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Joseph Gabel : La fausse conscience

Joseph Gabel, La fausse conscience, Paris, éditions de Minuit, 1962, p. I-IV

AVANT – PROPOS

L’histoire récente a été témoin de deux explosions majeures de fausse conscience : le racisme et l’idéologie stalinienne. Elles appartiennent au passé mais leur passage a fourni la preuve, qui demeure valable, que la fausse conscience — traitée par le marxisme traditionnel quelque peu en concept livresque — guette notre vie quotidienne et peut, le cas échéant, tourner à la tragédie.

La littérature marxiste possède relativement peu d’ouvrages consacrés exclusivement à la fausse conscience. En dehors d’un essai oublié de P. Szende (1) c’est surtout Idéologie et Utopie de Mannheim et Histoire et Conscience de Classe de Lukàcs qu’il convient de citer dans ce contexte. L’ouvrage de Mannheim a exercé une influence non négligeable sur la vie intellectuelle anglo-saxonne; celui de Lukàcs — servi par des disciples ardents et une traduction tardive mais de tout premier ordre (2) — a marqué de son empreinte tout un secteur de la réflexion française (3). Il eut même plus de succès à l’étranger que dans son propre pays et chacun a encore présent à l’esprit le « cas Lukàcs » qui a défrayé la chronique philosophique vers 1951. Gardons-nous de rouvrir ici ce dossier désormais clos, fort heureusement. Un fait mérite cependant d’être souligné car il jette une lumière crue sur le problème central de notre étude : ce n’est pas en tant qu’idéaliste que Lukàcs a été objet de censure — mais, avant tout, en tant que théoricien dialectique de la fausse conscience, intégré dans un système politique qui ne saurait admettre la légitimité du problème de la fausse conscience sans saper les bases idéologiques de sa propre existence (4).

Voici peut-être le nœud du problème. Le marxisme théorique est essentiellement critique de la fausse conscience, mais le marxisme politique est fausse conscience. Ce n’est pas un apanage de la politique marxiste ; sous forme d’idéologie ou d’utopie, la fausse conscience est un corollaire de l’action politique concrète (5). La praxis est déréifiante et dialectisante ; la pratique politique quand elle se veut efficace est condamnée à faire appel à des techniques de persuasion collective qui réifient et qui dédialectisent la pensée.


« Le drame de l’aliénation est dialectique » dit M. H. Lefebvre (6). Formule excellente mais qui appelle un contenu concret. Nous avons été amené à demander à la psychopathologie ce « contenu concret », convaincu que c’est à l’intersection des enseignements de l’étude de la conscience morbide et de la fausse conscience que se situe cette théorie marxiste de la conscience dont M. Merleau-Ponty a signalé l’absence (7). La schizophrénie — qualifiée de grande expérience de la Nature par un psychiatre (8) — représente bien en effet une forme de conscience réifiée, caractérisée sur le plan existentiel par une dégradation de la praxis dialectique, et sur le plan intellectuel par une dédialectisation des fonctions cognitives, phénomène décrit depuis longtemps par E. Minkowski sous le nom de rationalisme morbide (9). La rationalité propre de la fausse conscience, caractérisée par une déchéance de la qualité dialectique de la pensée (10) est donc bien une forme sociale de rationalisme morbide ; inversement, nous considérons l’atteinte schizophrénique comme une forme individuelle de fausse conscience. Cette affection constitue donc un véritable pont entre les domaines de l’aliénation sociale et clinique ; c’est une forme d’aliénation à la fois dans l’acception marxiste et dans l’acception psychiatrique du terme. Il est significatif à cet égard que les écrits de jeunesse de Marx consacrés à l’aliénation du travail humain, préfigurent certains mécanismes que les psychiatres ne retrouveront que bien plus tard dans leurs recherches portant sur leur spécialité propre (11). Nous sommes là en présence d’un phénomène que l’on peut — pour reprendre une expression de H. Aubin — qualifier de parallélisme socio-pathologique (12).

Les incidences sur la psychopathologie de ce parallélisme seront dégagées dans la deuxième partie de la présente étude. Définie comme forme individuelle de fausse conscience, l’atteinte schizophrénique retrouve une nouvelle unité nosologique reconstituée autour du concept de rationalisme morbide dans les cadres d’une conception unitaire (« concept total ») de l’aliénation, susceptible d’embrasser à la fois ses formes sociales et ses aspects cliniques. Quant au problème de la fausse conscience, notre conception permet d’en délimiter le domaine et d’en défendre l’autonomie menacée de deux côtés.

En effet la réflexion non-marxiste risque de ne voir dans la théorie de la fausse conscience qu’une simple réédition de la psychologie des foules. Or, sans nier pour autant l’importance des constantes de la psychologie collective dans les processus de déréalisation de la conscience, notre analyse, en montrant qu’il existe des formes individuelles de fausse conscience, constitue une mise en garde contre cette interprétation qui nous paraît simpliste.

A l’opposé, certains théoriciens subissant l’influence du marxisme dogmatique ou officiel voudraient réduire la fausse conscience à un système d’erreurs tributaires de l’intérêt de classe. Dans cette optique la théorie de la fausse conscience tendrait à se confondre avec une sorte de sociologie de la connaissance du wishful thinking. Cette interprétation est éminemment dangereuse ; en effet, en englobant des formes trop variées de pensée déréaliste, elle fait barrage à toute description structurelle d’ensemble ; mieux, elle est amenée de façon assez paradoxale à écarter certaines formes légitimes de fausse conscience (13). La fausse conscience ainsi définie risque de dégénérer en un concept passe-partout, de faible valeur explicative pour l’actualité, d’intérêt spéculatif maigre pour le penseur soucieux de synthèse.

Nous avons là un dilemme dont l’entrée en jeu du parallélisme socio-pathologique laisse entrevoir le dépassement possible. Vue dans l’optique de ce parallélisme, la fausse conscience, tout comme le délire, implique une rationalité de type particulier — une rationalité sous-dialectique à notre sens — liée à l’être par des mécanismes dont le « facteur intérêt » n’est ni le moteur exclusif ni même le moteur principal. Elle ne se confond ni avec la psychologie collective, ni avec les effets du « viol des foules », encore qu’elle soit partiellement tributaire de l’une comme de l’autre. Son domaine de validité par excellence est sans doute l’élucidation du problème de la mentalité totalitaire.


Publier un ouvrage sur la fausse conscience constitue toujours une gageure. Un tel ouvrage risque de heurter des préjugés et des susceptibilités en période d’idéologisation intense, et de n’éveiller que peu d’intérêt au cours des époques indifférentes à l’idéologie. Ce sont les périodes intermédiaires — époques à « lumière crépusculaire » pour reprendre une expression plus pittoresque qu’adéquate, de Karl Mannheim (14) — qui se montrent favorables à la position du problème de la fausse conscience, telle que les dernières années de la République de Weimar ou la fin de la quatrième République en France. Nous assistons actuellement à un déclin certain des idéologies (15), phénomène dû à l’importance accrue du facteur technique dans la compétition Est-Ouest, et aussi sans doute à la brusque promotion historique d’un Tiers-Monde modérément passionné par les débats idéologiques.

Faut-il en conclure à une diminution de la fausse conscience dans le monde ? Ce n’est pas certain, encore que la question ait pu être posée, par Mannheim notamment (16). Désormais dans le camp socialiste « la scolastique interprétative demeure obligatoire, elle n’entretient pas en permanence une sorte de délire logique » (17). Écrites en 1955 par M. Raymond Aron, ces lignes restent actuelles. Peut-être sommes-nous témoins d’une diminution de la fausse conscience à l’Est, diminution qui serait due aux progrès de l’édification socialiste ; c’est à peu de chose près, l’interprétation de M. I. Deutscher. Mais on peut tout aussi valablement diagnostiquer un effet du déplacement de l’intérêt vers le Tiers-Monde, plus facile à séduire par un brillant exploit spatial que par le meilleur des manuels de matérialisme dialectique. Il est possible que nous assistions à un déplacement de la fausse conscience vers des secteurs de l’opinion mondiale momentanément réfractaires aux idéologies. Or si l’idéologie est une expression de la fausse conscience, ce n’est pas la fausse conscience. Il faut se garder de partager l’illusion du malade qui croit être guéri de la fièvre pour avoir cassé son thermomètre.

Royaumont, septembre 1961.


(1) Nous pensons à Verhüllung und Enthüllung de P. SZENDE (439) paru en 1922.

(2) Histoire et Conscience de Classe. Traduction de K. AXELOS et J. BOIS, préface de K . AXELOS. Paris, Editions de Minuit, 1960.

(3) Il suffît de rappeler ici les Aventures de la Dialectique de M. MERLEAU-PONTY.

(4) Cf. à ce propos notre article (170). Chose curieuse les critiques et autocritique de LUKÀCS visaient à l’époque essentiellement l’esthéticien et le théoricien littéraire alors que sur le plan pratique ce fut surtout la diffusion des idées d’Histoire et Conscience de classe qu’il s’agissait d’empêcher. La discussion du « cas Lukàcs » eut lieu dans une atmosphère typique de Verhüllung ; un climat de fausse conscience.

(5) Il serait curieux d’étudier le climat utopique qui a présidé en France à la chute de la IVe République et à l’installation de la Cinquième.

(6) H. LEFEBVRE (299), p. 111.

(7) M. MERLEAU-PONTY (328) p. 58 « … le marxisme a besoin d’une théorie de la conscience ».

(8) Il s’agit du psychiatre viennois Josef BERZE, auteur d’un ouvrage génial (et oublié) sur la schizophrénie (51).

(9) La notion de déchéance de la praxis dialectique chez les schizophrènes est l’une des idées centrales des pathographies de L. BINSWANGER parues dans les Archives Suisses de Psychiatrie entre entre 1944-1954. Quant à l’hypothèse d’une dédialectisation des fonctions cognitives, elle est implicite dans la théorie de MINKOWSKI (cf. la notion de « rationalisme morbide »). Nous avons insisté dès 1946 sur l’importance de l’identification antidialectique dans l’épistémologie morbide des délirants (171 et 183) et tenté en 1951 une réinterprétation marxiste des idées d’E. MINKOWSKI dans notre article : La Réification, Essai d’une psychopathologie de la pensée dialectique (177).
Dans son exposé au Congrès de Rome de 1953 (275) le Docteur Jacques LACAN parle de la formation singulière d’un délire qui objective le sujet dans un langage sans dialectique (cf. le compte rendu de J. LACROIX dans Le Monde du 19 juillet 1956). Etant donné les dates, nous réservons formellement nos droits de priorité scientifique quant à cette interprétation.

(10) Que traduit entre autres la prépondérance de l’élément spatial par rapport à l’élément temporel dans la saisie du monde de la fausse conscience.

(11) Cf. notre article Le concept de l’aliénation politique (Revue Française de Sociologie, 1960. I. pp. 457-458) où nous avons essayé de mettre en évidence certaines analogies entre le concept de l’aliénation chez le jeune Marx et chez le psychiatre suisse Jacob WYRSCH (475).

(12) H. AUBIN (21), p. 71.

(13) Le type de l’illusion intéressée est celle des émigrés de toujours qui croient systématiquement que le régime qu’ils combattent se trouve près de sa chute. Les aventures récentes des émigrés cubains illustrent de façon pittoresque cette forme d’illusion qui ne constitue pas cependant une forme authentique de fausse conscience ; elle n’entre dans aucune interprétation générale du phénomène ; dans celle de LUKACS ou de MANNHEIM pas plus que dans la nôtre.
Inversement l’idéologie nationale-socialiste aura été la cristallisation d’une forme authentique de fausse conscience. Or, on ne saurait le qualifier de « système d’erreurs tributaire de l’intérêt de classe » ; c’était là une véritable poussée délirante collective.

(14) Cf. l’ensemble de ce passage remarquable dans Ideologie und Utopie éd. allemande, pp. 40-41 (pp. 87-88 de l’édition Rivière, mais la traduction est peu fidèle).

(15) Le terme « idéologie » est utilisé ici dans son acception marxiste : système d’idées porteur d’une charge de fausse conscience. Cf. p. 14, la définition d’ENGELS et sa discussion.

(16) Cf. à ce propos ce passage intéressant — et malheureusement encore assez mal traduit — d’Idéologie et Utopie où MANNHEIM évoque la perspective d’une « coïncidence totale de l’être avec la conscience dans un univers qui aurait cessé de se trouver en état de devenir » (édition allemande p. 243 ; traduction p. 223).

(17) R. ARON Idéologie communiste et religion. La Revue de Paris, mai 1955.

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