Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 88, janvier-février 1968, p. 1-5
UNE NOUVELLE ETAPE AU VIETNAM ?
Après l’incident du « Pueblo », l’offensive générale du Vietcong vient de mettre en évidence les limites de la puissance américaine en Asie. La prise simultanée des villes, l’occupation partielle de Saïgon, l’attaque et parfois la destruction des bases américaines, l’effondrement de l’administration et de l’armée sud-vietnamiennes révèlent l’échec total des plans politico-militaires de Washington. La pacification a vécu : le Vietcong est comme « le poisson dans l’eau » au sein de la population civile ; les bombardements du Nord n’ont ni brisé le moral de Hanoï ni empêché le passage d’armes lourdes et de troupes vers le Sud.
Certes, les Américains ne risquent pas d’être jetés à la mer ; il est probable qu’ils reprendront dans les semaines qui viennent les villes investies par les guérilleros, même si c’est au prix du massacre de la population civile. Mais il est non moins certain qu’au niveau actuel en troupes et en matériel, les Etats-Unis sont incapables d’atteindre les objectifs qu’ils s’étaient fixés au Vietnam. Commandant en chef à Saïgon, le général Weyand a déclaré : c’est tous les 500.000 hommes du corps expéditionnaire qu’il me faudrait pour défendre efficacement la ville. Dramatisation par la frousse sans doute, mais par la même significative.
En tous cas, l’affaire du « Pueblo » a montré que les Américains avaient engagé au Vietnam à peu près tout ce qu’ils ont en Asie comme réserves disponibles. On envisage donc, comme première étape, le rappel de plusieurs milliers de réservistes et la prolongation du service militaire.
« Nous ne céderons jamais » a déclaré Johnson, Faut-il le croire ? Il ne reste en tous cas pas beaucoup de degrés à franchir pour que l’escalade se transforme en guerre totale contre le Nord Vietnam. Bombarder massivement toutes les villes du Nord, raser Hanoï et Haïphong, détruire les digues pour provoquer des inondations, bref la politique de »la terre brûlée », telle pourrait être la riposte U.S.A. à l’offensive vietcong. Mais alors rien ne s’opposerait plus à ce que Hanoï fasse franchir le 17ème parallèle à ses troupes, en masse. Dans ce cas, le débarquement des Américains au Nord serait inévitable. Il pourrait d’ailleurs être décidé par Washington même sans l’entrée des troupes nord-vietnamiennes dans le Sud. La poursuite de l’escalade ne pourrait donc aboutir, dans des délais assez brefs, qu’à la guerre totale avec les Nord-vietnamiens.
Or, pour une telle expédition, il ne suffirait pas de mobiliser des spécialistes et quelques dizaines de milliers de réservistes. Car qui dit guerre dit occupation. Si 500.000 Américains (sans compter les 600.000 hommes de l’armée sud-vietnamienne) ne peuvent pas contenir les Vietcongs et quelques régiments nordistes infiltrés, c’est un million de soldats supplémentaires que Washington devrait envoyer au Vietnam. Et pas plus que celle du Sud, l’occupation du Nord ne trouverait aucun appui dans l’immense majorité de la population, mais l’hostilité la plus farouche.
En dehors des répercussions internationales qu’elle pourrait provoquer, une semblable initiative créerait d’elle-même une situation éminemment explosive : tout le Vietnam se trouverait alors dans la position actuelle du Sud Vietnam et la frontière Chinoise deviendrait un nouveau 17ème. parallèle. Pour arrêter les infiltrations, le Laos devrait être à son tour occupé et rapidement se poserait aux Américains le problème du « sanctuaire » chinois, c’est-à-dire de la guerre avec la Chine.
Mais les Etats-Unis ne peuvent pas mener une guerre conventionnelle contre la Chine avec quelque chance de la gagner. Dès lors, l’emploi d’armes atomiques viendrait à l’ordre du jour. Les conséquences d’un bombardement atomique de la Chine sont difficilement prévisibles.
On peut cependant établir deux hypothèses.
La première est celle d’une intervention de l’U.R.S.S. dans le conflit entraînant le déclenchement d’une troisième guerre mondiale. D’après McNamara, le secrétaire d’Etat américain à la défense, si les missiles nucléaires intercontinentaux étaient utilisés, les Etats-Unis seraient détruits après l’U.R.S.S. (1).
La deuxième exclut l’intervention de l’U.R.S.S. Dans ces conditions, le bombardement atomique de la Chine – même limité aux installations nucléaires chinoises et à certains points stratégiques- n’en aurait pas moins de graves conséquences pour les U.S.A. eux-mêmes. Non seulement une telle action provoquerait une violente crise dans la société américaine, pousserait à la révolte anti-yankee un grand nombre de peuples sous-développés, détériorerait sérieusement les rapports entre les Etats-Unis et ses alliés, pourrait créer une situation pré-révolutionnaire au Japon, mais elle ne transformerait pas la situation en Asie dans un sens favorable aux Américains. Certes, la « menace chinoise » serait éliminée pour des années. Mais l’impérialisme américain ne pourrait pas occuper la Chine, car, pas
plus qu’au Vietnam, il n’y trouverait aucune force sociale décisive pour l’appuyer. Quant au Vietnam lui-même, si la guérilla devait être provisoirement étouffée, elle ne disparaîtrait pas entièrement et la révolte couverait toujours dans les villes.
LE GENDARME U.S.A.
En assumant le rôle de gendarme mondial, l’impérialisme américain doit faire face aux situations explosives engendrées par le sous-développement et par la domination des grandes puissances sur le Tiers-Monde.
L’exploitation des pays sous-développés par les puissances impérialistes reste l’une des bases du système capitaliste moderne. Ces rapports d’exploitation ont été longtemps assurés, dans des vastes zones du globe, par la domination directe, c’est-à-dire par le maintien de colonies. L’accession à l’indépendance politique des anciennes colonies d’Afrique et d’Asie a entraîné le remplacement de la domination coloniale par la domination indirecte, c’est-à-dire l’exploitation en association avec les classes dirigeantes locales détenant le pouvoir politique. Mais le mouvement d’émancipation des peuples du Tiers-Monde ne s’est pas arrêté au stade de l’indépendance nationale. C’est un changement radical de leur sort que réclament les paysans et les ouvriers des pays sous-développés. En Amérique Latine, en Inde, en Asie du Sud-Est même, le contenu social des luttes des masses l’emporte désormais sur l’aspect national. Or, les classes dirigeantes locales, même « aidées » par les grandes puissances, sont dans l’ensemble incapables de promouvoir un développement économique suffisant pour arracher les masses à leur misère ; et dans les quelques pays où un certain développement a lieu, les conditions de vie et de travail des nouveaux salariés sont telles que les luttes de classe ne peuvent que se renforcer.
La domination directe a été remplacée par la domination indirecte. Mais l’aggravation des tensions sociales, la faiblesse et la corruption des classes dirigeantes locales sont telles que leur pouvoir ne peut se maintenir qu’avec le concours des grandes puissances. Or, au moment même où l’intervention des impérialismes pour soutenir les dirigeants locaux semble être de plus en plus nécessaire, les anciennes grandes puissances – l’Angleterre, la France, le Japon – ne sont plus en mesure de jouer leur rôle traditionnel de gendarmes. La France a liquidé son empire, a retiré ses troupes de presque partout. L’Angleterre, en butte à de graves difficultés économiques, doit abandonner tout son dispositif militaire à l’est de Suez. C’est donc les Etats-Unis qui doivent assumer seuls cette lourde « responsabilité ». En sont-ils réellement capables ? Certes, ils ont, dans une première étape, remporté des succès au Vietnam, en Indonésie, en Afrique. Mais maintenant ?
Les difficultés et les dangers d’un tel rôle commencent à être compris par une partie des dirigeants américains eux-mêmes. L’offensive générale du Vietcong place actuellement les Etats-Unis devant un choix dramatique : ou bien continuer l’escalade en sachant que la guerre avec la Chine est au bout ou bien trouver un terrain de négociation leur permettant de se retirer du Vietnam sans trop perdre la face.
Le retrait du Vietnam constituerait indiscutablement un encouragement pour toutes les forces sociales anti-impérialistes, non seulement en Asie mais dans le monde entier. Cela ne signifie pourtant pas que tous les pays du Sud-Est asiatique tomberaient l’un après l’autre, comme des dominos, sous les coups de guérillas organisées par le Vietnam ou par la Chine. Les structures sociales et poli tiques, les traditions religieuses et culturelles ne sont pas les mêmes dans tous ces pays ; la guérilla vietnamienne s’est formée dans des conditions historiques qui ne peuvent pas se reproduire de manière identique partout. Il est donc vraisemblable qu’un retrait américain du Vietnam n’entraînerait pas, du moins à moyen terme, le retrait pur et simple des Etats-Unis de toute l’Asie du Sud-Est.
La poursuite de l’escalade exige désormais des Etats-Unis l’emploi de moyens si puissants et entraîne des risques si grands qu’ils paraissent disproportionnés avec l’enjeu du conflit. Dans les conditions actuelles, un engagement de ce type en Asie affaiblirait en outre la position des Américains dans le reste du monde et diminuerait leur capacité d’intervention dans d’autres régions sous-développées (au Moyen-Orient ou en Amérique Latine par exemple). Car, et c’est une des caractéristiques de la situation actuelle, les Etats-Unis se retrouvent pratiquement seuls ; leurs alliés du Pacte Atlantique se refusent obstinément à les aider dans leur entreprise asiatique.
DES TENDANCES CENTRIFUGES DANS LES DEUX CAMPS
La polarisation des états autour des Deux Grands a été l’un des traits fondamentaux de la période qui a suivi la deuxième guerre mondiale.
Or, les tendances centrifuges qui se développent depuis quelques années dans les deux camps rendent plus lâches les liens entre les tenants de chaque camp. Les inégalités de développement, les conflits d’intérêts, les oppositions nationales pour les uns, les rivalités concurrentielles, les difficultés internes pour les autres, autrement dit l’incapacité pour le camp « occidental » comme pour le camp « socialiste » de parvenir à un développement économique et social équilibré, à une planification efficace et à une unification politique réelle, ont été à la base de ce relâchement, du renforcement des tendances centrifuges.
A l’Ouest, la reconnaissance de la Chine par la France, le retrait de celle-ci de l’O.T.A.N., sa politique « anti-américaine » constituent l’exemple le plus poussé de dépolarisation. Moins marquée chez les autres partenaires européens des Etats-Unis, la tendance à un certain désengagement n’en existe pas moins et s’exprime aussi bien en politique internationale que dans les rapports avec l’Est ou encore avec tel ou tel pays du Tiers-Monde.
A l’Est, sans même parler de la Yougoslavie ou de l’Albanie, les tendances autonomistes de certaines Démocraties Populaires se sont renforcées au cours des dernières années, en Roumanie par exemple. Le bloc dit socialiste est plus que fissuré : entre l’U.R.S.S. et la Chine la cassure semble très profonde. Le Nord-Vietnam lui-même, quoique militairement dépendant de l’U.R.S.S., affiche une position indépendante dans le conflit sino-soviétique. Quant à Cuba, elle critique ouvertement l’alliée « soviétique » et se permet de contrecarrer la stratégie de lutte recommandée par Moscou pour l’Amérique Latine.
On assiste d’autre part, dans des zones sous-développées, aux marchandages et aux tentatives de jouer un jeu de balance entre les deux camps d’un certain nombre d’états, dont l’Algérie, l’Egypte et l’Inde sont les plus importants.
Il serait évidemment stupide de tirer de cette tendance à la dépolarisation la conclusion que les U.S.A. et l’U.R.S.S. vont se trouver tôt ou tard isolés, sans emprise sur les autres états. Mais force est de constater que, face au Tiers-Monde en particulier, Américains et Russes font la preuve de leur incapacité à tout contrôler.
L’U.R.S.S. ET LE TIERS-MONDE
La politique de coexistence pacifique inaugurée par Khrouchtchev et poursuivie par ses successeurs découle essentiellement des difficultés internes de l’U.R.S.S. et des Démocraties Populaires. Face à la pression des classes exploitées – prolétariat, paysannerie – la bureaucratie a dû s’engager dans une série de réformes qui, par l’augmentation de la productivité et la rationalisation de l’économie, devraient permettre de passer au stade de la production massive de biens de consommation. Dès lors, l’entente avec l’Occident est devenue nécessaire, non seulement pour essayer de limiter l’augmentation de dépenses militaires déjà écrasantes, mais parce que les pays occidentaux peuvent fournir les équipements et les capitaux dont les pays de l’Est ont besoin. La détente internationale est une condition indispensable du succès des réformes en cours. En même temps, la bureaucratie elle-même, si elle est fière de « sa patrie » et de « son armée », n’en éprouve pas moins un certain respect pour le niveau industriel, le savoir faire technique de l’Occident. Du moment que les Etats-Unis respectent le « statu quo », ne contestent pas – ou pas sérieusement – les nouvelles frontières de l’Europe, la bureaucratie russe n’a pas besoin de se lancer dans des entreprises de subversion anti-américaine. C’est pourquoi elle condamne fermement « l’aventurisme » chinois ou castriste.
Cela ne signifie pourtant pas que l’U.R.S.S. soit prête à soutenir les U.SA. face au Tiers-Monde – comme l’en accusent les chinois – ou même à rester passive.
La coexistence pacifique n’exclut pas d’exercer des pressions sur l’adversaire, ne serait-ce que pour annuler les pressions de celui-ci.
Ne possédant ni intérêts ni investissements dans le Tiers-Monde – qui se trouvait dans l’ensemble jusqu’au lendemain de la guerre dans la zone d’influence des Occidentaux – l’U.R.S.S. a continué dans la phase de la coexistence pacifique à pratiquer une politique visant à la faire apparaître comme le guide et le défenseur des peuples sous-développés. Son propre système d’étatisation lui a permis d’ailleurs de proposer à ces peuples un modèle d’organisation économique qui semble pouvoir apporter une solution aux problèmes du développement. En effet, réforme agraire, étatisation de l’industrie et du commerce, planification doivent pouvoir permettre, du moins en théorie, l’auto-création de capital par l’exploitation intensive du travail et l’investissement d’Etat.
Cependant, développement des régions arriérées, émancipation des pays sous-développés restent pour les dirigeants de Moscou des objectifs étroitement subordonnés aux besoins de l’U.R.S.S. elle-même. La bureaucratie russe ne les envisage que dans le cadre de sa propre politique mondiale qui vise exclusivement – comme celle de toute classe dirigeante – à affermir sa domination, à justifier ses fonctions et ses privilèges. C’est pourquoi l’attitude de l’U.R.S.S. dans ce domaine est directement liée aux fluctuations des rapports qu’elle entretient avec les puissances occidentales. « Progressiste » ici, sa politique peut être, s’il le faut, ouvertement réactionnaire ailleurs.
Le refus de Moscou d’aider Mao-Tsé-Toung en 1945, la remise des territoires que les Russes occupaient alors dans le nord de la Chine aux armées de Tchang-Kaï-Chek, seul gouvernement reconnu par eux à l’époque, au moment même où l’U.R.S.S. se partageait avec les Etats-Unis et l’Angleterre les zones d’influence dans le monde, est un exemple typique de la politique conservatrice de la bureaucratie russe.
Son attitude face à la lutte des Algériens, qu’elle a pratiquement refusé d’aider pendant des années parce que les dirigeants du Kremlin caressaient l’espoir, en ménageant la France, de la détacher du camp atlantique, n’est pas moins significative à cet égard.
Certes, l’U.R.S.S. fournit des armes et des équipements aux Vietnamiens. Mais le gouvernement de Moscou accorde également une « aide » massive – armes, crédits – au régime pseudo-bureaucratique, corrompu et réactionnaire de Nasser, le bourreau des ouvriers d’Alexandrie, à l’Algérie de Boumedienne, le fossoyeur de l’auto-gestion, le tortionnaire de militants ouvriers, au gouvernement indien qui fait mitrailler les manifestations ouvrières, emprisonne les grévistes et laisse mourir de faim les paysans.
Pour ses besoins de grande puissance, l’U.R.S.S. peut aussi bien soutenir des régimes semi-féodaux – crédits à la Jordanie – que faire du commerce avec des dictatures militaires – Amérique Latine – ou que pousser les partis communistes à l’alliance avec la bourgeoisie « nationale » (Amérique Latine, Asie, Indonésie de Soekarno). Elle peut exploiter aussi bien les revendications des paysans affamés que les haines nationales ou les appétits des bourgeois indigènes et des militaires mécontents.
Nous ne confondons pas la lutte des peuples opprimés contre les classes dirigeantes locales et les impérialismes qui les soutiennent avec la politique soi-disant « libératrice » de la bureaucratie de Moscou. C’est pourquoi nous ne nous rangeons pas dans le camp prétendu « progressiste » qui englobe des « révolutionnaires » tels que Kossyguine, Nasser, Boumedienne, Indira Ghandi… et le roi Hussein !
Le gendarme U.S.A. ne sera pas déboulonné par l’union des « forces démocratiques et des pays épris de paix » rangés derrière la bannière des bureaucrates du Kremlin. Si la lutte des masses opprimées du Tiers-Monde se conjugue dans les années à venir avec celle des prolétaires des pays avancés – dont la classe ouvrière américaine elle-même – nous verrons alors s’écrouler la domination de l’impérialisme américain et s’ouvrir une perspective révolutionnaire qui permettra de mettre fin aux rivalités et aux marchandages des grandes puissances dont les peuples opprimés sont en dernière analyse les victimes.
(1) « Au 1er octobre 67, l’URSS disposait de 720 missiles nucléaires intercontinentaux… Il faut y ajouter 130 missiles embarqués à bord de sous-marins… Notre force stratégique est supérieure à celle des Soviétiques, mais il reste que l’URSS peut détruire les Etats-Unis, même après avoir reçu tout le poids de notre première intervention ». (Le Monde, 3/2/67).