Catégories
presse

Aimé Patri : Logique et dialectique matérialiste. L’origine de la logique envisagée du point de vue du matérialisme

Article d’Aimé Patri signé André Ariat paru dans Masses, n° 13, 20 janvier 1934, p. 6-7


I – CRITIQUE DU RATIONALISME CLASSIQUE

Dans une étude précédente, nous avons cherché à déterminer le sens, la portée et surtout les limites des règles de la logique auxquelles on doit éviter d’opposer la dialectique, dans le domaine limité où elles conservent leur valeur : celui de la conduite des discussions.

Comme on ne dépasse pas ce que l’on situe, la tâche qui se présente maintenant à nous consiste à remonter aux origines de ces règles de la logique, avant d’aborder d’une façon directe l’examen de la dialectique.

Les règles de la logique ont été mises au rang des « vérités éternelles » par la philosophie classique de la bourgeoisie, c’est-à-dire qu’elles ont été traditionnellement considérées comme une partie du patrimoine de la « Raison », conçue comme une et identique à elle-même, chez tous les hommes, dans tous les temps et tous les pays. Cette idée de la « Raison » a été portée historiquement par la bourgeoisie révolutionnaire et elle a joué, comme .on le sait, un rôle de premier plan dans la subversion de l’ordre féodal.

La bourgeoisie décadente de nos jours l’abandonne de plus en plus pour sombrer dans le mysticisme et dans l’irrationalisme le plus noir : ses penseurs cherchent à poser des limites à l’investigation intellectuelle devant certains « irrationnels », certaines choses « incompréhensibles » par nature et aspirent à des modes de connaissance distinctes de ceux de la Raison (intuition bergsonienne, expérience vécue des phénoménologistes allemands), qu’ils ne réussissent d’ailleurs à trouver que dans l’affectivité la plus, aveugle. L’irrationalisme, qui serait mieux appelé l’obscurantisme, tend de plus en plus à devenir la philosophie du fascisme et de toutes les formes de préfascisme intellectuel au autre.

Le matérialisme historique conserve toutes les conquêtes intellectuelles et morales obtenues par la bourgeoisie révolutionnaire sous le signe de la « Raison », car sans elle il n’aurait jamais existé. Cependant, la conquête du libre examen qui constitue le fonds de la notion de « Raison, » au sens pratique du mot, doit cesser d’être associée à la conception purement théorique des « vérités éternelles » de la Raison. C’est un rationalisme incomplet et qui loge encore en lui son vieil ennemi : l’obscurantisme mystique que celui qui arrête l’investigation intellectuelle aux frontières de la Raison elle-même et la pose comme un absolu devant lequel il faudrait se prosterner. En ce sens, le rationalisme matérialiste de Marx et d’Engels conserve mais dépasse le rationalisme classique de la bourgeoisie.

Les deux attitudes classiques du rationalisme bourgeois devant les principes de la logique, reviennent l’une à dire qu’ils sont tels parce que l’esprit humain est ainsi fait, Dieu l’ayant créé ainsi (rationalisme cartésien de tradition française), l’autre à dire qu’ils sont dérivés de l’expérience sensible et par suite en dernière analyse de la structure même du monde où l’homme vit (rationalisme empiriste de tradition anglaise).

Ni l’une ni l’autre de ces deux attitudes ne sont défendables, et toutes deux, liées au dogme métaphysique des « Vérités éternelles » mènent aux plus grandes confusions.

Dire que les règles de la logique doivent être dérivées de l’expérience sensible et, par conséquent, du spectacle du monde tel au’il apparaît à un homme dès qu’il tient ouverts ses organes des sens, semble au premier abord l’explication la plus acceptable parce que la plus naturelle.

Elle revient, en réalité, à commettre implicitement la confusion la plus énorme sur la portée des règles de la logique en leur attribuant une « valeur matérielle », comme révélatrices de la nature du cours des choses, au lieu de, leur donner la valeur simplement « formelle » des règles du cours de la discussion.

Les règles de la logique ne sont pas le moins du monde des lois de la nature révélées à nous par l’expérience. Aucune d’elles ne s’applique au cours des choses. Il en est ainsi du principe d’identité, car donner une portée « matérielle » à ce principe reviendrait à dire qu’une chose reste nécessairement ce qu’elle est et ne peut jamais devenir autre chose que ce qu’elle est. L’expérience la plus simple et la plus directe nous enseigne, au contraire, que le changement est la loi la plus fondamentale du cours des choses et qu’aucune chose ne reste ce qu’elle est, mais qu’au contraire chaque chose devient sans cesse autre chose que, ce qu’elle est. Cela est si vrai que le principe d’identité, pour trouver une application, doit faire abstraction du cours des choses dans le temps. comme nous l’avons vu précédemment. Il en est de même du principe de non-contradiction. Lui donner une portée « matérielle » reviendrait à oublier qu’aucune chose n’est isolée dans la nature, que chaque chose est engagée dans de multiples rapports avec les autres choses et, par suite, qu’aucune chose ne comporta un aspect unique et exclusif mais que chaque chose doit être envisagée sous divers aspects dont certains sont réellement opposés (ainsi le côté barbare et le côté progressif du capitalisme). Le principe du tiers-exclu trouve encore moins de champ d’application dans la’ nature, car aucune chose naturelle ne jouit de la propriété logique de la négation, d’être exactement l’opposé d’une autre chose sans être quelque chose de plus et d’autre (l’électricité positive n’est pas l’exact opposé de l’électricité négative, et elles ne s’excluent pas puisqu’un système peut être électriquement neutre). Il n’existe rien dans la nature qui soit purement et simplement une négation sans être en même temps une position nouvelle.

De ce que les règles de la logique ne trouvent aucune application dans le cours des choses, il n’y a à trouver aucun sujet d’étonnement. Les règles de la logique n’ont de valeur que pour les abstractions extraites de l’expérience, par la pensée grâce au mécanisme du symbolisme verbal. S’en étonner revient à retomber dans la vieille confusion idéaliste entre la pensée et ses objets, les mots et les choses. Les choses ne disant rien, ne discutant pas, n’ont pas à être logiques. Elles n’en sont d’ailleurs pas davantage illogiques. mais simplement alogiques.

Si les règles de la logique ne peuvent être dérivées du spectacle du cours des choses tel qu’il est donné à l’expérience sensible, faut-il donc y voir des lois naturelles non plus du cours des choses, mais de la pensée humaine. Nous trouvons ici l’autre position, celle du rationalisme cartésien. Pour Descartes, les règles de la logique sont telles parce que l’esprit humain est ainsi fait de sa nature, et s’il est ainsi fait c’est parce que Dieu l’a créé ainsi. Dans une telle conception, la pensée rationnelle apparaît comme une chose d’origine surnaturelle et d’une façon paradoxale comme une limite posée devant la Raison elle-même.

Les règles de la logique ne peuvent être en réalité considérées comme des lois naturelles de la pensée humaine. Elles ne sont pas le moins du monde à la pensée ce qu’est la pesanteur aux choses physiques. Elles sont des règles sociales et non des lois naturelles. Une règle sociale diffère d’une loi naturelle parce qu’elle suppose une certaine contrainte qui l’empêche d’être obéie spontanément à la façon dont sont obéies les lois de la nature. Ce serait commettre une confusion égale à celle qui fait des règles de la logique des lois du cours des choses, que de supposer que la pensée humaine est spontanément logique et qu’elle, fuit la contradiction interne à cause d’une certaine vertu non-contradictoire que Dieu aurait placée en elle. Respecter les règles de la logique revient toujours à exercer un certain contrôle sur sa propre pensée, à ne pas s’abandonner au fil des idées, mais à revenir de ce que l’on a dit actuellement sur ce que l’on a dit précédemment pour s’assurer de l’accord de la pensée avec elle-même. En ce sens, la pensée humaine, comme le cours des choses d’ailleurs dont elle n’est qu’une des manifestations, est bien plutôt spontanément alogique que spontanément logique.

La contrainte logique qui s’impose à la manifestation spontanément alogique de la pensée verbale ne peut être qu’une forme intériorisée de la contrainte sociale.

Ici, l’examen critique du matérialisme historique retrouve ses droits en face du rationalisme mystique de la tradition philosophique bourgeoise.

II. – PRÉHISTOIRE DE LA LOGIQUE

Les règles de la logique formelle sont les règles d’une activité socialement définie et inintelligible en dehors du cadre social : la discussion. Elles ne sont pas des « vérités éternelles » même dans les limites du cadre social, car elles n’ont pas toujours existé sous la forme où nous les employons aujourd’hui. Elles sont apparues en fonction d’une certaine évolution du cadre social déterminée en dernière analyse par les transformations de l’économie, c’est-à-dire du mode d’action de l’homme sur la nature. Elles ont pris la place d’autres règles qui en sont an quelque sorte les pré-figurations antédiluviennes et qui, à partir d’un certain moment, devenaient impossibles à appliquer mais correspondaient cependant à une fonction socialement nécessaire.

L’ancêtre préhistorique des principes de la logique parait avoir été le principe du conformisme mental qui joue rigoureusement dans les sociétés d’un type primitif, c’est-à-dire arriéré. Ces sociétés sont de petites autarchies communistes fermées au dehors, où l’échange intellectuel aussi bien que l’échange des produits du travail avec le milieu extérieur constitue l’exception et non la règle. La différenciation des fonctions y est très peu poussée et tous les individus qui les composent ont une activité à peu près semblable.

La fonction primordiale du langage dans de telles sociétés n’est pas de permettre la discussion : les échanges intellectuels. Le langage apparaît un mode d’action réelle des individus dispersés dans l’espace et dans le temps les uns sur les autres et comme compensation à la misère technique presqu’absolue, un mode d’action illusoire sur la nature. Le fonds des croyances magiques n’est en effet rien d’autre que la croyance illusoire dans la toute-puissance du langage aussi bien sur les choses que sur les hommes. le mode d’action de l’homme sur l’homme étant confondu avec le mode d’action de l’homme sur la nature.

Le langage est, par suite, le véhicule occasionnel des informations et des ordres, mais surtout des traditions mythologiques et des croyances magiques. Légendes mythologiques et croyances magiques sont un fruit de l’exercice de la pensée verbale spontanément alogique.

La vie mentale des primitifs n’est pas cependant davantage l’anarchie mentale qu’elle n’est l’anarchie sexuelle ou l’anarchie économique. Elle comporte sous tous ses aspects une discipline extrêmement rigoureuse qui d’ailleurs révèle indirectement la pression formidable des tendances anarchiques qui, si elles étaient abandonnées à elles-mêmes, auraient tôt fait de détruire le groupe social.

Le conformisme mental des sociétés primitives revient à une sorte de tabou qui s’oppose non pas à la contradiction interne de la pensée individuelle, mais à la contradiction externe qui placerait des opinions particulières en marge des croyances collectives. La pensée mystique des peuples primitifs fourmille de croyances qui nous paraissent des absurdités logiques telles que les croyances totémiques à l’identité de nature entre un groupe social humain et une espèce animale ou végétale (le totem). Pour reprendre l’exemple classique, par lequel Levy-Bruhl illustre sa conception d’un stade pré-logique dans l’évolution de la pensée humaine, les hommes de la tribu australienne des Bororo s’identifient à l’espèce, animale des Arara (perroquets), et le dilemme : homme ou perroquet, que s’amusent à leur poser les Européens n’a pour eux aucune espèce de sens.

Cependant, une règle impérieuse oppose une limite infranchissable au droit de dire et d’imaginer n’importe quoi : chaque individu du groupe social est tenu de ne jamais opposer aux croyances collectives des croyances particulières qui les contrediraient. Nul n’a le droit de contredire ce qui est admis en commun par le groupe social dont il fait partie.

Lorsque la société féodale hiérarchisée avec ses castes militaires et sacerdotales succède à la société communiste primitive, l’autorité jusqu’alors diffuse dans le groupe qui compose le conformisme mental ainsi que les autres tabous, est accaparée par certains individus qui deviennent les maîtres de la société. La caste sacerdotale, en particulier, exerce l’autorité qui permet de maintenir le conformisme mental dans le troupeau humain. Elle devient conservatrice des croyances transformées en dogmes.

Le dogme religieux est une croyance imposée par l’autorité sacerdotale que nul n’a le droit de contredire. Les dogmes chrétiens (la trinité, la transubstantiation, etc.) recèlent, au point de vue de la simple logique, des contradictions internes apparentes à tout esprit sain, et ils ne se sont maintenus qu’en vertu de la règle du conformisme mental qui considérait la discussion comme une manifestation d’insubordination sociale.

Le stade pré-logique avec la règle du conformisme mental, unique source de la discipline intellectuelle qui le caractérise, ne peut être surmonte que par d’importantes transformations dans la structure même de la société.

La transformation des croyances collectives en dogmes maintenus par l’autorité d’une caste particulière indique déjà qu’il est menacé.

Lorsque le groupe social, au lieu d’être une unité fermée sur elle-même, commence à s’ouvrir au dehors et à s’insérer dans un réseau complexe d’échanges commerciaux, lorsque les fonctions particulières commencent à se différencier à l’intérieur du groupe, le conformisme mental commence à fléchir. La discussion, c’est-à-dire la confrontation des opinions différentes, naît aux points d’interférence des divers groupes sociaux et des diverses activités au sein de la même société. L’homogénéité primitive est rompue.

Ces transformations caractérisent le passage de l’économie naturelle du communisme primitif à l’économie marchande, forme naissante du capitalisme. Elles supposent un certain progrès dans le développement des forces productives qui permet en même temps de réduire l’importance des pratiques et des croyances magiques et religieuses.

Lorsque les fonctions particulières, commencent à se différencier à l’intérieur du groupe, le conformisme mental commence à fléchir. La discussion, c’est-à-dire la confrontation des opinions différentes, naît au points d’interférence des divers groupes sociaux et des diverses activités sociales dans la même société.

La discussion en tant qu’activité sociale présente de nombreuses analogies avec l’échange et l’on pourrait. montrer que c’est à l’occasion des opérations de l’échange qu’elle se manifeste initialement.

Les règles de la logique, qui ne sont autres que les règles de la discussion apparaissent alors comme une réaction contre la tendance à l’anarchie intellectuelle, réaction opérée par des méthodes moins primitives que celles qui étaient employées jusqu’alors. Elles font la part du feu en concédant à l’individu le droit d’avoir une opinion distincte qui contredise celle d’un autre individu, mais elles limitent le droit de dire n’importe quoi en l’astreignant à ne pas se contredire au cours de la discussion. Chacun est tenu tout au moins à se conformer à sa propre pensée, s’il a le droit de ne pas se conformer à celle des autres. Telle est la signification simple et fondamentale des règles de la logique. En astreignant ceux qui discutent, à ne pas se contredire, elles leur donnent une prise les uns sur les autres et les mettent hors d’état de se dérober et de continuer à prétendre avoir raison même lorsqu’ils ont tort. La discussion soumise aux règles logiques, peut aboutir à une solution, puisqu’il ne peut se faire, si l’on a pris certaines précautions, que l’on ait tort et raison à la fois.

Historiquement, la bourgeoisie révolutionnaire apparaît dès ses origines, comme la classe qui a revendiqué les droits du libre examen et du contrôle logique contre la méthode d’autorité et les divagations de la pensée magico-religieuse.

En ce sens, la discussion, le libre-examen, le souci de la logique, sont bien, comme on le dit souvent quelque « bourgeois ». La bourgeoisie a fait des règles de la logique des « vérités éternelles », des lois naturelles de la pensée humaine et presque du cours des choses, parce qu’à ses origines, elle croyait représenter « l’homme éternel », et par ce qu’elle était portée à attribuer une valeur illimitée à toutes ses conquêtes. Seulement, nous ne devons pas oublier qu’en aucun cas, un dépassement de la logique dans ce qu’elle a de limité, ne saurait signifier un retour en arrière à des formes de pensée pré-logiques, pas plus que le communisme moderne ne saurait signifier un retour à la barbarie du communisme primitif. La pensée logique rationnelle opposée à la fois à l’autorité et au conformisme dans l’absurdité, fait partie de ces conquêtes historiques de la bourgeoisie sur lesquelles doit nécessairement s’appuyer toute construction révolutionnaire. Les déprécier en raison de leurs origines bourgeoises revient en fait, à faire le jeu de la bourgeoisie décadente d’aujourd’hui qui voudrait bien les ensevelir pour saper les bases de tout ce oui pourrait s’élever au-dessus d’elle.

Les outils les plus simples se retrouvent dans les machines les plus complexes et les plus perfectionnées et sans les outils, tous les rouages de ces machines ne serviraient absolument de rien. Il en est de même des rapports de la logique, outil simple de la connaissance et de la dialectique, système complexes destiné à une meilleure utilisation de l’outil.

Dans une prochaine étude, nous examinerons l’opposition qui existe entre l’interprétation idéaliste et l’interprétation matérialiste de la dialectique.

ANDRE ARIAT.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *