétariat et les masses laborieuses qui paient les conséquences de la crise et « Afrique-Asie » ( porte-parole d’Alger) de mai 1986 explique logiquement et cyniquement que
« … dans l’immédiat, c’est la lutte contre toutes les formes de gaspillage et d’attentisme et le partage des efforts qui mobilisent les algériens. Si l’on retient une hypothèse de réduction de 15% par rapport aux prévisions du budget de l’Etat, il faut savoir ce que cela signifie : les collectivités locales comme les entreprises devront compter un à un leurs deniers, la plupart des dotations budgétaires seront touchées, le train de vie de l’Etat sérieusement réduit (NDR : mais pas forcément celui des commis de toute nature), les grands chantiers retardés, et sans doute les projets les moins pressants réévalués. C’est dur la rigueur. Mais elle est nécessaire. »
Pour appliquer cette politique de rigueur la bourgeoisie a donc accentué son contrôle social soit par l’exercice d’une répression plus féroce encore qui gonfle lès cellules de la sinistre prison de Lambèse, soit par un renforcement du contrôle social et politique, dont une des traductions pratiques est cette nouvelle loi sur l’enseignement religieux et politique. C’est donc toute la société algérienne qui explose et particulièrement les classes opprimées et exploitées. La révolte des étudiants et lycéens l’année passée est la continuation des luttes qui depuis 1980 brisent les tentatives de Chadli « d’unifier la nation » et creusent le fossé entre les classes. Le grand danger pour la bourgeoisie algérienne réside dans les liens et dans les rapports existant entre le mouvement des lycéens et étudiants et les luttes ouvrières. En avril 1986 à Tizi-Ouzou par exemple, les mille ouvriers de Sonelec se mettent en grève en solidarité avec les étudiants dont l’université vient d’être envahie par les forces de l’ordre. Aux interventions des flics, les ouvriers riposteront par la menace de faire sauter l’usine.
Lorsqu’en novembre les luttes éclateront à Constantine et à Sétif (3), la répression sera sauvage. 186 personnes prises en « flagrant délit » (éléments malfaisants, « ennemis de la Révolution algérienne » dira Chadli) sont condamnées sur-le-champ de 2 à 8 ans de prison, et un certain nombre d’entre eux sont internés à Lambèse. Ces condamnations survenues le lendemain des événements de Sétif sont un avertissement non seulement aux jeunes scolarisés mais surtout aux prolétaires pour les dissuader de suivre un tel exemple d’indiscipline sociale.
Car ce qui inquiète le plus la bourgeoisie algérienne, c’est l’immense capacité de lutte d’un prolétariat insensible aux vertus de la « Révolution algérienne » mais terriblement sensible, par contre, à ses intérêts de classe contre ceux du capital exploiteur et opprimeur. Pour éviter la contagion aux usines, ce qui aurait provoqué une révolte aussi puissante qu’en 80, l’Etat a donc frappé très fort et rapidement, élargissant même ses coups à la LADH (Ligue algérienne des droits de l’homme).
Ces dernières arrestations servent d’ailleurs en définitive de paravent à l’Etat pour masquer la répression massive qui s’abat sur les masses prolétarisées. Les idéologues de la démocratie occidentale se scandalisent beaucoup sur le sort que connaissent leurs représentants en Algérie et tout le tapage qu’ils font autour de leurs martyrs ne fait que cacher la répression de centaines et de milliers de militants ou simples prolétaires dont le crime bien plus grave aux yeux de la bourgeoisie et celui de LUTTE DE CLASSE.
Cette vague de lutte a sans doute été stoppée avant qu’elle ne prenne une trop grande ampleur, mais elle représente une étape de plus dans l’expérience accumulée depuis 10 ans par le prolétariat d’Algérie, expérience qui accompagne celle du prolétariat de tous les pays maghrébins. La pression capitaliste n’a pas cessé et ne cessera pas de s’accroître aggravant à l’extrême les conditions de vie du prolétariat et des masses laborieuses.
Mais plus l’offensive bourgeoise s’élargit et se durcit et plus le prolétariat est poussé à la lutte impitoyable contre son ennemi de classe, plus il accumule d’expérience et plus il augmente sa capacité à l’organisation. Mais pour que ces combats ne soient pas vains pour son renforcement, le prolétariat doit lutter sur deux objectifs fondamentaux : organiser ses rangs en toute indépendance de classe et élargir sa lutte par-delà les limites géographiques.
Au-delà des questions contingentes de la lutte se pose celle, cruciale pour l’avenir du prolétariat des nations arabes et du Maghreb en particulier, du parti de classe. L’absence du parti, terriblement dramatique dans les aires de hautes tensions sociales, prive les luttes de la classe d’une direction capable de relier les directives de l’action immédiate et partielle à celle plus vaste de l’organisation révolutionnaire du prolétariat. Mais il n’y a pas d’autre voie que celle de la construction du parti de classe, en liaison avec la classe, pour conduire les mouvements de lutte des masses prolétarisées au-delà des questions contingentes et pour que toutes les luttes immédiates servent l’objectif révolutionnaire du prolétariat.
(1) En 1977, il y a eu officiellement (!) 522 grèves, notamment chez les dockers, à la SNIC, à la RSTA, à la Sanacome ainsi aussi qu’à l’université. En 1980, année du congrès du FLN, « pour une vie meilleure », elles seront au nombre de 922.
(2) En commençant notamment par désenclaver les pays centraux comme le Mali et le Niger par la création de routes et voies aériennes.
(3) Le mouvement s’est aussi étendu à Annaba et à Collo, où les manifestants attaquèrent la mairie.