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Robert Lemasson : L’Algérie à l’heure de la contre-révolution

Textes publiés dans L’Internationale, n° 37, octobre 1965, p. 1, 4 et 5


LEs vagues d’arrestations massives qui ont lieu actuellement en Algérie à l’encontre des marxistes-révolutionnaire, de nombreux éléments de l’ex-PCA et de militants de l’ORP sont les signes avant-courreurs d’une répression d’envergure contre les masses et leurs conquêtes, contre les syndicats et l’autogestion. Après avoir « démantelé » l’avant-garde des militants d’opposition par les « grandes purges » de septembre, le pouvoir bureaucratique de Boumediene se trouve désormais directement confronté avec les organisations de masses, avec les étudiants et surtout avec l’U.GT.A., seule organisation de masse de la classe ouvrière. Le fait que la plupart des cadres conscients de l’UNEA, de la JFLN et du FLN aient été arrêtés, ou aient pris la fuite, montre que le pouvoir a décidé de détruire tous les foyers potentiels d’agitation et d’opposition pouvant faire naître des centres incontrôlés de direction. Si jusqu’à présent l’UGTA semble avoir échappé à la répression, cela tient à l’alliance tactique passée par la Centrale avec le secrétariat exécutif du Parti. Mais cette alliance ou ce « soutien » ne peuvent durer longtemps. Déjà le N° 2 de Révolution et Travail ne fait plus mention du secrétariat exécutif, et il semble que le N° 3 ne paraisse pas. Les congres prévus sont reportés ; le moment de la rupture approche entre le pouvoir et l’UGTA. L’envergure de la répression, l’attaque des libertés syndicales et de l’autogestion sur une grande échelle indiquent qu’un changement qualitatif dans les rapports entre la bureaucratie au pouvoir et les masses est en train de s’opérer en Algérie.

Les faiblesses de Ben Bella et de l’aile gauche du F.L.N.

Ce changement qualitatif ne doit pas nous aveugler a posteriori sur le pouvoir de Ben Bella. En fait les mesures incontestablement révolutionnaires prises par ce pouvoir, grâce à l’intervention des masses (autogestion ouvrière, nationalisation d’industries, etc.) n’ont pas pu déboucher sur l’instauration d’un régime socialiste où les travailleurs, ouvriers et paysans, auraient exercé le pouvoir réel. En apparence, Ben Bella et l’aile gauche du FLN, en affirmant que le pouvoir était « celui des travailleurs » parlaient le même langage que Boumaza au lendemain du 19 juin (voir déclaration de ce dernier à la conférence des cadres de l’autogestion industrielle, au cinéma Majestic le 9 juillet 1965). En fait, avec la chute de l’homme qui équilibrait les forces antagonistes que sont : l’impérialisme, la bourgeoisie nationale et la bureaucratie d’Etat d’une part, les masses inorganisées mais en mouvement d’autre part, ces forces antagonistes doivent aujourd’hui inévitablement s’affronter.

En passant un compromis paralysant avec les forces hostiles à la réalisation du programme de la « Charte d’Alger », Ben Bella signait l’arrêt de mort de son régime. Celui-ci s’était progressivement paralysé et condamné en temporisant devant les tâches de la Révolution socialiste prévue par la Charte d’Alger :

— la Révolution agraire, par l’expropriation des 9.000 propriétaires fonciers et féodaux algériens ;

— l’expropriation de l’impérialisme par la nationalisation des banques, du commerce extérieur, du commerce intérieur en gros, des industries-clés ;

— l’organisation du pouvoir des ouvriers et des paysans pauvres prévue par une loi municipale qui semble être toujours restée à l’état de projet (cette condition rendant possible la réalisation de toutes les autres mesures socialistes) ;

— l’industrialisation socialiste du pays par une planification réelle combinant ses exigences propres avec celles de l’autogestion et du contrôle ouvrier sur l’industrie d’Etat et sur les survivances transitoires du secteur capitaliste.

La faiblesse énorme de Ben Bella et de l’aile gauche du pouvoir qui a produit la Charte d’Alger, a consisté à se satisfaire d’un programme révolutionnaire en paroles, qui n’a reçu que d’insignifiantes réalisations en actes. La faiblesse de la gauche du FLN fut, sous Ben Bella, de n’avoir pas su s’appuyer sur les masses en les organisant et en les armant, afin que la pression non encore relâchée des ouvriers et des paysans impose dans les faits et non pas seulement par des gestes le programme révolutionnaire : la révolution agraire, la nationalisation des banques, du commerce extérieur et intérieur en gros, l’industrialisation et la rupture effective avec l’impérialisme. Pour cela, il fallait donner aux masses algériennes la possibilité d’exercer le pouvoir à tous les échelons, afin d’éliminer l’influence de la bourgeoisie nationale et de limiter le pouvoir de plus en plus affirmé des diverses couches de la petite-bourgeoisie en train de se transformer en bureaucratie d’Etat.

Il est certain que la prise du pouvoir par Boumedienne constitue un coup de barre à droite salué dès le 19 Juin par les Oulémas et par toutes les formations réactionnaires encore existantes en Algérie. Les impérialismes français et américain ne s’y sont pas trompés : l’un précipitant les démarches auprès du nouveau gouvernement (signature des accords pétroliers dans l’euphorie, voyage de de Broglie et discours à la foire d’Alger, colloque sur la coopération culturelle et technique présidé récemment par le même secrétaire d’Etat aux Affaires algériennes), l’autre développant dans l’ombre ses activités économiques, notamment au Sahara (dans le domaine de la géophysique en particulier).

La bureaucratie d’état aux prises avec les masses

Il n’est non moins certain que les accords pétroliers et les relations économiques avec l’impérialisme américain sont un héritage du gouvernement de Ben Bella et que, même si la crise du 19 Juin n’avait pas eu lieu, la rupture entre la Révolution algérienne et l’impérialisme ne serait pas encore consommée. Mais est clair aussi que la bureaucratie d’Etat — issue en grande partie de la petite-bourgeoisie qui joue dans ce pays un rôle beaucoup trop grand étant donné l’absence d’organisations prolétariennes et paysannes révolutionnaires de masse – déjà fortement consolidée sous Ben Bella a exploité à fond les possibilités que lui ouvre le 19 juin pour consacrer son pouvoir sur les masses. L’idéologie nationaliste exacerbée de ces couches bureaucratiques qui sont néo-coloniales (dans la mesure où leurs revenus proviennent à la fois de la conquête de l’appareil d’Etat et du pacte colonial qui maintient leur train de vie) s’accompagne de la volonté consciente d’abandonner le programme de la Révolution socialiste. Ni en actes, ni même en paroles, la fraction bureaucratique qui est au pouvoir ne veut entendre parler de révolution agraire (bien que le rôle du paysan soit souligné par la presse officielle), de nationalisations – dénoncées comme anti-économiques. A la planification promise sous Ben Bella, on substitue le plat concept bourgeois de « rentabilité » (voir le discours de Boumedienne à la IIe foire d’Alger), et au nom du profit, l’autogestion industrielle, sabotée par l’appareil d’Etat depuis trois ans, est en passe d’être jugulée par les soins de Kaïd Ahmed, ministre des Finances qui réclame les arriérés d’impôts dus par les patrons coloniaux. Norcolor, filiale d’un trust, est rendue à son patron que Boumaza a éprouvé le besoin de blanchir — au risque de se contredire : n’était-il pas ministre de l’industrie en mai 1965 ? – lors d’un récent dîner-conférence de presse.

Le plus grave dans ce processus de consolidation de la bureaucratie petite-bourgeoise exploiteuse, c’est que les libertés syndicales et l’autogestion commencent à être gravement menacées. Après le succès éclatant d’une trêve non contrôlée en juillet, aux Laboratoires du Chalet (à Hussein-Dey où les 175 ouvriers imposèrent le « contrôle ouvrier » de la production et de la commercialisation au patronat provocateur mais aux abois), la bureaucratie d’Etat — en l’occurrence le ministère du Travail, contrôlé par Abdelaziz Zerdani, qui passait auparavant pour un homme de gauche, ce co-rédacteur de la Charte d’Alger — a brisé une grève de trois jours chez Renault-Algérie (fin août), une autre de deux jours au trust Sian à Bougie (début septembre où la gendarmerie tenta d’arrêter les « meneur »), une autre aux Bains Maures d’Oran (où la PRG a « ramassé » les délégués de l’U.R.), et d’autre part, elle n’arrive pas à apporter une solution à des grèves d’un mois à Constantine, à une autre au trust Berliet-Algérie, etc. Si, dans l’industrie, le contrôle des grèves est plus ou moins possible, il n’en est pas de même dans l’agriculture où le prolétariat des campagnes s’est désolidarisé, depuis un an, de la bureaucratie « syndicale » non représentative qui tente de le contrôler par le moyen des appareils de l’ONRA et de la FNTT (Fédération bureaucratisée des « travailleurs » de la terre, en réalité des fonctionnaires sans scrupules) — et s’est même parfois soulevé… Paradoxalement, ce sont les responsables syndicaux des villes qui essaient de « calmer » les ouvriers agricoles, non payés, de les « faire patienter « . Cette attitude que ne partagent pas tous les syndicalistes de base s’explique par l’alliance tactique passée en juillet à l’issue d’un compromis entre la Centrale et le secrétariat exécutif du Parti. Mais après l’explosion des premières grèves agricoles à Miliana et dans l’Oranie, il est fort possible que le soutien actuel du pouvoir par la Centrale s’effondre. De toute façon, il ne sera pas possible à la bureaucratie syndicale de concilier longtemps encore, sans se démasquer devant les masses, les intérêts inconciliables des prolétaires et des chômeurs des villes et des campagnes, avec ceux de la bourgeoisie d’affaires protégée par la bureaucratie d’Etat qui tente actuellement en vain de stopper le cours de la Révolution pour asseoir son pouvoir néocolonialiste. S’achemine-t-on vers une scission dans l’UGTA ?

Il est probable que même si elle étatise de larges secteurs industriels et agricoles auparavant autogérés, la bureaucratie petite-bourgeoise de Etat post-colonial ne parviendra jamais à s’imposer aux masses. Déjà, à la fin du régime de Ben Bella, de larges secteurs impopulaires de la bureaucratie (FNTT, l’ONRA, la « Milice populaire », le « Parti » bien souvent, l’ « administration » en général) étaient démasqués aux yeux de masses de plus en plus nombreuses.

Le pouvoir de Boumedienne est totalement démasqué

Aunis le 19 Juin, aucun dirigeant au pouvoir n’a plus aucun prestige auprès des masses ouvrières et paysannes. Sur ce plan, l’acquis est positif : les dirigeants officiels étant démasqués — ce qu’ils ont d’ailleurs compris en n’utilisant plus les promesses démagogiques d’auparavant – les masses comprennent très vite qu’elles doivent avant tout compter sur leurs propres forces.

Déjà dans le passé, avant le 19 Juin, des « grèves spontanées » dans l’autogestion, chez les dockers, dans les usines d’Etat avaient balayé momentanément les dirigeants syndicaux, et des ouvriers du rang avaient surgi à la tête des mouvements. Les possibilités pour que se renouvellent des processus de ce genre sont aujourd’hui multipliées. Les grèves de ce début d’automne ne sont encore que les signes précurseurs d’un mouvement beaucoup plus ample, beaucoup plus sauvage aussi, qui ne pourra pas être repoussé indéfiniment.

Cette poussée des masses que ni l’armée, ni la gendarmerie, ni aucune bureaucratie n’a pu encore arrêter en Algérie, nous fournit la clé de la situation à venir. Par rapport à l’intervention des masses, de leurs forces, de leurs capacités organisationnelles surtout, non seulement les directions syndicales, mais aussi le pouvoir bureaucratique et ses instruments de répression qu’il ne semble pas non plus contrôler, devront se définir. Dans la difficile étape actuelle que traverse la Révolution algérienne, la lutte sera d’autant plus dure et longue que les masses ouvrières et paysannes resteront inorganisées et n’exerceront pas le pouvoir.

A ce sujet, on ne peut que saluer la tentative d’Organisation d’une avant-garde ouvrière et paysanne d’opposition tentée par l’ORP. Il faut rendre en particulier hommage au courage de Hocine Zahouane qui a refusé tout compromis avec le « Conseil de la Révolution ». Cependant les dirigeants de l’ORP n’ont pas semblé devoir faire connaître encore l’autocritique du régime de Ben Bella. Cette autocritique a été attendue par les militants révolutionnaires algériens et internationalistes au lendemain de la Proclamation du 28 Juillet. La nécessité de cette autocritique permettant l’élaboration d’une ligne politique d’opposition réellement révolutionnaire a été ressentie par la base de l’ORP et par de nombreux ouvriers algériens conscients. En dépit de ses faiblesses, l’ouverture qu’offrait l’ORP lui a valu un accueil favorable de la part des militants révolutionnaires, et celui-ci subsiste malgré son échec probablement momentané, dont les membres de l’ORP eux-mêmes devront tirer la leçon.

Mais la victoire finale appartient aux masses, malgré toutes les tentatives d’oppression qui proviennent d’un pouvoir démasqué et déjà chancelant. C’est pourquoi la Révolution des masses algériennes qui continue, a droit au soutien et à la solidarité active de tous les militants révolutionnaires. Ceux-ci, et les masses révolutionnaires dans le monde, savent qu’aucun complot bureaucratique, s’appuyant même sur l’impérialisme, ne pourra juguler ni étrangler une Révolution qui a déjà suffisamment prouvé sa dynamique et que la bureaucratie d’Etat en Algérie n’a jamais pu encore contrôler.

La seule possibilité pour la société révolutionnaire en Algérie de trouver son équilibre est d’instaurer un Etat ouvrier à la faveur des luttes de masses qui devront opposer tôt ou tard leur pouvoir à l’actuelle bureaucratie qui s’est d’ores et déjà déclarée en état de guerre ouverte contre les masses laborieuses.

Robert LEMASSON.
1er Octobre 1965


Albert Roux, à son arrivée à Orly, s’entretient avec son avocat Me Yves Jouffa.

Il ne suffit pas de démentis…

HALTE A LA TORTURE !

Notre camarade Albert Roux adresse la lettre suivante à l’Ambassadeur d’Algérie en France :

Paris, le 29 septembre 1965.

Monsieur l’Ambassadeur,

Un communiqué de votre Ambassade publié hier dément que mes compagnons et moi-même ayons subi des sévices eu cours de notre détention.

Si vous ne considérez pas comme des sévices la strangulation avec le pied, la torsion des parties sexuelles, les décharges de courant électrique sur le corps nu et mouillé, l’eau versée avec un tuyau, à travers un maillot de corps tendu sur le visage, jusqu’à l’étouffement, alors, Monsieur l’Ambassadeur, je veux bien vous accorder que nous n’avons pas subi de sévices.

Mais je me permets de vous faire remarquer que pour définir ces traitements il n’y a guère — et dans toutes les langues — que les mots de « sévices » et de « tortures ».

Avant de les décrire à Paris, nous avions relaté, par écrit, pendant notre détention, au service de la Sécurité Militaire, les mauvais traitements qu’on nous infligea à la P.R.G. Ce service nous avait même assuré que des sanctions seraient prises. Prenez donc vos renseignements, Monsieur l’Ambassadeur.

J’ajoute que j’ai déjà pris contact arec un avocat en vue de porter plainte, car je ne puis admettre de voir des hommes que j’ai considérés comme mes frères déshonorer l’Algérie nouvelle, soit en pratiquant la torture, soit en couvrant ceux qui s’y livrent.

Mais si vous préférez que l’affaire soit soumise à une Commission d’Enquête Internationale, je n’y verrai personnellement aucun inconvénient, à condition bien sûr que cette Commission offre toutes garanties d’intégrité et qu’elle ait tous pouvoirs pour recueillir toutes informations et témoignages utiles à la manifestation de la vérité.

Je suis même prêt, malgré la répulsion qu’ils m’inspirent, à me rendre à Alger pour identifier mes tortionnaires et ceux de leurs collègues qui, sans torturer eux-mêmes, en furent les complices.

Votre communiqué dit aussi que nos arrestations n’ont pas été arbitraires et que l’accusation d’atteinte à la sécurité de l’Etat portée contre nous était fondée.

Pourquoi, alors, Monsieur l’Ambassadeur, ne nous a-t-on pas fait un procès ?

Veuillez croire, Monsieur l’Ambassadeur, à mes sentiments de profonde déception.

Albert ROUX.

Seul de toute la presse française l’Humanité a fait part de cette lettre.


Quel est le sort des révolutionnaires emprisonnés par Boumedienne ?

Un appel pour la défense d’Ahmed Ben Bella, Mohammed Harbi, Hocine Zahouane et tous les autres militants algériens arrêtés depuis le 19 Juin a été signé par plus de cent cinquante personnalités françaises et étranger, du monde littéraire, artistique, scientifique et politique. Cet appel tend à obtenir des dirigeants algériens qu’il accorde aux emprisonnés les droits normaux de la défense et les droits élémentaires de la personne humaine. Un comité provisoire s’est tonné, composé de Mme Denise Barrat, et de MM. Mourad Bourboune, Manuel Bridier, Daniel Guérin, Maurice Jardin, Michel Leiris, Maurice Nadeau, Pierre Naville, Jacques Panigel et Pierre Vidal-Naquet.

Nous publierons dans nos prochaine numéros les listes de signature, recueillies par cet appel.


Répression contre-révolutionnaire en Algérie

Dans les jours qui suivirent le coup d’Etat du 19 juin, le « Conseil de la Révolution » de Boumedienne s’efforça de rassurer l’opinion algérienne et mondiale et de tromper sur sa véritable nature. Le commencement d’organisation de son opposition, les résistances à sa politique, le renforcement qu’il croit trouver à son pouvoir dans le soutien de l’impérialisme l’ont amené à une nouvelle étape : la répression contre-révolutionnaire. Il s’est efforcé de frapper dans l’ombre, mais, voulant priver ses opposants du soutien qu’ils pouvaient trouver parmi les révolutionnaires étrangers, et particulièrement français, les nouvelles de la répression se sont répandues, et le nouveau régime s’est totalement démasqué.

Quatre des premiers Français arrêtés en Algérie à partir du 28 août dernier sont des militants trotskistes : Jean-Yves Le Goff, Albert Roux, Simone Minguet et Pierre Meyers. Dans le même temps ont été arrêtés trois autres Français n’appartenant pas à notre organisation. Par la suite les arrestations se sont multipliées, frappant notamment d’anciens membres de la rédaction d’Alger Républicain et du P.C.A. Le nombre des Algériens arrêtés est inconnu mais grand.

Le 21 septembre, le ministre algérien de l’Information, M. Bachir Boumaza, au cours d’une conférence de presse reproduite par le Moudjahid du 22 septembre, a accusé ces premiers prisonniers d’être le gros de l’Organisation de Résistance Populaire (O.R.P.) ainsi démantelée par leur arrestation complétée par celle de Hocine Zahouane et de Bachir Hadj Ali, ex-secrétaire du P.C.A.

Les faits et arguments produits suffisent à montrer que ces affirmations ne constituent qu’un grossier amalgame policier dont le but est très clair :

1) Tenter de discréditer l’O.R.P. auprès des masses algériennes par la pseudo-preuve du caractère extérieur à l’Algérie de cette organisation d’opposition.

2) Se débarrasser d’Européens dont la sympathie à l’Algérie indépendante est inséparable de leur attachement à ses options socialistes, afin de supprimer des témoins gênants du cours nouveau « thermidorien » du gouvernement Boumediene.

La première charrette de militants français a été expulsée après plus de vingt jours de détention au cours desquels les hommes furent torturés de la manière que rapporte Albert Roux dans ces colonnes. Michel Mazière eut même droit à de sadiques brûlures de cigarettes hors interrogatoires. Tant d’autres ont pris leur place, Algériens ou Européens, dans les prisons de Boumediene, qu’il n’est pas superflu de montrer dans le détail tout l’arbitraire policier qui a présidé à cette affaire.

LE DOSSIER

Il est vide. Le 28 août, Jean-Yves Le Goff, jeune militant de la IVe Internationale, coopérant à titre militaire au service du Plan (où il avait repris un poste qu’il occupait auparavant comme contractuel libre, au terme de ses études) est arrêté. Son crime ? Il a hébergé un membre des jeunes du F.L.N. qu’il sait être un opposant. Aucune loi d’exception n’en fait un délit. Il est « coopérant » mais à titre militaire et n’est pas libre de se dégager. Est-il membre d’un réseau de soutien de l’O.R.P. ? Non ! Il porte sur lui un message à un responsable de notre organisation. Le Moudjahid reproduit des fragments de ce message dont on a censuré les passages affirmant que c’est au peuple algérien lui-même qu’il appartient de sauver sa révolution. Bien loin de manifester une « collusion » ce document ne peut fonder qu’un délit d’opinion, au maximum un délit d’intention de « collusion ». Cependant J.-Y. Le Goff est soumis à la « question ». C’est la IVe Internationale qui devient l’objectif second des policiers-tortionnaires.

Le 31 août, à la sortie de son travail, Albert Roux, « coopérant » de l’Office des Céréales, militant de la IVe Internationale, est arrêté à son tour. Comme tous les autres cela a lieu dans des conditions de totale illégalité, sans mandat d’amener. De même les perquisitions seront faites sans mandat et sans procès-verbal. Des objets de valeur disparaîtront chez J.-L. Goisdoué. Ce dernier est arrêté le même jour. Voisin de J.-Y. Le Golf, il est arrêté chez A. Roux. Son délit se limite à être allé avertir A. Roux de l’arrestation du premier. Politiquement inorganisé, ce technicien de la télévision ne devra d’échapper aux méthodes les plus perfectionnées de la « question » qu’au fait qu’il est cardiaque.

Le 1er septembre sont arrêtés les professeurs Michel Mazière et Monique Laks, également inorganisés politiquement et qui, comme d’autres intellectuels de leur génération, ne sont entrés dans la vie politique que soulevés par le scandale de la guerre coloniale et de ses conséquentes.

Le 2 septembre sont arrêtés Simone Minguet et Pierre Meyers.

Sur aucun de ces prisonniers, ni à leur domicile, rien n’est trouvé qui puisse constituer le commencement d’une preuve de la fameuse « collusion avec l’opposition ». Rien non plus n’a pu constituer le commencement d’une preuve de l’existence d’un réseau constitué par l’ensemble des emprisonnés ou par une partie d’entre eux.

Cela n’empêche pas ce ministre d’affirmer avoir, par ces arrestations, démantelé un « réseau » d’aventuriers cherchant à semer le trouble en Algérie. Au moment où il parlait l’ « instruction » policière de cette première affaire était close et le ministre ne pouvait ignorer que le dossier était vide, ni que les services policiers divers s’excusaient de leur erreur auprès des prisonniers et s’ « étonnaient » qu’ils aient été torturés.

LA LEGALITE ET LES AUTORITES

Violée dans l’arrestation, la légalité l’est plus scandaleusement encore par la torture, solennellement réprouvée par la Constitution algérienne. Notre camarade Albert Roux nous décrit en ces termes les principaux sévices qu’il a subis :

— « Tourner, jambes tendues, autour de son index sans que celui-ci cesse de toucher le sol. Si l’on tente de s’arrêter les coups pleuvent.

— Strangulation au pied : j’étais étendu sur le dos, bras en croix maintenus par deux hommes qui m’écrasaient chacun une main avec un pied, un troisième me plaçait alors sur la gorge un morceau de pneu de la largeur d’une main et appuyait avec le pied, provoquant ainsi l’étouffement. Tout ceci agrémenté à diverses reprises de torsion des parties sexuelles. Ces tortures se passaient dans les locaux P.R.G.

— Supplice de l’électricité : fil branché directement sur une prise de courant, l’autre extrémité étant mise en contact avec diverses parties du corps mouillées.

— Supplice de l’eau : j’étais placé nu, pieds et poings liés derrière le dos, dans une salle de douche. Un des tortionnaires plaquait sur mon visage mon maillot de corps, tandis qu’un autre, à l’aide d’un tuyau branché au robinet, m’inondait le nez et la bouche tout en appuyant avec son pied sur mon estomac. L’effet produit est celui de la noyade.

L’électricité et l’eau me furent administrées dans une villa vide dans la nuit du mercredi 1er septembre. J’y fus conduit en compagnie de Le Goff, du jeune Algérien qu’il avait hébergé, de Goasdouc et de Mazière. J’ai entendu qu’ils avaient subi (Mazière et Le Goff) les mêmes sévices. Dès le jeudi 2, j’ai constaté que je n’entendais plus de l’oreille droite. Cette surdité a duré plus de 15 jours.

Un policier algérien à qui je parlais de ces tortures a prétendu qu’à l’école de gendarmerie où il avait été en stage, un instructeur français « coopérant » voulut lui enseigner — était-ce zèle ? — à torturer, et qu’il s’y refusa. »

Pendant toute la durée de leur détention, les prisonniers demeurent au secret le plus rigoureux. Les autorités françaises n’ont été averties que par des inconnus qui avaient entendu les cris de Simone Minguet et Pierre Meyers, puis, beaucoup plus tardivement, par les familles.

L’Ambassade de France n’a pas obtenu, si elle l’a exigé, de communiquer avec ses ressortissants. A aucun moment, pendant plus de vingt jours, ils n’ont pu voir leurs avocats. Au montent où ils ont été relâchés, l’opinion publique commençant à s’émouvoir, ils venaient d’annoncer qu’ils feraient une grève de la faim.

En face de cette attitude de totale illégalité des autorités algériennes. les autorités françaises en ont eu une qui peut sembler étrange. N’imposant pas (ce dont elles ont les moyens) le respect de la légalité, elles ont considéré a priori comme fondées les accusations de la police algérienne. On a pu lire dans le Monde du 23 septembre, la lettre par laquelle Maurice Nadeau protestait contre ce comportement.

L’accent a surtout été mis par divers commentateurs officiels et officieux sur le fait que l’intervention — non prouvée — des prisonniers dans les affaires intérieures algériennes viole le contrat des « coopérants ». La plupart des emprisonnés n’appartenaient pas aux services de la Coopération gouvernementale française. En ce qui concerne ceux qui y appartenaient, on peut considérer qu’un putsch militaire qui change la nature du régime d’un Etat devrait immédiatement être considéré comme une rupture du contrat dont la responsabilité retombe sur les putschistes victorieux. L’opportunisme de la Ve République et son mépris des hommes ne fonde qu’un faible droit moral à l’encontre de fonctionnaires qui ne sont pas des robots. Mais on ne saurait manqué d’être stupéfait de voir les autorités si pointilleuses sur un point de droit mineur dont le viol n’était pas prouvé — parce qu’il n’existait pas — négliger totalement de faire respecter la légalité dans les domaines autrement importants des délais de garde à vue, du droit de la défense ; ne pas exiger la preuve de la culpabilité de ses ressortissants et accepter l’assurance verbale qu’ils étaient bien traités alors que l’on était en train de les torturer.

Comment surtout ne pas s’inquiéter de cet indice : si des ressortissants français ont été ainsi traités, qu’en est-il des ressortissants algériens ? En faisant connaître la vérité sur les premiers prisonniers français du gouvernement Boumedienne, on contribuera peut-être à arrêter la main de tortionnaires.

A QUI S’EN PREND LE GOUVERNEMENT BOUMEDIENNE ?

Nos camarades et leurs compagnons de détention ne sont pas seulement des hommes et des lemmes qui avaient mis au service de l’Algérie nouvelle leurs capacités professionnelles et techniques. Ils lui apportaient une foi et un attachement à son peuple qu’ils avaient acquis dans une longue lutte pour sa cause.

Si les nouveaux maîtres de l’Algérie l’oublient, le gouvernement français allait s’en souvenir, dans une coopération d’un nouveau style : Rentrant à Paris, le 24 septembre, Pierre Meyers est arrêté par la police française pour son aide au F.L.N. en 1960. Bien que n’ayant pas été l’objet d’une décision de justice, il est incarcéré parmi les droits-communs, dans un local où il ne dispose que d’un bat-flanc sans couverture pour dormir, encore souffrant de la « question » infligée en Algérie où il a eu une côte cassée, n’est relâché qu’après deux jours : en liberté provisoire, poursuivi pour « détention de faux papiers ».

Expulsé à son tour le 29 septembre, Michel Mazière, qui a déserté pour ne pas avoir à « casser de l’Algérien » et demeure sous le coup d’une peine « par contumace », se voit refuser le droit d’asile par la Suisse (est-ce la gestion de capitaux algériens qui suscite un tel geste ?) et est arrêté par les autorités françaises. Il est encore en prison au moment où nous écrivons.

Albert Roux et Simone Minguet étaient des signataires du Manifeste des 121. Simone Minguet a été la première Française emprisonnée sous l’accusation d’aide au F.L.N. Albert Roux était le trésorier et l’un des principaux animateurs du Comité de solidarité avec les victimes de la répression due à la guerre d’Algérie, et comme tel fut plastiqué par l’O.A.S.

Tels sont ceux que Boumaza traite d’aventuriers. Boumaza le tortionnaire a oublié qu’il fut un des rédacteurs de la Gangrène, recueil dénonçant la torture appliquée aux militants du F.L.N. Le F.L.N. au combat reconnaissaient nos camarades et amis comme des révolutionnaires français internationalistes, étrangers à toute étroitesse chauvine.

Quand les Boumaza et les Boumedienne insulte les nôtres au nom du chauvinisme et du racisme, ils ne peuvent ignorer que ce n’est pas là le jugement du peuple algérien. Leur jugement est celui d’authentiques aventuriers qui abandonnent la voie du socialisme. Le vrai socialisme ignore la xénophobie comme il répudie la torture : la Commune de Paris s’honorait de faire un ministre du Travail du Hongrois Frankel et son principal chef militaire du Polonais Dombrowski. L’U.R.S.S. de Lénine comptait parmi ses plus éminents représentants les Polonais Radek et Djerzinski et le Roumain Rakowski. La révolution espagnole fut la plus internationaliste de toute l’histoire, et le second personnage de la révolution cubaine était l’Argentin « Che » Guevara.

Les méthodes jugent les hommes. Entre ceux qui se sont levés hier contre la guerre coloniale, contre le racisme, contre la torture appliquée aux Algériens suspects et ceux qui torturent aujourd’hui des représentants de cette phalange — bien petite il est vrai — et n’ont à leur reprocher que d’avoir voulu leur « donner des conseils », les révolutionnaires et les socialistes du monde entier sauront quels sont ceux qui ont droit au mépris.

HALTE A LA TORTURE !

Toutes ces choses ont été dites lors de la conférence de presse que tinrent nos camarades et amis le 27 septembre, à la Mutualité, devant une assistance où la presse et la radio étrangères étaient plus représentées que la presse française.

Après les récits des expulsés, Me Jouffa, l’un des avocats de nos camarades, et Pierre Vidal-Naquet, au nom de la Ligue des Droits de l’Homme sont intervenus et ont dit fortement qu’au-delà de toute appréciation des luttes politiques qui secouent l’Algérie, il appartient aux hommes qui se sont levés hier contre la guerre coloniale et la torture, de reprendre la lutte contre sa pratique quels que soient ceux qui y recourent. Nous ne ménagerons pas nos efforts dans cette lutte qui sera un des prolongements de l’aventure de nos camarades et amis.

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