Article de Fernand Doukhan paru dans Le Libertaire, n° 246, 8 décembre 1950, p. 2
EN 1945, l’administration algérienne élabora un plan de scolarisation échelonné sur 20 ans, qui devait scolariser 1.250.000 enfants.
Par un rapport présenté par M. Bertrand, rapporteur général de la Commission de l’Education Nationale auprès de l’Assemblée Algérienne, au moment de la discussion du budget de 49, on pouvait apprendre que : les crédits proposés s’élevaient à 3 milliards 231 millions, au lieu de 12 milliards 206 millions, qu’il fallait compter au 1er novembre un reliquat de 3.869 classes et 2.100 logements, que le retard du plan de coordination pour les années 45 jusqu’à 49 s’élevait à 1.200 classes, que sur les 1.800 classes nouvelles, 1.072 fonctionnaient à mi-temps.
Le comité de scolarisation réunissant les délégués du syndicat des instituteurs, des partis politiques (sauf le P.C.A. et les partis nationalistes, ces derniers s’étant retirés en raison de leur désaccord sur la laïcité), le M.P.F., la Libre Pensée, le M.F.A., etc., où les délégués du S.N.I. sont « persona grata », fait remarquer dans une lettre envoyée au président de l’Assemblée Algérienne qu’il fallait reprocher, en plus de ce fameux plan, d’avoir oublié de compter avec un excédent de naissances annuelles de 150.000 unités et que « faute de crédits, la reconduction, d’année en année, risque de devenir continuelle, que la situation de la scolarité à temps réduit ne fera qu’empirer et que tous les enfants d’âge scolaire ne pourront pas être scolarisés ».
Et l’ineffable Marcel-Edmond Naegelen nous donne un aperçu de la piètre estime dans laquelle il tient l’intelligence de l’Algérien moyen, et remplit fidèlement son rôle d’agent colonialiste lorsqu’il annonce en 1950 que « tout ne peut aller aussi bien puisque 22.100 enfants de plus que l’année passée ont été scolarisés cette armée ».
Si l’on augmentait les crédits pour l’instruction publique (7 milliards) il faudrait rogner sur ceux de la Sécurité générale, la police d’Etat et les services pénitentiaires (plus de trois milliards), de la gendarmerie, lesquels sont deux fois plus importants que ceux pour la Santé et la Famille, en application, nous dit Ahmed Boumendjel de l’Union Démocratique du Manifeste Algérien, dans le journal « La République Algérienne »
« d’une politique fort complexe faite de peur, de panique et de force. En un an, l’hystérie policière a contaminé tous les esprits. La Police Judiciaire et des Renseignements Généraux sont passés de 192 à 322 millions, les commissaires de 10 à 20 millions et la Sécurité générale de 30 à 35 millions.
Ces trois secteurs où le racisme et la brutalité sont en honneur et qui ont complètement faussé les données du problème algérien, passent de 232 à 377 millions.
Et tout cela a été entériné sans aucune observation. Sans observation aussi, 10 millions de dépenses secrètes, 60 millions des services d’information, de documentation et de propagande du gouvernement général (celles qui sont avouées), les 10 millions du parc automobile de MM. Ciosi-Naegelen, les 10 millions des chefs et anciens chefs musulmans des territoires du Sud, les 33 millions des makhzens (!) sahariens, les 8 millions de l’Institut d’études supérieures (ô combien) islamiques, et enfin 3 millions 500 mille résultant de la loi du 29 juillet 1913 sur le secret et la liberté du vote. Les couscous plantureux servis par les sous-préfets et les administrateurs aux grands électeurs du sénateur Ourabah, mon concurrent au Conseil de la République, vainqueur hélas, au bénéfice de l’âge, reviennent un peu cher aux contribuables ».
Est-ce qu’Ahmed Boumendjel, une fois son parti au pouvoir, fera la meilleure part aux crédits de la Santé, de la Famille et de l’Instruction, au détriment de ceux de la police, la gendarmerie, des fonds de propagande secrets et non secrets et autres entretiens du maximum vital des gouvernants ? Nous sommes convaincus que non.
Pour en revenir au fameux plan, d faut constater, admirer plutôt la candeur (ou la duplicité) des participants du Comité qui ne sont pas encore convaincus que l’élaboration du Plan n’était que démagogie à une époque où le monde colonial s’agitait, et que, cette période critique dépassée, tout devait être mis en oeuvre par le colonialisme omnipotent pour le faire torpiller par sa créature servile, la haute administration.
Et lorsque le secrétaire du comité, en même temps secrétaire de la section d’Alger du S.N.I. nous roucoule « que le comité est devenu une personnalité morale de premier plan, sans la consultation de laquelle aucune décision n’était prise concernant la scolarisation », on peut mesurer l’esprit du plus plat réformisme et du plus plat collaborationnisme qui anime notre secrétaire général et le majorité des instituteurs coloniaux. Un réformisme qui est d’autant plus condamnable que nul mieux que les instituteurs ne devrait être placé pour évaluer les méfaits du colonialisme alors que plus de 100.000 enfants musulmans sont scolarisés sur près de 1.300.000, que nul mieux qu’eux ne devrait comprendre que la lutte pour la scolarisation et la lutte contre l’administration sont indissolublement liées, et qu’appuyés par le syndicat national, ils pourraient, en constituant un large front de lutte sur l’objectif bien défini de la scolarisation, alerter l’opinion publique et par l’action directe faire rendre gorge aux gros colons surexploiteurs et à leurs valets de la haute administration.
Les instituteurs réformistes algériens ne doivent pas perdre de vue que leur attitude coupable permet à l’enseignement confessionnel de prendre de plus en plus d’essor (autant d’élèves dans ce dernier que dans l’enseignement public). Ils ne doivent pas perdre de vue que la lutte pour la scolarisation, pour l’instruction, l’éducation, c’est non seulement le colonialisme mis en échec, mais le nationalisme ; c’est aussi retarder le moment où l’impérialisme français, par sa préparation à la guerre terminée, pourra permettre le déclenchement du conflit entre les impérialismes américain et russe, car le budget algérien participe (participait plutôt) pour 11 milliards au budget métropolitain de la défense nationale. Seule une organisation spécifique peut coordonner sur les plans politique, économique et social, une activité révolutionnaire, combattant le colonialisme, le nationalisme, l’impérialisme.
Seule une organisation spécifique peut étudier et employer les méthodes d’action directe pour venir à bout de ces adversaires après avoir établi des principes solides ; seule elle peut, sur le plan syndical, contacter les individualités syndicalistes des autres corporations, développer les minorités, les lier, reconstituer même un large regroupement syndicaliste avec un programme minimum ; seule elle peut susciter un large rassemblement révolutionnaire contre la guerre.
Et cette organisation existe à Alger : c’est le MOUVEMENT LIBERTAIRE NORD-AFRICAIN.
DOUKHAN.