Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 46, décembre 1962, p. 6-8
« Etre professeur c’est un métier agréable. Evidemment on ne gagne pas beaucoup, mais on a du temps. On sort du travail à l’heure du goûter, on a des vacances, des jeudis, des demi-journées chez soi, des récréations, des horaires hebdomadaires de 18 ou de 14 heures. »
Prenons un professeur débutant. Son service comporte, selon les disciplines de 3 à 6 classes différentes. Il va falloir qu’il mette sur pied 3 ou 6 cours de front. Le travail qu’il a fait en Faculté est inutilisable dans sa forme : ses professeurs faisaient des cours pour des étudiants spécialisés ; lui-même a à faire des cours destinés à des élèves dont les uns ont 11 ans et les autres 18, dont les uns ont une formation classique et les autres moderne, dont les uns considèrent sa « matière » comme négligeable tandis que pour les autres elle est la plus importante.
Préparer une heure de cours exige selon les classes et la « qualification » acquise par l’enseignant, de une demi-heure à 3 heures. En vérité il est bien difficile de mesurer ce rapport.
Il faut s’assurer qu’on ne dit pas de bêtises, qu’on n’enseigne pas des erreurs, qu’on sera compréhensible, qu’on accrochera l’attention des élèves, même s’ils sortent d’un match de volley-ball ou s’ils en sont à leur 5ème cours de la journée.
Il faut prévoir autant que possible les questions qui seront posées et vérifier qu’on pourra y répondre ; il faut parvenir soi-même à comprendre assez son sujet pour le faire comprendre et ne pas perdre la face.
Mais il faut aussi distribuer les leçons sur toute l’année, parce qu’il y a un programme à remplir, et que, s’il ne l’est pas, ce sera le professeur qui prendra la classe l’année suivante qui devra faire ce qu’on n’a pas fait, ce seront les élèves qui tôt ou tard en pâtiront. Il faut encore observer un ordre de difficulté croissante, pour ne pas désorienter les élèves au début.
Il y a même à « se couvrir » du côté des directives ministérielles ou de l’inspection générale en matière de pédagogie : c’est-à-dire se rendre capable, si le chef d’établissement ou l’inspecteur entre dans la classe, de lui « fournir » la leçon conforme au modèle dont rêvent les spécialistes (et ils ne rêvent pas tous du même) sans quoi on attendra 2 ans encore pour toucher 10 000 francs de plus, ou pour pouvoir rapprocher l’établissement où l’on enseigne du lieu où l’on habite.
Ce travail il a toujours fallu le faire c’est certain. Mais il y a 30 ans la quasi-totalité des professeurs avait fait des études supérieures complètes ; aujourd’hui beaucoup d’adjoints d’enseignement qui ont 1 ou 2 certificats de licence sont chargés d’enseigner et parfois dans les grandes classes. Le temps des préparations est beaucoup long. En général les bibliothèques d’établissement ne sont pas équipées comme des bibliothèques d’Université. Il faut trouver les livres indispensables. Les Facultés sont loin, gorgées de monde, les livres sont chers. Dans les grands établissements de 4 000 élèves, les professeurs mettent du temps à se connaître, à s’entraider.
Les sections se sont multipliées : en 1ère il y en a 6, sans compter « technique » ; avant la guerre il y en avait 3.
Comme on n’enseigne pas le français de la même manière à des classiques et à des modernes, l’allemand à des 1ère langue ou à des 2ème langue, il faut diversifier la présentation, ce qui allonge le travail préparatoire.
Il y a aussi les manuels : quand on change d’établissement, le manuel imposé pour la commodité des parents d’élèves change. Le professeur doit pratiquement composer un nouveau cours, avec de nouveaux textes et de nouveaux exercices, au moins dans certaines matières.
C’est d’autant plus vrai que les manuels modernes sont plus systématiques que ceux d’autrefois : leurs auteurs ne se contentent plus de fournir des matériaux utilisables par l’enseignant, ils cherchent à proposer à l’élève une représentation complète, directement perceptible de ce qu’il a à apprendre ; cette représentation n’est pas nécessairement celle du professeur.
La modification fréquente des programmes, ce signe du désordre et de l’incertitude qui règnent dans l’enseignement actuel, impose aussi des remaniements continuels.
Enfin se mettre et se tenir au courant dans sa propre spécialité était une chose quand le rythme des recherches et la circulation des informations étaient relativement lents, c’en est une autre quand les revues spécialisées se multiplient, que les établissements y sont abonnés d’office, donc que les enseignants sont moralement tenus de les lire, quand le nombre des chercheurs a centuplé et que la matière de l’enseignement est en révolution permanente, quand les élèves sont par la radio, la grande presse, la télévision, le cinéma, dotés de lambeaux de culture dont ils peuvent faire état dans le travail scolaire, qui de toute manière leur servent de jauge pour ce qu’on leur dit en classe, et que l’enseignant doit compléter, corriger ou éliminer en connaissance de cause.
Voilà de quoi ne pas s’ennuyer en vacances.
Mais l’enseignant n’est pas seulement un enseignant ; c’est un salarié, son travail est contrôlé. Les conditions modernes de ce travail font que le professeur passe beaucoup plus de temps qu’auparavant à s’acquitter des exigences qui pèsent sur lui.
Il y a bien sûr la surcharge des classes. Quand une classe passe en moyenne de 25 à 40 élèves, cela signifie pour le professeur non pas 15, mais de 45 à 90 élèves de plus s’il a 3 ou 6 classes. On devine le problème que de tels effectifs peuvent soulever quant à l’autorité, à la communication entre maître et élèves. Mais du simple point de vue du temps de travail, ce supplément d’élèves veut dire 45 ou 90 copies de plus à corriger par semaine ou par quinzaine selon les disciplines. Un professeur de langue corrige environ 15 séries de travaux écrits par classe dans l’année. Les 15 élèves de plus représentent 700 copies s’il a 3 classes, 1 400 copies additionnelles s’il en a 6, soit, à raison de 5 minutes par copie en moyenne, entre 60 et 120 heures supplémentaires non payées. Il faut ajouter à ces dernières le temps passé par l’enseignant à comptabiliser les notes, à classer les compositions, à remplir les feuilles qu’il doit remettre à l’administration.
La croissance des effectifs allonge également le temps passé en réunion de professeurs pour faire le bilan trimestriel du travail, informer les parents et orienter les élèves. La surcharge est telle que la pratique se répand d’une réunion préalable des professeurs d’une même classe, où ils conviennent entre eux, en l’absence de l’administration de l’attitude à adopter à l’égard des « cas ». Il n’est pas sûr que ce pré-conseil abrège réellement le temps total de délibération ; mais il permet aux enseignants d’empêcher que les situations les plus intéressantes soient expédiées au conseil par des administrateurs qui en sont à leur trentième conseil de classe de la semaine.
L’administration des établissements est débordée parce qu’elle est restée ce qu’ elle était, conçue pour des effectifs inférieurs de moitié ou du quart à ce qu’ils sont. Une partie des tâches administratives retombe sur les enseignants, par exemple le report des notes sur les bulletins trimestriels, qui prend des heures.
La création du cycle d’observation en 6ème et 5ème comporte des réunions de professeurs où est examinée, avec les parents, l’opportunité d’orienter l’élève vers telle ou telle section. Ces réunions sont extrêmement longues, parce que les parents sont en général intéressés par ce que les enseignants pensent des enfants et par les problèmes qu’ils exposent – et aussi parce que les classes sont surchargées.
L’entrée en quatrième, l’entrée en seconde des élèves qui viennent des anciens cours complémentaires sont sanctionnées par des examens spéciaux, dont les épreuves sont notées par les professeurs du lycée.
Aucun de ces travaux supplémentaires n’est rémunéré.
Il y a encore beaucoup d’autres motifs pour que la durée du métier s’allonge. Entre le temps que « doit » un professeur à l’administration qui l’emploie et le temps qu’il consacre réellement à son métier, l’écart n’a pas cessé de s’élargir. C’est un des aspects, même pas le plus important, mais le plus immédiatement perceptible, de ce fait dont les syndicats enseignants n’ont pas commencé de tenir compte : la prolétarisation du travail intellectuel.
Cette prolétarisation ne veut pas dire que le professeur devient un fraiseur. Il n’a pas sur le dos, pour épier, enregistrer, comptabiliser le moindre de ses gestes, la moindre de ses paroles, un contre-maître, un chef d’atelier, des chronos, des flics de l’entreprise.
Il ne subit pas non plus l’ennui d’être seul avec des bouts de ferraille à manipuler.
Ce qu’il travaille, les enfants, c’est aussi ce avec quoi il travaille. Les élèves parlent, agissent et réagissent, posent des questions, s’intéressent, acceptent ou refusent ce qu’il leur dit, ils ne sont jamais ennuyeux.
Ils sont le principal, le seul obstacle insurmontable à la prolétarisation complète du métier de professeur. Enseigner ne peut pas être transformer de la matière. C’est toujours, même faiblement donner à la vie les moyens de se changer.