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Victor Alba : A dix mille kilomètres de distance, Victor Serge ne voit en France et en Europe que des idéalistes, des démissionnaires et des totalitaires

Propos recueillis à Mexico par Victor Alba et parus dans Combat, 16 novembre 1947, p. 1 et 3

Victor Serge

ON sent, devant le visage presque immobile de Victor Serge, et surtout en l’écoutant parler, qu’on se trouve en face d’un homme de comité, de cercle, et que nulle question ne le prend au dépourvu, qu’il a tout pesé et réfléchi.

C’est, en effet, un homme qui a discuté politique partout, dans les groupes anarchistes de Barcelone, avant la guerre de 1914, dans les cénacles littéraires français, dans les comités soviétiques de l’époque de Lénine, dans les prisons et l’exil arctique sous Staline, et qu’il a tout sacrifié, — et tout gagné aussi — pour le droit de continuer à discuter librement. Né à Bruxelles, d’éducation française, auteur de romans, de livres d’histoire et de polémique (« Destin d’une Révolution », « Résistance », « S’il est minuit dans le siècle », « Portrait de Staline », et tout récemment, au Canada et prochainement en France, « Les Derniers Temps »), il ne fut libéré de l’exil que pour être expulsé de l’U.R.S.S. et déchu de la nationalité soviétique, à la suite d’une énergique campagne des intellectuels européens qui réclamaient sa mise en liberté. Il quitta Paris alors que les nazis y entraient. Il quitta la France après la débâcle, fut intenté à la Martinique au temps de l’amiral Robert, et se trouve actuellement au Mexique où, en outre des collaborations dans les revues socialistes américaines, il travaille à un grand roman.

Voici le résultat de deux heures de causerie dans son bureau.

— La France… comment peut-on la voir d’ici ? Avec nostalgie. Avec un attachement réfléchi dont le vrai nom est sans doute fidélité. Mais je vous parlerai surtout de l’Europe, car je pense que tout problème français profond est aujourd’hui problème européen.

Quand on a dû s’en évader, d’exil en exil, pour ne point périr et précisément parce que l’on défendait des valeurs essentiellement françaises (et donc européennes) telles que la liberté de penser, le droit de l’individu, on surmonte vite, en Amérique Latine, l’amertume des défaites. On rend pleine justice à notre vieille Europe aujourd’hui cruelle et désemparée, mais à laquelle les Amériques doivent tout. Quelques exilés se sont plu à affirmer que « l’Europe est finie » ; je ne vois dans leurs propos que frustration et regret… L’Amérique latine, depuis qu’elle existe, a reçu d’Europe toutes ses nourritures spirituelles et c’est pourquoi elle traverse une certaine crise, caractérisée par l’absence de « mouvements » idéologiques, littéraires, artistiques. Depuis une huitaine d’années, l’Europe ne lui a donné que l’exemple de la destruction. L’Amérique latine est le complément naturel de l’Europe latine ; en réalité, elle attend du relèvement de l’Europe de nouvelles prises de conscience, un nou­veau départ dans son évolution…

« Non, cette civilisation ne se suicidera pas »

— Quels problèmes européens vous paraissent donc les plus importants ?

— Je ne vous parlerai pas des problèmes politiques. Ils sont assez clairement définis dans le monde entier ; et ma position de militant antitotalitaire, qui n’a jamais varié, est assez largement connue. Qu’il me soit seulement permis de constater que les événements me donnent raison. L’alternative est brutale : la renaissance européenne en laquelle j’ai foi sera celle des droits essentiels et supérieurs de l’homme, c’est-à-dire d’une société organisée pour et par la liberté de créer… ou elle ne sera pas. Mais que l’on puisse réprimer durablement tous les instincts, toutes les aspirations profondes de l’homme européen, je refuse de l’admettre. Et j’ajoute qu’à mes yeux, l’Europe qui, selon la géographie traditionnelle, s’arrête aux monts Oural, les dépasse en réalité… Les problèmes de l’Occident, ceux du Proche Orient et de l’Est sont au fond les mêmes et se peuvent définir par ces seuls mots : renaissance ou étouffement de l’homme. La troisième guerre mondiale, si elle éclatait, serait plus encore que la deuxième, une sorte de guerre civile internationale, une nouvelle phase plus inconsciente que consciente, de la révolution universelle que nous vivons depuis 1914.

— Ne serait-elle pas surtout un immense suicide ?

— Immense et atroce, sans doute, mais partiel. Je n’ai pas l’esprit assez apocalyptique pour croire au suicide d’une civilisation qui, justement grâce à la physique moderne, rend enfin possible une libération technique du travail que les utopistes les plus imaginatifs n’osèrent pas rêver… Mais quelques changements politiques nullement improbables peuvent nous épargner la troisième guerre mondiale… Quoi qu’il en soit, pensons à l’action présente, au devoir présent et que le mot devoir ne nous effraie pas : l’homme pensant est responsable…

— Justement, ici se posent de multiples « Que faire ? quelles solutions… ? »

« Je suis pour le parti pris de vivre »

— Vue d’ici, l’Europe apparaît prodigieusement riche sous tous les rapports, riche sous ses ruines, ses inflations et son gangstérisme économique. Matières premières, industries, communications, peuples accoutumés au travail et à l’étude, accoutumés aussi à un précieux sentiment de joie de vivre, hautes traditions intellectuelles, mouvements sociaux, elle concentre ces biens féconds à un degré incomparable.

Il ne s’agit plus pour elle de recouvrer sa suprématie économique du siècle passé et j’espère que ses impérialismes finissent. Ce qu’elle peut et doit donner à la génération prochaine, c’est l’exemple d’une société humaniste, rationnelle dans son organisation, équilibrée, pénétrée du sentiment de la justice… Je vous parle en idéaliste ? Parbleu ! Il n’y a plus en présence que les idéalistes, les démissionnaires et les totalitaires. Par où commencer ? J’estime qu’il faut d’abord repousser les philosophies du désespoir qui ne font qu’exprimer l’état d’âme des découragés. Reconstruire, vouloir une renaissance, c’est procéder d’un optimisme d’action dont les sources sont dans notre instinct et que l’intelligence éclaire. Je suis pour le parti pris de vivre ! Vue de loin, laissez-moi vous dire que la littérature française la plus en vogue semble aujourd’hui plutôt dépourvue de confiance et souvent dominée par le cauchemar… Que le cauchemar surabonde autour de nous — et quelquefois en nous — je ne le conteste pas. Le vrai problème n’est pas d’en mourir ou de s’en nourrir, mais de l’affronter et de le vaincre. Du point de vue de l’écrivain, l’impératif me semble être du retour à une certaine vaillance, avec des prises de position nettes dans le combat quotidien.

« Nous avons à maintenir notre protestation »

— Et d’un point de vue plus largement social ?

— Si j’insiste sur l’écrivain c’est qu’il est par définition un homme qui parle pour beaucoup d’hommes silencieux… J’ai fait partie pendant la guerre d’une émigration socialiste composite et plutôt défavorisée, car nous continuions à remonter le courant de grandes illusions aujourd’hui dévalorisées. Nous n’avons jamais cessé de maintenir notre protestation contre tous les despotismes sans exception, — vous saisissez ? Nous n’avons jamais consenti à dénoncer certains camps de concentration en faisant le silence sur d’autres… Il faut voir clair, vous dirai-je, voir clair impitoyablement, contre toute opportunité politique ou idéologique. Condition de salut ! Laissez-moi le souligner parce que, à en juger par bon nombre de publications, l’usage est répandu de passer sous silence les problèmes les plus graves. Tant de gens parlent d’engagement précisément pour ne pas s’engager…

— Et quelles solutions précises voyez-vous ?

— Bon gré mal gré, la reconstruction d’une Europe d’hier est impossible. On fera du neuf et dans le sens de la planification de l’économie, de la juste répartition des produits du travail, de l’amoindrissement — pour commencer — des vieilles barrières nationales. L’Occident, y compris l’Allemagne, forme un ensemble naturel, facile à rendre cohérent, de pays rigoureusement interdépendants. Ils n’ont d’avenir concevable que dans la fédération et dans la collaboration avec les E.U… Plus tard, après des désastres ou en faisant l’économie des désastres, les Russies compléteront cet ensemble et l’Europe atteindra une apogée de grandeur que, divisée, elle ne connut jamais. Perspectives lointaines, direz-vous ? L’histoire va vite, pourtant, songez à notre expérience des quarante dernières années ! Ce que je voudrais préconiser en même temps que la lucidité et l’action audacieuse, c’est la réconciliation des victimes. Rien n’est plus naturel que la rancune, au lendemain de si vastes tueries, mais rien aussi n’amoindrit et ne divise davantage l’homme européen contre lui-même. La réconciliation des victimes exige un grand effort moral et c’est ce qui la rendra féconde. Tous les peuples ont été broyés par d’infernales machineries qui les dominaient ; pour guérir de ce bloc psychologique il faut qu’ils se refassent une âme fraternelle en vue d’un avenir commun. »

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