Article paru dans Le Prolétaire, n° 341, 16 juillet au 3 septembre 1981, p. 1-3
Le sang de nos frères de classe vient de couler à Casablanca. Le bilan des émeutes du 20 juin s’élève à plus de 800 morts et des milliers de blessés, et actuellement les tribunaux condamnent à toute vitesse et par paquets de 20 ou de 50 ceux qui ont été arrêtés à de lourdes peines de prison. La répression de la bourgeoisie marocaine est à la mesure de la terreur que lui a inspirée l’émeute des masses laborieuses.
Si ces masses se sont dressées directement contre leur propre bourgeoisie et leur propre Etat, leur révolte visait derrière cet ennemi immédiat tout l’impérialisme mondial et l’impérialisme français en particulier. En effet, elle a été déclenchée par la hausse de 85 % des produits alimentaires de base exigée par le plan de redressement du Fonds Monétaire International et elle s’est affrontée à une armée formée par la France (on ne compte pas le nombre des généraux passés par St-Cyr, à commencer par Hassan II) et équipée par elle comme par les Etats-Unis.
L’horrible misère qui est le lot quotidien des masses marocaines est le résultat direct des efforts de la bourgeoisie marocaine pour se tailler sa petite place dans le concert des nations bourgeoises au moment où la crise générale du monde ·capitaliste frappe de plein fouet les Etats les plus· faibles. Déjà, à la suite de l’indépendance, l’accaparement des terres des colons par l’Etat des grands propriétaires et des grands bourgeois et le développement d’une agriculture tournée vers le marché mondial avait produit l’expropriation des paysans, alors que le développement industriel restait faible : en 1960, 27 % de la population active masculine était sans travail. Les masses prolétarisées étaient condamnées à s’entasser autour des villes dans des habitations de fortune et à survivre d’expédients. Même les ouvriers qui avaient du travail subissaient le blocage des salaires, l’intensification du travail, les menaces de licenciements, la répression syndicale. C’est cette situation qui a produit le soulèvement du 23 mars 1965.
Aujourd’hui, la situation a été aggravée non seulement par les répercussions de la crise mondiale de 1974-75, mais aussi par la guerre du Sahara. D’une part la crise du textile en Europe a conduit à des mesures protectionnistes qui ont entraîné la fermeture de plusieurs usines au Maroc ; les patrons marocains se plaignent d’être « moins compétitifs que l’Extrême-Orient » ; cette concurrence frappe même l’agriculture, puisque la CEE préfère les tomates hollandaises à celles, moins chères pourtant, du Maroc. Par ailleurs le Maroc subit de manière aiguë les contre-coups de la crise du Sahara Occidental. Ainsi, non seulement les masses exploitées marocaines payent les frais de la crise du système capitaliste mondial auquel l’économie et la bourgeoisie marocaines sont intimement liées ; mais, en plus, le régime leur fait payer la note de la guerre injuste et réactionnaire qu’il mène contre les masses sahraouies avec la bénédiction et l’appui logistique des impérialismes américain et français. Déjà, à la fin de 1978, le coût de la guerre au Sahara Occidental s’élevait à 1 milliard de dollars soit 16 % du budget global de l’Etat.
Dans ces conditions, au-delà de la réaction légitime à la hausse des prix des produits de première nécessité, les émeutes de Casablanca constituent la riposte des masses ouvrières et exploitées à la misère et aux effets catastrophiques de la crise internationale du capitalisme.
Dans la situation actuelle au Maroc où la bourgeoisie déclare à travers l’Istiqlal et l’UGTM : « Non à la grève au moment où le Maroc mène la bataille du Sahara ! », la grève générale et les émeutes de Casablanca signifient objectivement la rupture de l’ « Union sacrée » à laquelle le régime et la soi-disant « opposition marocaine » ont appelé les masses avec la fameuse « marche verte ». Une « Union sacrée » que le Parti communiste (PPS) continue à revendiquer aujourd’hui malgré les massacres de Casablanca, alors que l’USFP (socialiste) feint de garder ses distances.
Mais la signification des luttes de juin est plus large et elles se distinguent de celles qui les ont précédées. A la différence des émeutes du 23 mars 1965 qui ont été déclenchées par les lycéens à la suite d’une mesure scolaire sélective, celles du 20 juin 1981 ont eu dès le début un caractère plus prolétarien que populaire en ce sens qu’elles ont été déclenchées sur fond d’une grève générale où ce sont les ouvriers et les prolétaires des transports qui ont joué le rôle moteur et déterminant.
De plus, contrairement aux années 50, la période qui s’est ouverte dans les années 70 n’est plus celle de l’apogée des mouvements de libération nationale dirigés par la bourgeoisie ou la petite-bourgeoisie nationales.
L’approfondissement de la crise du capitalisme mondial, la fin du cycle national-démocratique dans la plupart des pays d’Afrique et d’Asie, l’accession de la bourgeoisie au pouvoir soit directement au cours d’une révolution nationale-démocratique, soit par son intégration progressive aux rouages de l’Etat qui a subi des transformations sous l’injonction de l’impérialisme, l’ensemble de ces facteurs mettent de plus en plus à l’ordre du jour la reprise de la lutte de classe dans les pays capitalistes développés ainsi que l’entrée en scène de façon indépendante du jeune prolétariat des pays qui ont accédé récemment à l’indépendance, comme c’est le cas au Maghreb. C’est donc le prolétariat qui devient directement la force motrice et dirigeante des luttes des masses exploitées et opprimées.
Même lorsque la bourgeoisie nationale pouvait théoriquement jouer un rôle révolutionnaire contre le colonialisme français, elle s’est pratiquement compromise avec la monarchie et par là avec l’impérialisme et ce, dans une période particulièrement chaude dans l’histoire du Maroc (révolte du Rif en 1958). Depuis, l’aplatissement des partis de la petite et moyenne bourgeoisie du Maroc devant l’ordre établi et leur stratégie légaliste de la « monarchie constitutionnelle » les a conduits à adhérer toujours plus ouvertement aux impératifs de l’intérêt national. C’est le résultat logique de leur intégration plus ou moins tourmentée et qui ne cesse de subir les aléas de la politique intérieure et surtout de la politique internationale. Cette intégration renvoie à son tour à l’alignement de ces classes (couches supérieures de la petite et moyenne bourgeoisie) derrière le front contre-révolutionnaire des classes dominantes et de l’impérialisme comme en témoigne leur attitude dans la question du Sahara Occidental.
Même si les bureaucrates de la CDT (Confédération Démocratique du Travail) et de l’USFP ont fait semblant d’appeler à la grève générale, c’est parce qu’ils savaient pertinemment que la hausse des prix amplifierait ; la colère des masses et gênerait leur mobilisation réactionnaire en vue du soi-disant « parachèvement de l’unité territoriale ». Ils ne visaient pas à lancer un véritable mouvement de lutte comme celui qui leur a échappé, mais seulement à garder le contrôle des masses.
Les masses populaires se sont donc retrouvées seules dans la résistance aux effets catastrophiques du processus de paupérisation et d’exploitation capitaliste ouvert à grande échelle au début des années 60. Le soulèvement du 23 mars 1965 était un soulèvement spontané. Même le régime n’a pas mis en cause les partis réformistes de la petite et moyenne bourgeoisies. Aujourd’hui, plus que jamais, le prolétariat marocain avec ses conditions de vie misérables et ses traditions de lutte constitue la seule force sociale autour de laquelle peuvent se regrouper les masses prolétarisées et paysannes pauvres. Il ne s’agit par là d’une vue de l’esprit. Nous avons vu cette hypothèse se réaliser concrètement le 20 juin 1981. C’est la grève générale des ouvriers des villes et des travailleurs des transports qui a donné le signal aux masses pauvres et aux jeunes chômeurs descendus dans la rue pour faire respecter le mot d’ordre de grève générale et en découdre avec la police.
Les événements. du Maroc mettent en avant deux séries d’exigences. La première concerne le prolétariat marocain comme ses frères du monde entier. C’est le besoin de l’organisation indépendante de classe à tous les niveaux. Les partis réformistes et les directions syndicales ont montré suffisamment leur rôle véritable. Aujourd’hui, certains essayent, grâce à la répression qui les frappe aussi, de se refaire une virginité ; il ne faut pas se laisser prendre par leurs tentatives de récupération, mais s’organiser en dehors de leur contrôle et contre eux. Ce besoin de l’organisation s’étend de l’organisation immédiate des prolétaires au niveau de l’usine ou du quartier sur la base des revendications immédiates et des luttes partielles, à l’organisation du prolétariat en tant que classe internationale révolutionnaire. Le renforcement du parti de classe permet de relier la lutte immédiate pour les revendications les plus brûlantes à la lutte générale pour en finir avec le système d’exploitation et d’oppression capitalistes.
Pour les prolétaires des métropoles impérialistes, et en particulier pour ceux d’un pays directement « engagé » au Maroc, une autre exigence se fait pressante : celle de la solidarité avec les masses qui, là-bas, se battent héroïquement non seulement contre leur propre bourgeoisie, mais en même temps contre la nôtre. Cette solidarité ne peut cependant pas prendre la forme des pleurnicheries humanistes. Elle ne peut se manifester que sous la forme de la lutte de classe. En brisant toute solidarité avec leur Etat et son « intérêt national », en rejetant de leurs rangs les défenseurs de l’unité nationale, et en menant une lutte résolue contre leurs propres patrons et contre leurs propre gouvernement « démocratique » et « socialiste », les prolétaires français renforceront matériellement et politiquement leurs frères marocains.