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Karel Kosic : La dialectique du concret

Karel Kosic, La dialectique du concret, Paris, François Maspero, 1978, p. 165-170

Les dieux n’existent que pour celui qui les reconnaît. Est-ce à dire qu’au-delà des limites de notre terre, ils se transforment en simple bois, tout comme le roi devient simple mortel ? En fait, un dieu n’est pas du bois, mais un produit et un rapport social. La critique rationaliste, qui a enlevé aux hommes la religion et leur a démontré que les autels, les dieux, les saints et les églises n’étaient « rien d’autre » que du bois, de l’étoffe et de la pierre, est, du point de vue philosophique, en retrait sur la simple foi des croyants, car les dieux, les saints et les temples sont effectivement autre chose que de la cire, du bois ou de la pierre. Ce sont des produits de la société, et non de la nature. C’est pourquoi la nature ne peut ni les créer ni les remplacer. Est-ce à dire que le baba de Sylvie est autre chose qu’un drap ?

Cette conception naturaliste nous donne une image fausse de la réalité sociale, de la conscience humaine et de la nature. Elle ne voit dans la conscience qu’une fonction biologique d’adaptation et d’orientation de l’organisme au sein de son milieu, fonction caractérisée par deux éléments fondamentaux : l’impulsion et la réaction. Ce qui lui permet d’expliquer que la conscience est une propriété commune à toutes les espèces supérieures d’animaux et ne représente pas une caractéristique spécifique de l’homme.

La conscience humaine est activité du sujet, qui crée la réalité humaine et sociale en tant qu’unité de l’être et de la signification, de la réalité et de l’intentionalité. Alors que le matérialisme souligne traditionnellement le caractère matériel du monde et l’appartenance de l’homme à la nature, le transcendantalisme revendique l’autonomie de la raison et de l’esprit, en tant qu’activité du sujet : il sépare la matérialité de l’activité, parce que les valeurs et les significations ne sont pas inscrites dans la nature et que l’on ne peut déduire la liberté de la chaîne causale qui conduit du lichen et du protozoaire à l’homme. Tandis que l’idéalisme isole les significations de la réalité matérielle pour en faire une réalité autonome, le positivisme naturaliste dépouille la réalité de toute signification et fait ainsi oeuvre mystificatrice : la réalité est d’autant plus réelle qu’on en élimine plus complètement l’homme et les significations humaines.

Mais, la « réalité humaine », chassée de la science et de la philosophie, ne cesse pas pour autant d’exister. C’est dans ce contexte seulement que s’expliquent les vogues périodiques de l’ « anthropologie », qui tourne son attention vers l’homme « oublié » et sur ses problèmes. On prétend, alors, que l’homme se préoccupe de tout ce qui existe entre ciel et terre, mais s’oublie lui-même. On élabore une typologie démontrant que seules les époques d’isolement de l’homme sont favorables à l’anthropologie philosophique, c’est-à-dire à la connaissance de l’homme, alors que les époques extraverties parlent de l’homme à la troisième personne, comme s’il s’agissait de pierres et d’animaux [23], et ignorent sa nature spécifique.

On justifie donc le besoin et la nécessité d’une anthropologie philosophique par le fait que jamais l’homme n’a représenté pour lui- même un problème aussi urgent qu’à présent : quoiqu’on ait rassemblé aujourd’hui une somme de connaissances incomparablement plus grande sur lui-même, on sait bien moins ce qu’il est que par le passé [24]. Aux temps où l’anthropologie prédomine, on estime qu’elle n’est pas d’abord et surtout une science de l’homme (science au demeurant problématique et difficile à définir), mais une tendance fondamentale de l’époque qui a rendu l’homme problématique [25].

Si l’« anthropologie philosophique » se prétend science de l’homme et se propose d’examiner sa position dans l’univers, il faut se demander pourquoi l’homme, dans l’isolement qui l’amène à se pencher sur lui-même, serait plus homme que dans le monde « extraverti », où il se préoccupe de tout ce qui existe entre ciel et terre. L’ « anthropologie philosophique » ne soutient-elle pas que les époques du déracinement, de la solitude et de la problématisation de l’homme sont les moments les plus féconds pour la pensée anthropologiste, tout simplement parce que la problématique de l’homme s y pose déjà sous une forme déterminée, et qu’elle ne considère que certains aspects déterminés de l’homme comme des problèmes anthropologiques ?

Lorsqu’il se tourne vers le monde extérieur et recherche les lois des processus naturels, l’homme n’est pas moins homme que lorsqu’il s’interroge de manière dramatique sur lui-même : « Quid ergo sum, Deus meus, quae natura mea ? » Si 1’« anthropologie philosophique » donne une place privilégiée à des aspects et des problèmes déterminés, elle démontre du même coup qu’elle n’est pas née comme problématique de l’être de l’homme et de la position humaine dans l’univers, mais comme réaction contre une situation historique déterminée de l’homme au XXe siècle.

L’anthropologie philosophique prétend être une philosophie de l’homme et faire de l’homme le fondement de la problématique philosophique. Cette prétention est-elle légitime ? Observons tout d’abord que la définition «: philosophie de l’homme » peut avoir de nombreuses significations. Les problèmes philosophiques ne sont pas inscrits dans l’univers, c’est l’homme qui les pose. « Philosophie de l’homme » signifie avant tout que seul l’homme philosophe et pose des problèmes philosophiques. En ce sens, toute philosophie est « philosophie de l’homme», et point n’est besoin de confirmer ce caractère humain de la philosophie par une dénomination particulière. Mais, la « philosophie de l’homme » a encore une autre signification : toute problématique philosophique est par définition anthropologique, parce que l’homme anthropomorphise tout ce qui entre en contact avec lui sur le plan théorique et pratique. Toutes les questions et réponses, tous les doutes et certitudes partent en fin de compte de l’homme. Dans chacune de ses actions — de l’effort pratique à l’observation du mouvement des corps célestes —, l’homme se définit d’abord lui-même.

L’« anthropologie philosophique » se réfère aux questions fameuses de Kant :

1. Que puis-je savoir?

2. Que dois-je faire ?

3. Que puis-je espérer ?

A ces trois questions, Kant en ajoute une quatrième : Qu’est-ce que l’homme ? La métaphysique répond à la première question, la morale à la seconde, la religion à la troisième, et l’anthropologie à la quatrième. Mais Kant note explicitement qu’en fait les trois premières questions entrent dans l’anthropologie, parce qu’elles sont toutes en rapport avec la quatrième [28]. Quel est l’être qui s’interroge sur ce qu’il peut savoir, ce qu’il peut faire et ce qu’il peut espérer ?

Selon que l’on déplace l’accent, les questions de Kant peuvent être interprétées au sens de la finitude de l’homme (Heidegger) ou de la participation humaine à l’infini (Buber). Mais, indépendamment des différentes interprétations, les trois premières questions prédéterminent la réponse à la quatrième. L’homme est un être qui connaît ce qu’il peut connaître, faire et espérer. Les trois premières questions définissent l’homme comme sujet cognitif ou sujet de la connaissance. Dans l’horizon de pensée ainsi tracé, les générations successives apportèrent des compléments et des précisions et aboutirent à la conclusion que l’homme n’est pas seulement un sujet cognitif, mais encore un être qui vit et agit : l’homme est sujet de la connaissance, de la vie et de l’activité. En allant jusqu’au bout de ce schéma, le monde se révèle comme dessein de l’homme : le monde est là dans la mesure seulement où l’homme existe.

Dans cette seconde signification, la « philosophie de l’homme » exprime la position de la subjectivité humaine : le fondement et le point de départ de la philosophie n’est pas l’homme en général, mais une conception déterminée de l’homme. L’anthropologie philosophique est une philosophie de l’homme pour autant qu’elle conçoit l’homme comme subjectivité.

Mais la philosophie de l’homme possède encore une troisième signification. C’est une discipline programmatique qui s’attache à des questions que l’on néglige, celles de la responsabilité de l’individu, du sens de la vie, du caractère conflictuel de la morale, etc. En ce sens, elle traite de ce qui a été oublié ou négligé, interdit ou tenu à l’écart. Elle se considère comme un prolongement indispensable, qui complète la philosophie existante afin d’être à la hauteur des problèmes de son époque et de répondre à toutes les questions qui se posent à elle. En dehors du fait prosaïque qu’il donne aux problèmes de l’éthique un tour grandiloquent, le programme de la « philosophie de l’homme » souffre d’une contradiction insurmontable. Elle masque et contredit les principes fondamentaux de la philosophie qui a besoin de ce « complément anthropologique ».

Après avoir écarté l’homme ou après l’avoir accueilli, pour autant seulement qu’elle l’a transformé en non-homme en le réduisant à une grandeur physique de type mathématique, la philosophie éprouve soudain, sous la pression de nécessités extérieures, le besoin de compléter sa trame et sa structure fondamentale par quelque chose qui lui manque : l’homme. A la philosophie d’une réalité sans homme, on surajoute une philosophie de l’homme. Nous avons ainsi les deux pôles opposés : d’une part, la conception selon laquelle la seule réalité est humaine, le monde étant une projection de l’homme ; d’autre part, la conception d’une réalité dans laquelle le monde n’est authentique et objectif que dans un ordre universel excluant l’homme. Or, ce monde sans l’homme n’est pas la réalité authentique, il n’est qu’une projection de la subjectivité humaine, une forme possible de l’appropriation humaine du monde (et de sa reproduction intellectuelle). L’image physique du monde construite par la science naturelle moderne de Galilée à Einstein est l’un des modes pratico-spirituels d’accès à la réalité : l’un des modes possibles de systématisation théorique (de reproduction spirituelle) et de domination pratique de la réalité. Si l’on donne une forme ontologique à cette image (ce qui est exclu pour la philosophie matérialiste, qui conçoit la connaissance comme reproduction spirituelle de la réalité) et si l’on tient donc cette image pour la réalité elle-même, de sorte que l’homme cherche à définir sa propre position et son rapport vis-à-vis d’une telle « réalité », l’homme ne peut résoudre positivement ce problème qu’en se transformant lui-même en une grandeur physique de type mathématique, c’est-à-dire en une partie calculable du système ainsi échafaudé, soit en s’insérant, soit en s’ajoutant à ce système comme sujet, c’est-à-dire comme théoricien, physicien ou mathématicien.

La réalité n’est pas une réalité (authentique) sans l’homme, pas plus qu’elle n’est (seulement) la réalité de l’homme. Elle est réalité de la nature comme totalité absolue, indépendante non seulement de la conscience de l’homme, mais encore de son existence, en même temps qu’elle est réalité de l’homme qui crée, au sein de la nature et comme fraction de celle-ci, une réalité sociale et humaine, supérieure à la nature et définissant dans l’histoire sa place dans l’univers. L’homme ne vit pas dans deux sphères. Il n’habite pas pour une partie de son être dans l’histoire, et pour l’autre dans la nature. L’homme est toujours à la fois dans la nature et dans l’histoire.

En tant qu’être historique, c’est-à-dire social, il humanise la nature, mais il la connaît — et la reconnaît aussi — comme totalité absolue, comme causa sui se suffisant à elle-même, comme condition et présupposition de l’humanisation. Dans la conception cosmique d’Héraclite et de Spinoza, l’homme connaît la nature comme totalité absolue et inépuisable, par rapport à laquelle il se définit toujours à nouveau dans l’histoire : en dominant les forces de la nature, en découvrant les lois déterminées des processus naturels, en créant mythes et poésies, etc. Mais, dans tout changement de la position humaine par rapport à la nature, dans tout progrès de la domination et de la connaissance des processus de la nature par l’homme, la nature continue d’exister comme totalité absolue.

Si, dans l’industrie, la technique, la science et la culture, la nature est pour l’homme une nature humanisée, il ne s’ensuit pas pour autant qu’elle soit en général une « catégorie sociale ». La connaissance et la domination de la nature sont conditionnées socialement ; c’est en ce sens seulement que la nature est une catégorie sociale historiquement variable, mais l’existence absolue de la nature n’est conditionnée par rien, par personne.

« Si la nature se transformait complètement en un objet de l’activité humaine, économique ou productive, et cessait d’exister comme nature irréductible, l’homme s’appauvrirait d’un élément essentiel de sa vie humaine. Une culture qui aurait chassé complètement la nature de la vie, se détruirait elle-même et serait insupportable [27]. »

L’homme n’est pas emmuré dans la subjectivité de la race, de la socialité et des projets subjectifs dans lesquels il ne pourrait jamais définir que lui-même sous des formules diverses. De par son existence — qui est praxis —, il est en mesure de dépasser sa propre subjectivité et de connaître l’essence réelle des choses. L’existence de l’homme n’est pas seulement production de la réalité humaine et sociale, mais encore reproduction intellectuelle de la réalité dans sa totalité. Si l’homme participe à la totalité du monde, c’est grâce à la faculté qu’il a de reproduire spirituellement la totalité du monde.

L’homme doit être inclus dans le projet de la réalité conçue comme totalité de la nature et de l’histoire, pour que l’on obtienne les présuppositions de la solution du problème philosophique de l’homme. Si la réalité est incomplète sans l’homme, l’homme est tout aussi fragmentaire sans le monde. La nature de l’homme ne peut être découverte par une anthropologie philosophique, qui enferme l’homme dans la subjectivité de la conscience, de la race, de la socialité, et le sépare radicalement du monde. La connaissance de l’univers et des lois des processus naturels est toujours, directement ou indirectement, aussi connaissance de l’homme et de sa nature spécifique.

Les processus de la réalité sociale, humaine aussi bien qu’extrahumaine, se rencontrent et s’interpénètrent de manière déterminée dans l’être de l’homme. L’homme est une créature dont l’essence est définie par la production matérielle de la réalité sociale et humaine et par la reproduction intellectuelle de la réalité humaine et extra-humaine. La praxis donne accès aussi bien à l’homme et à sa compréhension qu’à la nature, à son explication et à sa domination. Le dualisme de l’homme et de la nature, de la liberté et de la nécessité, de l’anthropologie et du scientisme ne peut être dépassé sur le plan de la conscience ou de la matière, mais seulement sur la base de la praxis, au sens de la philosophie matérialiste.

La dialectique traite de la « chose elle-même ». Mais celle-ci n’est pas un objet quelconque, elle n’est même pas un objet du tout. La « chose elle-même » dont s’occupe la philosophie, c’est l’homme et sa position dans l’univers, ou, ce qui exprime la même chose en d’autres termes : la totalité du monde, qui se manifeste à l’homme dans l’histoire, et l’homme qui existe dans la totalité du monde.


23. Cf. Martin Buber, Das Problem des Menschen, Heidelberg, 1948, p. 9 et s.

24. « A aucun moment de l’histoire, l’homme n’est devenu aussi problématique à ses propres yeux que de nos jours. » (Max Scheler, Die Stellung des Menschen im Kosmos, Darmstadt, 1928, p. 14.)

25. Cf. M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Frankfurt-am-Main, 1951, p. 189 et s.

26. « En définitive, on pourrait les compter toutes dans l’anthropologie, parce que les trois premières se réfèrent à la dernière. » (Cf. E. Kant, op. cit., III, p. 448.)

27. Rubinstein, op. cit., p, 205.

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