Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil communiste-anarchiste, n° 615, 19 mai 1923
A propos de la suppression de la « fête » du Premier Mai (1)
Le moment peut paraître mal choisi pour une polémique avec les socialistes.
En face de la réaction qui persécute et frappe tous ceux qui ne se plient pas à la violence des triomphateurs, il semble qu’il ne doit plus y avoir que deux camps en présence: celui des persécutés et celui des persécuteurs, celui des défenseurs et celui des contempteurs de la liberté. Et en effet, nous nous sentons une vive solidarité avec tous ceux qui soutiennent, de quelque manière que ce soit, les raisons de la justice, de la liberté et de la civilisation contre les hordes barbares qui dominent l’Italie en cette heure sombre de la vie nationale.
Mais les circonstances transitoires de l’heure qui s’écoule ne doivent pas nous faire négliger le lendemain que prépare l’histoire, ni oublier les intérêts durables de la lutte à laquelle nous nous sommes voués.
Si, en ce moment, nous ne pouvons faire autre chose, profitons au moins de notre arrêt forcé pour étudier les causes de la défaite et les conditions de la revanche, et pour profiter de la leçon de choses.
Nous sommes convaincus que la faute d’avoir gâché misérablement une situation révolutionnaire, peut-être sans précédents, doit être attribuée en grande partie aux socialistes (« communistes » compris), et nous l’avons dit de cent manières, lorsqu’un changement de direction était encore possible, sans réussir à nous faire écouter.
Maintenant, « le Parti » est pratiquement défait et on peut laisser à l’histoire de juger définitivement le passé, sans perdre notre temps en vaines récriminations.
Mais, en dépit des outrecuidantes affirmations du dictateur et de ses « commandeurs », en dépit des violences, et même un peu à cause d’elles, le socialisme redeviendra le drapeau préféré des masses, et le Parti socialiste renaîtra aussi, peut-être plus vite qu’on ne le croit. Il y a donc urgence à se demander s’il redeviendra ce qu’il fut, c’est-à-dire un instrument de conservation bourgeoise sous le masque révolutionnaire, ou s’il saura profiter des expériences endurées et choisir la voie qui conduit vraiment à la libération et à la réalisation, même graduelle, de la liberté et de la justice pour tous.
Certains symptômes, certaines déclarations laisseraient espérer que la leçon n’a pas été inutile ; mais bien d’autres choses et surtout le fait que les dirigeants du mouvement restent toujours dévoués au système parlementaire et attachés, comme huîtres au rocher, aux sièges de députés, font craindre malheureusement que, l’orage passé, on suivra encore la voie habituelle.
Nous éprouvons ainsi le besoin de faire tout ce que nous pouvons pour prévenir les masses ouvrières et notamment les jeunes socialistes du danger qui les attend.
Les fascistes, enivrés par le succès, croient avoir définitivement vaincu et rêvent de monter toujours plus haut et de parvenir à s’asseoir solidement sur, autour et au pied d’un siège impérial. C’est ainsi qu’ils disent souvent la vérité brutalement et font des choses qui doivent nécessairement se retourner contre eux… si les autres sauront en profiter intelligemment.
Déjà leur littérature nous fournit des déclarations comme la suivante :
… l’armée fasciste milanaise engageait un fier combat, qui a décidé ensuite des insuccès successifs du Parti socialiste, lorsque le 15 avril quelques centaines de fascistes, pour la plupart des combattants et des ardili encore en uniforme attaquaient et brûlaient l’Avanti ! Le geste de représailles était justifié, dans l’âme des assaillants, par l’altitude railleuse du journal socialiste pendant et après la guerre contre la résistance et la victoire des armes italiennes. La valeur de ce geste de violence, qui a été le baptême du feu pour le jeune mouvement, est entièrement dans ses conséquences absolument imprévues, c’est-à-dire dans le manque de résistance matérielle à l’assaut fasciste. Le défi n’ayant pas été immédiatement relevé, les dirigeants du mouvement fasciste bien à même pour être tous d’origine subversive, d’évaluer les tempéraments et les forces des adversaires – y virent l’incapacité et l’insensibilité révolutionnaires du Parti socialiste. Cette confirmation a autorisé, naturellement, les fascistes à insister dans leurs mœurs violentes et à perfectionner leur organisation de combat. Toutes les autres manifestations du fascisme et du socialisme italien – d’affirmation sûre pour le premier et de faiblesse intime pour le second, malgré ses succès électoraux éphémères – dépendent directement de l’épisode de via San Damiano (2). (Almanacco italiano pour l’année 1923, édité par la Maison Bemporad de Florence).
Est-ce assez clair ?
Les socialistes qui, pour l’occasion, avaient créé le mythe de « l’héroïsme de la lâcheté » (voir l’Avanti ! et ses publications de ce temps-là), les socialistes, disons-nous, se persuaderont-ils de la vérité de ce qui était devenu un lieu commun de nos prédications, à savoir que celui qui se montre disposé à supporter des coups, sans opposer une résistance adéquate, en reçoit toujours plus que de raison ?
Et maintenant, après les incendies et les homicides, les bastonnades et l’huile de ricin, nous avons la dernière insulte : la suppression de la « fête » du Premier Mai et la substitution obligatoire de la date qui a plu au nouveau « César ».
En réalité, c’est un service que le dictateur nous a rendu.
La grève internationale du Premier Mai prit, dès le début de son institution et peut-être contre la volonté des premiers proposants, un caractère révolutionnaire, spécialement en Italie, en Espagne et en France. Mais les socialistes, selon leur habitude, s’empressèrent d’y mettre le holà, et cherchèrent à la transformer en une fête, célébrée avec le consentement et même sur l’ordre des patrons et de la police, ne différant des autres fêtes que par les ordres du jour habituels et par la rituelle présentation d’une pétition aux pouvoirs publics.
Nous nous souvenons des efforts faits par les socialistes, vers 1891, pour célébrer le premier dimanche de mai au lieu du 1er mai, et supprimer ainsi tout caractère de grève dans un but de manifestation et de protestation, qui était vraiment le minimum auquel pouvait se ramener la signification de la manifestation mondiale.
Naturellement, après cela, le Premier Mai était descendu, en quelques années, au niveau de simple prétexte pour aller s’amuser à la campagne.
Maintenant la violence fasciste vient tout à coup redonner au Premier Mai le caractère de manifestation faite malgré la volonté des patrons et des autorités, c’est-à-dire le caractère révolutionnaire qu’il avait perdu. Et si cette année, à cause des conditions spéciales du pays et du coup inattendu, les prolétaires mordront leur frein et avaleront l’injure en silence, nous verrons probablement ces années prochaines l’avantage d’avoir une date, où, sans entente générale préalable, tout le prolétariat pourra manifester ses désirs.
Les socialistes semblent comprendre l’utilité de la gaffe commise par le dictateur. Mais lors que les temps redeviendront favorables, ne recommenceront-ils pas à parler encore de fête et à demander que le Premier Mai soit fête reconnue sinon obligatoire ?
Espérons. Mais tout en espérant dans les autres, n’y comptons pas et faisons, nous, tout notre devoir.
Errico Malatesta.
(1) M. Mussolini vient de supprimer, en vertu de ses pleins pouvoirs, la date du Premier Mai comme « fête du travail », et de la remplacer par celle du 21 avril, la « Noël de Rome ». C’est, en effet, ce jour-là que selon la légende la ville de Rome aurait été fondée 758 ans avant J.-C. Ouvriers et paysans ont été forcés de fêter le 21 avril dernier et défense leur a été faite de chômer le 1er mai.
(2) La rue où se trouvaient les locaux de l’Avanti !