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Paul Mattick : Marxisme, dernier refuge de la bourgeoisie ?

Paul Mattick, Marxisme, dernier refuge de la bourgeoisie ?, Genève, Entremonde, 2011 [1983], p. 356-365


IDÉOLOGIE ET CONSCIENCE DE CLASSE

Après coup, toutes les causes perdues paraissent irrationnelles et toutes celles qui ont triomphé rationnelles et justes. Invariablement, les buts visés par une minorité révolutionnaire défaite ont été qualifiés d’utopiques et, par conséquent, considérés comme indéfendables. Pourtant, le terme « utopique » ne peut guère être appliqué à des projets objectivement réalisables, mais doit être réservé à des systèmes imaginaires qui peuvent avoir, ou ne pas avoir, des bases matérielles concrètes qui permettraient leur réalisation. Il n’y avait rien d’utopique dans la tentative de prendre le contrôle de la société grâce aux conseils ouvriers et de mettre ainsi fin à l’économie de marché, puisque, dans le système capitaliste développé, le prolétariat industriel est le facteur déterminant du processus de reproduction sociale dans son ensemble, et qu’il n’est absolument pas obligatoire que ce processus passe par l’utilisation du travail salarié. Que la société soit capitaliste ou socialiste, c’est, dans chaque cas, la classe ouvrière qui lui permet d’exister. La production peut être effectuée sans qu’il soit besoin de prendre en compte une expansion exprimée en termes de valeur, ni de satisfaire les exigences de l’accumulation du capital. Il n’est pas forcé que la distribution et l’allocation du travail social empruntent le chemin des relations d’échange indirectes du marché, car elles peuvent être organisées consciemment grâce à de nouvelles institutions sociales placées sous le contrôle ouvert et direct des producteurs. Le capitalisme occidental de 1918 n’était pas Le système de production sociale obligatoire, mais simplement celui qui existait et son renversement aurait simplement supprimé les embarras capitalistes.

Ce qui a manqué, ce n’est pas la possibilité objective d’un changement social, mais la volonté subjective de la majorité de la classe ouvrière de saisir l’occasion de renverser la classe dominante et de prendre possession des moyens de production. Le mouvement ouvrier a évolué avec le capitalisme mais dans un sens opposé aux espoirs de Marx. En dépit de son idéologie pseudo-marxiste, il est allé vers cette position apolitique qui caractérise les mouvements ouvriers des pays anglo-saxons, avec leur acceptation positive du système capitaliste. En quelque sorte, le mouvement est devenu politiquement « neutre », laissant les décisions politiques aux partis accrédités de la démocratie bourgeoise, dont, entre autres, le parti social-démocrate. Les travailleurs ont soutenu le parti qui promettait et semblait avoir l’intention de prendre soin de leurs besoins immédiats et particuliers et qui étaient, de fait, leurs seuls besoins pour le moment. Ils n’avaient rien contre la nationalisation de l’industrie, ce qui pouvait être le but proclamé de leur parti favori, mais ils étaient tout autant prêts à abandonner ce projet pour se rabattre sur le système de la propriété privée. Tout simplement, ils laissaient la décision à leurs dirigeants élus, en qui ils avaient plus ou moins confiance, tout comme ils attendaient les ordres des managers et des entrepreneurs dans les usines. Ils continuaient de refuser toute sorte d’autodétermination, préférant laisser les choses en l’état que de se lancer dans les bouleversements et les incertitudes d’une lutte prolongée contre les autorités traditionnelles. On ne peut donc pas dire que la social-démocratie ait « trahi » la classe ouvrière. Ce que les dirigeants de ce parti ont « trahi », c’est leur propre passé, en devenant une partie appréciée de l’establishment capitaliste.

L’échec de la Révolution allemande semble justifier l’assertion des bolcheviques selon laquelle la classe ouvrière, laissée à elle-même, est incapable de faire une révolution socialiste si bien qu’il est nécessaire d’avoir recours à la direction d’un parti révolutionnaire, prêt à exercer des pouvoirs dictatoriaux. Mais la classe ouvrière allemande n’a jamais tenté de faire une révolution socialiste, si bien que son échec ne peut prouver la vérité de l’assertion des bolcheviques. De plus, il faut remarquer qu’il y avait une « avant-garde » révolutionnaire qui, elle, a essayé de modifier le caractère purement politique de la Révolution. Cette minorité révolutionnaire n’adhérait certainement pas à la conception du parti défendue par les bolcheviques, mais elle était néanmoins prête à exercer un certain rôle directeur mais comme partie intégrante et non comme dominatrice de la classe ouvrière. Dans les conditions régnant alors en Europe occidentale, la révolution socialiste devait visiblement être le résultat d’actions de classe et non de celles d’un parti, car, ici, c’était la classe ouvrière dans son ensemble qui devait prendre le pouvoir politique et se saisir des moyens de production. Il est bien sûr vrai – et cela vaut pour toute classe, bourgeoise ou prolétarienne – que ce n’est toujours qu’une partie de la classe qui s’engage réellement dans les affaires sociales, l’autre restant inactive. Mais, pour la bourgeoisie comme pour le prolétariat, c’est cette partie active qui joue le rôle décisif pour le résultat de la guerre de classes. La question n’est donc pas que l’ensemble de la classe ouvrière prenne littéralement part au processus révolutionnaire, mais qu’il y ait une masse suffisante pour s’opposer avec succès aux forces mobilisées par la bourgeoisie. En Allemagne, cette masse ne s’est pas rassemblée suffisamment rapidement pour compenser la puissance croissante de la contre-révolution.

Toute la stratégie de la contre-révolution visait à prévenir une possible croissance de la minorité révolutionnaire. La course à l’Assemblée nationale, but politique de la social-démocratie, était également le résultat de la crainte qu’une existence prolongée des conseils ouvriers ne débouchât sur leur radicalisation, sur une évolution en direction de la minorité révolutionnaire. On craignait qu’avec la démobilisation de l’armée, la diversité politique qui était celle des conseils de soldats disparût et que la composition des conseils, maintenant restreinte aux usines, pût prendre un caractère révolutionnaire consistent. Que cette peur ait été injustifiée, le résultat des élections à l’Assemblée nationale le montra à l’évidence, avec ses 37,9 % de votes aux socialistes majoritaires et seulement 7,6 % aux socialistes indépendants, plus radicaux. La social-démocratie gardait toujours la confiance de la classe ouvrière, malgré, ou peut-être, à cause de son programme antirévolutionnaire. Pourtant, on continuait de craindre que la victoire de la démocratie bourgeoise ne fût pas le dernier acte de la Révolution. Avec la présence de la Russie révolutionnaire à l’arrière-plan, un nouveau soulèvement révolutionnaire restait possible et il fallait détruire systématiquement les forces révolutionnaires qui refusaient d’accepter la reconsolidation du régime capitaliste.

Si elle exigea la fin de la guerre, l’armée allemande ne rejoignit pas, dans son ensemble, la Révolution. Néanmoins, pour faciliter un retrait dans l’ordre depuis les premières lignes et éviter une guerre civile d’envergure, le haut commandement accepta la formation de conseils de soldats et celle du gouvernement provisoire social-démocrate. Coopérant étroitement avec l’état-major, le gouvernement nouvellement établi commença de sélectionner les éléments les plus dignes de confiance dans cette armée qui se dissolvait, de les organiser en formations de volontaires (Freikorps) pour les opposer aux forces révolutionnaires, afin de désarmer celles-ci et de les détruire. Sous le commandement du social-démocrate militariste Gustav Noske, ces formations réussirent petit à petit à éliminer les révolutionnaires armés, chaque fois que ceux-ci tentèrent de pousser la révolution au-delà des limites de la démocratie bourgeoise. Le recours à la terreur blanche troubla la quiétude des masses sociales-démocrates, quelque peu davantage que l’agitation révolutionnaire des communistes. Mais cette perte de confiance dans la direction social-démocrate ne bénéficia pas à ces derniers : elle renforça les range des socialistes indépendants, parti de l’opposition fortement divisé. Entre les élections à l’Assemblée nationale de janvier 1919 et celles au Reichstag de juin 1920, les socialistes majoritaires passèrent de 37,9 à 21,6 % des voix et les socialistes indépendants de 7,6 à 18 %.

Le parti social-démocrate utilisait le mouvement des conseils pour renforcer son influence politique et il ne s’opposa pas à l’exigence du 2e congrès des conseils ouvriers qui réclamait la nationalisation de la grande industrie. Simplement, celle-ci aurait à être décidée par l’Assemblée nationale, ce qui, évidemment, ne garantissait pas que cette exigence serait satisfaite. Mais ce ralliement apparent à un programme de réalisation concrète de nationalisations – considérées comme synonymes de socialisation – permit au gouvernement provisoire de camoufler sa conduite contre-révolutionnaire par la promesse de poursuivre le processus de socialisation par des moyens pacifiques et légaux, contrairement aux communistes qui s’efforçaient d’atteindre le même but par la guerre civile. Si la terreur blanche régnait, c’était parce que le « socialisme était en marche » et ne rencontrait sur sa route qu’un seul obstacle : « l’anarchisme bolchevique ». Cette promesse de la marche en avant du socialisme fut parfois prise au sérieux, débouchant sur des initiatives indépendantes, comme lorsque les conseils de soldats et d’ouvriers du district de la Ruhr, faisant un pas vers la socialisation, prirent le contrôle des industries et des mines, espérant que le gouvernement ratifierait leur action et la mènerait à terme. Chaque fois, au contraire, on y mit fin rapidement en utilisant des moyens militaires. Le concept social-démocrate de nationalisation ne contenait en aucun cas celui d’autodétermination prolétarienne, tout au plus visait-il la prise en charge des industries par l’État. Ce n’était que dans ce sens-là, d’ailleurs celui des bolcheviques également, qu’il fallait comprendre le mot de nationalisation. Rapidement, toute discussion à ce sujet cessa, tout comme prit fin l’activité du Comité de socialisation, dûment mis en place par le Parlement.

La révolution de Novembre n’eut donc comme résultat que… la révolution de Novembre. La monarchie fut renversée, les procédures électorales un peu modifiées, la journée de huit heures instituée et les conseils d’usine transformés, sous les auspices des syndicats, en comités de shop stewarts (délégués d’atelier) non politiques. L’économie capitaliste resta indemne et l’État demeura un État bourgeois. Tout ce que la Révolution avait accompli, c’étaient quelques maigres réformes qu’on aurait pu aussi bien obtenir dans le cadre du développement « normal » du capitalisme. Selon la conception social-démocrate réformiste, le changement social est toujours un processus purement évolutif formé de petites améliorations progressives qui, au bout, débouche sur un système social quantitativement différent. En 1914, comme en 1918, les sociaux-démocrates ne se voyaient pas du tout « contre-révolutionnaires » ou « traîtres à la classe ouvrière », au contraire, ils se considéraient comme ses véritables représentants, luttant à la fois pour les besoins les plus immédiats des travailleurs et pour leur émancipation finale. Il n’y a là rien de bien étonnant, car les capitalistes se voient, plus souvent qu’à leur tour, bienfaiteurs de la classe ouvrière. Avec plus de justification, la direction social-démocrate pouvait s’imaginer que ses interventions dans le processus révolutionnaire allaient finalement être plus profitables à la classe ouvrière qu’un bouleversement radical des conditions existantes, qui entraînerait l’interruption des nécessaires fonctions sociales de production. Le « gradualisme » semblait fournir la seule assurance que la transformation sociale puisse se faire au moindre coût en misères humaines et, bien sûr, au moindre risque pour la direction social-démocrate. De plus, la révolution politique fournissait, au moins en théorie, l’occasion d’accélérer le processus de réforme sociale en jetant un pont par-dessus l’antagonisme travail-capital, grâce à un État et un gouvernement plus démocratiques.

Selon cette conception, on pouvait toujours calmer un conflit, car l’intervention du gouvernement pouvait contraindre la bourgeoisie à faire des concessions à la classe ouvrière. Il pourrait ainsi y avoir extension de la démocratie politique dans la sphère économique et « codétermination » du processus social de production et de distribution. Point n’était nécessaire la dictature de classe, bourgeoise ou prolétarienne. La collaboration de classes, pratiquée pendant la guerre, pouvait se poursuivre afin d’atteindre des buts pacifiques, bénéfiques pour toute la société. On imagina de nouvelles conditions, qu’on retrouverait quelques décennies plus tard dans le welfare state (état de bien-être) et la social market economy (économie sociale de marché), et pour lesquelles tout conflit pouvait être arbitré au lieu d’être déclenché, si bien que s’établirait une harmonie sociale avantageuse pour tout le monde. Comme avant la guerre, on continuait d’avoir confiance dans la viabilité économique du capital : les dégâts de la guerre pouvaient être réparés par un accroissement de la production, maintenant non entravée par des expériences sociales dévoreuses de temps qui disloquent tout. On ne croyait pas que la banqueroute du capitalisme fournissait une base solide pour édifier le socialisme: comme on l’avait toujours prétendu, celui-ci ne pouvait être qu’un problème qui se poserait lorsque l’économie serait de nouveau florissante. Quelques ouvriers ne voulaient pas voir cette réalité ? Il ne fallait pas permettre à leur folie de priver le reste de la société de la possibilité de sortir des ravages de la guerre et de satisfaire ses besoins les plus immédiats : le pain et le beurre.

Les réformistes n’avaient aucun principe à « trahir ». Ils restaient ce qu’ils avaient toujours été, mais ils étaient maintenant contraints de sauver le système où leur pratique chérie pouvait se poursuivre. Il leur fallait réduire la révolution à une pure réforme pour être en accord avec leur conviction profonde et, incidemment, pour assurer leur existence politique. La seule chose dont on peut s’étonner, c’est qu’il y ait eu tant d’ouvriers socialistes pour penser que les réformes ne seraient qu’une étape sur la voie de la révolution sociale, ou pour adopter cette idéologie. Au moment où l’occasion leur était donnée de réaliser leur « mission historique », ils ne la saisissaient pas, préférant le « chemin facile » de la réforme sociale et de la liquidation de la Révolution. Répétons une fois de plus qu’il n’y a pas là confirmation de la proposition de Kautsky et Lénine sur l’incapacité de la classe ouvrière d’élever sa conscience de classe au-delà du trade-unionisme car la classe ouvrière allemande avec sa forte éducation socialiste était parfaitement apte à concevoir une révolution sociale pour renverser le capitalisme. D’ailleurs, ce n’était pas la « conscience révolutionnaire » que les intellectuels de la classe moyenne injectaient dans la classe ouvrière, mais leurs propres idées réformistes et opportunistes. Ils minaient ainsi la conscience révolutionnaire qui aurait pu y germer. Le révisionnisme marxiste n’est pas né dans la classe ouvrière, c’est un produit de sa direction, pour laquelle syndicalisme et parlementarisme étaient des moyens suffisants pour réaliser un développement social progressiste. Tout simplement, il transformait une pratique historiquement restreinte du mouvement ouvrier en théorie du socialisme et, en monopolisant l’idéologie, il se montra capable d’influencer les ouvriers.

Pourtant, les ouvriers ne se montrèrent que trop enclins à partager les convictions réformistes de leurs dirigeants. Lénine y voyait une preuve suffisante de leur incapacité congénitale de développer une conscience révolutionnaire, ce qui les condamnait à suivre la direction réformiste. La solution était donc simplement de remplacer les dirigeants réformistes par des dirigeants révolutionnaires qui ne « trahiraient » pas le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière. C’était donc une question de « direction correcte », c’est-à-dire de lutte entre intellectuels pour conquérir les esprits des ouvriers, de compétition entre idéologies pour obtenir le ralliement du prolétariat. C’est donc le caractère du parti qui est l’élément décisif dans le processus révolutionnaire même si le parti doit gagner la confiance des masses, leur faire reconnaître intuitivement qu’il représente leurs intérêts, intérêts qu’elles sont, par elles-mêmes, incapables d’exprimer sous forme d’action politique effective.

Simultanément, la différence entre classe et parti était vue comme une expression de leur identité, car le parti compense l’absence de conscience politique du prolétariat moins éduqué. Contrairement à la théorie marxienne pour qui ce sont les conditions matérielles et les relations sociales qui sont responsables de la montée d’une conscience révolutionnaire dans le prolétariat, la conception social-démocrate – réformiste ou révolutionnaire – estimait que c’étaient justement ces conditions qui empêchaient les ouvriers de reconnaître leurs propres intérêts de classes, de trouver la voie et les moyens de les faire triompher. Selon cette conception, les ouvriers sont bien capables de se révolter, mais pas de transformer leur colère en action révolutionnaire victorieuse et en changements sociaux significatifs. Là, ils ont besoin de l’aide des intellectuels de la classe moyenne qui font leur la cause des ouvriers, même si, ou parce que, les intellectuels ne partagent les privations de la classe ouvrière, ces privations qui, du point de vue marxien, transformeront les ouvriers en révolutionnaires. Cette notion élitiste sous-entend, cela va de soi, que, quoique les idées aient leur source dans les conditions sociales matérielles, elles n’en sont pas moins l’élément irremplaçable et dominant dans le processus de transformation sociale. Mais, en tant qu’idées, elles sont le privilège de ce groupe social qui, étant donné la division du travail, répond à ces exigences.

Mais, au fond, qu’est-ce que la conscience de classe ? Si c’est reconnaître la position de chacun dans la société, elle est immédiate : le bourgeois sait qu’il appartient à la classe dominante, l’ouvrier que sa place est parmi les dominés et les groupes sociaux qui sont entre les deux ne se comptent ni dans l’une, ni dans l’autre des deux classes fondamentales. Il n’y a aucun problème aussi longtemps que les différentes classes adhèrent à une idéologie unique, c’est-à-dire à l’idée que les relations de classe existantes sont naturelles et dureront toujours, car elles sont l’expression d’une caractéristique fondamentale de la condition humaine. Or, bien entendu, les intérêts matériels des diverses classes divergent, ce qui conduit à des frictions sociales et à un conflit avec l’idéologie commune. Progressivement, on vient à reconnaître que cette idéologie est celle de la classe dominante, qu’elle défend l’arrangement social existant, qu’elle doit être rejetée lorsqu’elle prétend être l’expression de l’inévitable destinée de la société humaine. L’idéologie dominante doit donc disparaître avec l’extension de la conscience de classe dans la sphère de l’idéologie. Les différences d’intérêt matériel se traduisent en différences idéologiques et, de là, en théories politiques qui reposent sur les contradictions sociales concrètes. Ces théories politiques peuvent être tout à fait rudimentaires par comparaison à la complexité des problèmes sociaux, mais, néanmoins, elles représentent un changement par rapport à la conscience de classe pure et simple : elles débouchent sur la compréhension que les arrangements sociaux peuvent être différents de ce qu’ils sont. On est alors sur la route qui mène de la conscience de classe pure à la conscience révolutionnaire, celle qui voit que l’idéologie dominante ne règne que par la confiance mise en elle, et qui s’attache à découvrir moyens et chemins pour changer les conditions existantes. Si tel n’était pas le cas, alors aucun mouvement ouvrier ne pourrait naître et le développement social ne serait pas caractérisé par la lutte de classes.

De même que l’idéologie dominante ne suffit pas pour maintenir les relations sociales existantes, mais que celles-ci doivent être aussi étayées par les forces matérielles de l’appareil d’État, de même une contre-idéologie n’est qu’une contre-idéologie si elle ne peut produire des forces matérielles plus puissantes que celles correspondant à l’idéologie dominante. S’il n’en est pas ainsi, la qualité de la contre-idéologie – qu’elle soit essentiellement intuitive ou qu’elle repose sur des considérations scientifiques – n’a aucune espèce d’importance, et pas plus les intellectuels que les ouvriers ne peuvent changer les relations sociales existantes. Les révolutionnaires peuvent être, ou ne pas être, autorisés à exposer leurs vues, selon la mentalité qui règne dans la classe dominante, mais quelles que soient les conditions, ils ne peuvent déloger cette classe par de simples moyens idéologiques. De ce point de vue, la classe dominante a tous les avantages puisqu’elle détient les moyens de production et les forces de l’État, ce qui lui permet de contrôler les instruments de diffusion et de perpétuation de sa propre idéologie. Comme cet état de fait persiste jusqu’au renversement réel du système social considéré, les révolutions doivent toujours se déclencher avec une préparation idéologique insuffisante. Bref, la contre-idéologie ne peut triompher que par une révolution qui met les moyens de production et le pouvoir politique aux mains des révolutionnaires. Tant que ce n’est pas accompli, la conscience de classe révolutionnaire reste toujours moins efficace que l’idéologie dominante.

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